M.R. MORO, K. KOUASSI, K. LEVY : Le lien fraternel. Clinique transculturelle des jumeaux

In : Odile BOURGUIGNON et coll : Le Fraternel, Dunod, Paris, 1999 (coll Psychismes).

Être frère et soeur, de sang, de lait, d’adoption… est un lien indéfectible et complexe qui peut être pensé en termes multiples. Nous avons choisi ici de partir de la clinique transculturelle pour analyser ce lien universel, le lien fraternel.

1. CHOIX MÉTHODOLOGIQUE

Pourquoi ce détour par le particulier ? Pourquoi avoir recours à l’anthropologie d’une part, et, d’autre part, aux données issues de thérapies de patients venant d’autres cultures que la nôtre ? Tout d’abord, parce que cela constitue notre pratique quotidienne mais, au-delà, pour deux raisons, l’une sociologique, l’autre clinique. Sur le plan sociologique, selon les mots mêmes de Bourdieu (1998) : « Ce détour par une tradition exotique est indispensable pour briser la relation de familiarité trompeuse qui nous unit à notre propre tradition. » Ce détour nous contraint à sortir de l’évidence, à nous décentrer et à interroger des processus considérés comme naturels ou donnés alors qu’une étude anthropologique, même rapide, montre, le plus souvent, qu’ils ne sont que le fruit d’une histoire et d’un contexte, et donc contingents. Ce décentrage nous contraint à la complexité et à la multiplicité. Sur le plan clinique, Devereux a démontré que les défenses culturelles variaient d’une culture à une autre, c’est-à-dire que chaque culture met à la disposition de ses membres des modalités d’anticipation, de refoulement, de sublimation… qui varient d’un contexte à l’autre. Ainsi des expressions culturellement conformes ici, sont refoulées ailleurs et se retrouvent en creux dans les fantasmes individuels et vice-versa : « […]la liste des formes sous lesquelles cette idée s’exprime dans dû grand nombre de cultures différentes constitue à la fois un catalogue des matrices auxquelles cette idée est susceptible d’appartenir dans une culture donnée, et un inventaire des connotations individuelles qu’à divers niveaux, conscients et inconscients, un patient peut attribuer à cette idée » (Devereux, 1970, p. 370). Scénarios conscients et inconscients, collectifs ou individuels, trouvent donc des scènes multiples qui toutes sont intéressantes à étudier car elles contiennent un morceau de l’ensemble. Sans rechercher l’exhaustivité, la confrontation de données culturelles issues d’aires différentes et de données individuelles sera ici notre méthode(1).

2. UN PARADIGME DU LIEN FRATERNEL. LES JUMEAUX

Pour réduire notre champ d’investigation, nous avons choisi de nous intéresser au lien fraternel tel qu’il s’actualise à travers les jumeaux. Ce choix restreint l’angle mais aussi le spécifie. Les jumeaux, c’est pour nous à la fois un paradigme de lien fraternel et une situation si particulière qu’elle potentialise le lien fraternel, une sorte de lien fraternel puissance n, un « concentré » de lien fraternel.

Les N’da et les Amani

« J’ai enfanté des jumeaux !
Les jumeaux sont arrivés !
Vient vite Amani ! »
Refrain d’une chanson baoulé(2) (Côte d’Ivoire)

Ce chant exprimant la joie et l’allégresse de la femme qui a accouché de jumeaux nous laisse penser que chez les Baoulés, donner naissance à des jumeaux (N’da) peut valoir à la mère les plus grands honneurs. Mais l’attente exprimée avec avidité de l’arrivée d’Amani, Premier enfant né après les jumeaux, nous amène à penser aussi que la naissance gémellaire n’est pas vécue comme un événement banal lié au seul fait de la nature. Seul Amani est susceptible de pouvoir canaliser la valence négative des jumeaux. La naissance de jumeaux est source de multiples questionnements qui débouchent sur des réactions de crainte et d’angoisse. Ces frères(3) si particuliers font irruption dans le quotidien et le déstabilisent. Ainsi, dans certaines pratiques culturelles où les jumeaux sont mal acceptés, on peut aller jusqu’à tuer un ou les deux enfants et/ou la mère pour la punir du désordre culturel qu’elle a occasionné par cette naissance singulière.

Quelques représentations culturelles

En Afrique Noire, si la gémellité revêt une importance primordiale, les attitudes à l’égard des jumeaux varient d’un endroit à l’autre. Elles vont de l’acceptation joyeuse au rejet brutal. Elles donnent toujours lieu à un déploiement de rituels, même si les jumeaux sont accueillis avec bienveillance. Car ils passent toujours pour des êtres puissants, ayant un pouvoir surnaturel, des êtres facilement irritables qu’il faut ménager. La naissance gémellaire peut être perçue comme dangereuse pour les géniteurs, voire pour toute la communauté villageoise. Par ailleurs, dans les cultures africaines où les jumeaux sont accueillis avec bienveillance, les attitudes positives conduisent à instaurer un véritable culte de la géméllité.

Ces attitudes à l’égard des naissances gémellaires s’expliquent par des données culturelles qui lient à la conception des jumeaux deux séries de forces, dont l’une est naturelle et l’autre surnaturelle. Et leur caractère faste ou néfaste dépend de l’équilibre de ces forces. De ce fait, les enfants sont eux-mêmes considérés comme des êtres mi-humains, mi-surhumainx, auxquels on attribue des qualités exceptionnelles. C’est également dans la même optique de pensée que certaines cultures africaines attribuent aux jumeaux deux géniteurs originels. L’un des enfants serait conçu par un esprit alors que l’autre serait un enfant « normal » du couple humain. Ou encore, les jumeaux seraient le résultat de la fécondation par des hommes différents… On tente de dissocier le lien fraternel pour le rendre moins puissant, les jumeaux seraient de même mère mais de pères différents.

Chez les Bantou, peuple dAfrique centrale, les naissances gémellaires appartiennent au monde animal et sont considérées avec aversion. C’est ainsi qu’avoir des jumeaux ramène l’être humain au niveau des mammifères qui seuls ont des portées multiples. On retrouve des conceptions proches en Casamance (Sénégal), d’où l’idée qu’il faut rejeter au moins l’un des jumeaux afin de retrouver l’harmonie avec la nature. Par ailleurs, les Luba de l’ex-Zaïre avaient coutume d’appeler les jumeaux « enfant du malheur », Dans certaines pratiques anciennes, on en supprimait un des deux ou les deux et le reste de la famille était frappé d’ostracisme.

Dans certaines ethnies malgaches, la croyance veut que tout jumeau épargné ne manque pas à l’âge adulte de devenir parricide. Chez les Akikuya et les Akamba d’Afrique Orientale, on opérait une mise à mort symbolique des jumeaux en leur substituant un sacrifice de chevreaux. Dans d’autres ethnies, les rites et les pratiques sacrificielles de substitution consistent à annuler symboliquement la malédiction en faisant couper la cordelette unissant deux gerbes de riz par un devin, homme capable d’opérer dans le monde de l’invisible. Dans d’autres cultures africaines, la manière la plus redoutable de maudire une femme consiste à lui présenter l’index et le majeur placés en forme de V, ce qui signifie « Puisses-tu devenir mère de jumeaux ! »

Quelques fantasmes exprimés

L’ensemble de ces pratiques montrent que le danger émane du lien entre les deux enfants qu’il s’agit d’annuler ou de maîtriser. Cette idée de lien « excessif » est d’ailleurs très répandue car elle est liée à celle d’inceste originel, surtout quand il s’agit de jumeaux hétérozygotes garçon et fille. Ainsi, dans telle langue africaine, les enfants jumeaux sont appelés Ajo, qui signifie littéralement « les enfants incestueux ». Cette representation de l’inceste à l’intérieur même du ventre de la mère et celle de deux géniteurs différents sont très répandues dans les cultures africaines.

En Afrique occidentale, les jumeaux sont parfois quasi-divinisés. Pour les Dogon, les Bambara et les Malinké, les jumeaux rappellent et incarnent l’idée mythique. Ils sont les représentants d’un état de perfection ontologique que les non-jumeaux ont définitivement perdu. Ainsi, on comprend bien que dans ces cultures, les naissances gémellaires soient vécues comme une marque de bonheur et de chance. Les mères sont alors la fierté de tout le groupe familial. La naissance des jumeaux est fêtée et les jumeaux sont vénérés, ainsi que leurs parents. Avant, ils pouvaient accéder à de hautes fonctions auprès des chefs ou des rois comme chez les Baoulé. Mais au-delà de cette bienveillance explicite, on retrouve, dans le traitement des jumeaux, l’idée que la naissance gémellaire peut aussi avoir une signification maléfique. Ailleurs. dans le culte Vaudou, les jumeaux sont considérés comme des êtres d’exception, doués de pouvoirs surnaturels et ils sont respectés parce que potentiellement dangereux.

Dans de nombreux mythes africains, apparaissent deux idées récurrentes concernant la gémellité : le thème du double et celui du couple. Elles renvoient à la problématique de la communication, de la complétude (mythe du banquet de Platon) et aussi à la peur de se perdre soi-même dans l’image d’autrui (mythe de Narcisse). Les jumeaux sont aussi un défi à la filiation. Dans la plupart des mythes, ils ne dépendent que d’eux-mêmes et de personne d’autre. Ils sont conçus de façon surnaturelle, souvent l’un par un homme, l’autre par un Dieu ou un esprit, prenant parfois la forme d’un animal. Lepage (1985) remarque que les jumeaux mythiques sont héros parce qu’ils sont jumeaux ; ils n’existent que par leur état de couple gémellaire, l’un, demi-dieu, est immortel, l’autre est mortel. Autrement dit, le jumeau est un homme qui, en venant au monde, amène son double immortel, C’est dans ce contexte qu’apparaissent alors les fantasmes de duplication, de toute-puissance et d’immortalité liés aux jumeaux.

En définitive, pour comprendre l’importance accordée à la gémellité, il faut la replacer dans la cosmogonie et la philosophie de chaque société. Dans nombre de cultures africaines, la création entière, et tout être quel qu’il soit, présentent une dualité fondamentale ; jamais l’homme n’est tout à fait un, c’est l’homme et la femme qui, ensemble, constituent un des aspects du tout, toujours double. Ainsi, dans la genèse du monde selon les Baoulé, les premiers hommes étaient jumeaux ; c’est pour cela que la divinité elle-même apparaît sous les traits d’une dualité androgyne . Cette bipolarité du masculin et du féminin à l’intérieur du couple gémellaire renvoie à celle du ciel et de la terre, de la lune et du soleil, du jour et de la nuit… Il ne nous appartient pas ici de développer le symbolisme qui entoure les jumeaux, nous constatons cependant à partir de ces quelques données culturelles que ces naissances constituent une irruption de l’autre monde (l’invisible) dans la vie des hommes et elles tranchent sur la continuité habituelle. Le fantasme du double s’enracine alors dans les couches les plus archaïques du psychisme. Si le miroir permet à l’individu la rencontre de soi comme autre, comme signifiant pour les autres, le fantasme du double nous ramène à l’autre soi et permet à ce dernier de se maintenir dans l’illusoire complétude. D’où il faut croire que le fantasme du double, tout refoulé qu’il soit, demeure latent si l’on en juge par les précautions prises à l’encontre de la naissance gemellaire et le déploiement de rituels. La présence de ces deux comparses qui vivraient de la métaphore est intolérable, d’où le fait que certaines sociétés en supprimaient un, à moins qu’ils ne soient appelés à devenir des devins ou des êtres en relation avec l’invisible.

Les jumeaux de sexe différent doublent leur complétude d’un inceste originel qui bafoue les règles sexuelles les plus élémentaires de la survie sociale : on connaît les avatars du couple de jumeaux-démiurges dans la cosmogonie des Dogon. La hantise à l’égard des jumeaux s’apaise dans la naissance d’un enfant seul, dont le placenta qui suit est considéré comme le jumeau avorté du survivant.

Transformation des représentations et migration

Actuellement, les interférences entre la tradition et la modernité, c’est-à-dire les transformations profondes des sociétés africaines d’aujourd’hui, modifient l’image ancienne de l’individu et de son évolution sociale, ainsi que le statut accordé aux jumeaux. Ces modifications, ayant abouti à la disparition des infanticides, n’annulent pas les fantasmes et les réactions mortifères inhérentes à ces types de naissance qui font planer le malheur sur les familles, en milieu traditionnel et même dans la migration.

En situation migratoire, les angoisses que suscitent ces naissances singulières peuvent conduire à des dysfonctionnements des relations parents-enfants. Les parents leur assignent une place particulière au sein de la fratrie. Dans le processus de nomination, on tient compte de ces particularités ; c’est ainsi qu’en milieu soninké du Mali, les faux jumeaux (garçon et fille) sont nommés systématiquement comme le couple mythique Adam et Eve, c’est-à-dire Adama et Awa. En substituant le couple de jumeaux au couple mythique, on signifie clairement qu’on n’opère plus sur le plan du réel mais, sur celui du symbole.

Reste la question des rites en exil. La distance les rend parfois difficiles à faire mais possibles. Même les familles qui voudraient mettre en oeuvre ces rites protecteurs ont parfois du mal du fait de la solitude et du manque de cohésion du groupe dans l’exil, du fait aussi de leur propre acculturation. Ils rentrent parfois au pays pour les faire et permettre ainsi que ces enfants grandissent harmonieusement et ne menacent pas la famille.

L’altérité des jumeaux, singularité de ce lien fraternel, reste donc constamment à repenser et à renégocier à travers les appartenances culturelles et les histoires familiales et individuelles.

Nous examinerons les méandres de ce lien fraternel singulier en clinique transculturelle à partir de l’analyse de l’impact de la mort d’un des jumeaux sur celui qui reste.

3. NANAN, L’ENFANT QUI CHERCHE SON FRÈRE(4)

Nanan est un garçon de dix ans, chétif et craintif. Il a de grands yeux noirs profondément tristes. Il vient à la consultation avec sa mère, Félicité. Elle évoque des difficultés relationnelles importantes avec son fils, des bizarreries du comportement, une grande violence à la maison et des difficultés scolaires… et ajoute, sans vouloir en dire plus : c’est normal, c’est un jumeau. Depuis la grossesse des jumeaux, dit-elle, tout va mal à la maison : l’enfant a toujours été différent des autres. Elle évoque les douleurs somatiques multiples qui la handicapent et sa dépression. Elle n’a accepté aucun véritable suivi psychologique jusque-là ni pour elle, ni pour son fils. Au fond d’elle-même, elle pense que la douleur et le malaise viennent « d’ailleurs »…

Nanan l’enfant singulier – première consultation

Les consultations se déroulent en baoulé et en français. Un co-thérapeute(5) traduit. Félicité a 35 ans mais en paraît beaucoup plus. Nanan écoute, il semble très à l’aise dans ce groupe et nous regarde droit dans les yeux ce qui, pour un petit garçon africain, est le signe d’une singularité – en effet, traditionnellement on apprend aux enfants à baisser les yeux devant les adultes. Nous en parlons avec Félicité qui nous dit alors que, même en Afrique, les vieux ont peur de Nanan. Elle ajoute qu’elle-même est ainsi, elle a besoin de transgresser pour se sentir exister.

Félicité s’est séparée de son mari après plusieurs années de vie commune violente. Actuellement vivent à la maison, un frère aîné, Nanan et une soeur plus jeune. Nanan est un enfant très proche de sa mère. Il apparait que ses difficultés se sont aggravées au moment des crises conjugales. Nanan est devenu oncoprétique, il salissait toute la maison. A l’école, il fait la même chose.

Félicité est terrorisée, sachant que tout cela est le signe d’un désordre grave. Les troubles sphinctériens de Nanan ont fini par diminuer, mais ils ont repris lors d’un voyage en Côte d’Ivoire. Ils sont présents par intermittence lorsque nous l’avons reçue.

  • D’où vient Nanan ?

Devant les difficultés importantes avec Nanan, Félicité a décidé, il y a deux ans, de l’emmener en Afrique, dans sa famille, pour demander conseil. Cela entre dans une logique culturelle d’identification de la nature de l’enfant. En fait, arrivé au village, l’enfant s’est mis à déféquer partout et elle se souvient que les gens du village ont pris peur, qu’ils se sont mis à crier et à dire : « On comprend que sa mère soit malade ! » La mère de Félicité a dit que Nanan n’était pas un enfant normal. Lorsqu’on lui demande de redire en baoulé les mots précis prononcés par la grand-mère maternelle, elle dira : « C’est un enfant qui est mort » ce qui montre à la fois la nature singulière que l’on attribue à cet enfant, la confusion vivant/mort, mais aussi la violence dont il est l’objet : cet enfant est impensable pour le groupe, il menace sa mère par sa présence même, effraie les vieux qui perçoivent sa véritable nature et n’appartient pas au monde des vivants…

De même, elle raconte un autre épisode où Nanan s’est sauvé et où des vieux du village l’ont retrouvé au cimetière, ce qui montre le lien important entre Nanan et les morts. Apparait un autre aspect inquiétant de sa souffrance : à certains moments, Nanan a voulu rejoindre les morts et il l’exprimait en entretenant cette relation proche avec tout ce qui concernait les morts et en prenant des risques démesurés – cela peut être considéré comme des équivalents suicidaires. Pourtant, ce voyage en Côte d’Ivoire qui devait être thérapeutique pour Nanan se transforme en acte qui va augmenter sa singularité sans permettre de le relier à sa mère.

Or, Nanan est très imprégné par les représentations culturelles véhiculées par sa mère, même si lui est né en France et ne parle pas le baoulé mais le comprend. Par ailleurs, étant très proche de sa mère, il partage avec elle certaines représentations, même si parfois ces éléments l’angoissent dans la mesure où il ne peut pas vraiment les habiter et surtout les verbaliser. Il les vit sans pouvoir les nommer, d’où l’importance de ce travail de parole qui associe mère et fils. C’est seulement lors de l’évocation de ce lien très fort entre la mère et l’enfant que Félicité accepte de raconter la naissance de Nanan.

Certes nous savions que Nanan était jumeau, Félicité l’avait déjà mentionné, mais le récit par association, tel que nous le construisons avec les patients dans de telles consultations thérapeutiques, ne nous avait pas encore amené à faire une narration autour de cet événement.

  • Grossesse et naissance de Nanan

Félicité a beaucoup attendu la venue de Nanan, dit-elle. Or, la grossesse ne s’est pas bien passée : Madame était malade dès le début, elle vomissait beaucoup, son mari ne la traitait pas bien, il la frappait.

Nanan et son frère jumeau sont nés à six mois de grossesse, le jumeau est mort à deux mois et demi de vie. La nomination a respecté les règles traditionnelles baoulé : Nanan(6) portait le nom de son jour de naissance comme le veut la tradition. L’autre jumeau s’appelait d’un nom qui signifie « troisième garçon ». Dans la coutume baoulé, on n’a pas le droit de voir le corps de l’enfant quand c’est le troisième garçon, et on ne doit pas non plus savoir où il est enterré, si bien que c’est l’hôpital qui s’est chargé d’enterrer l’enfant.

La nomination et les règles de l’enterrement ont bien été respectées. Cependant tout le reste, on va le voir, ne le sera pas du fait de la solitude de la mère et de la dépression profonde dans laquelle elle est plongée depuis la grossesse des jumeaux.

En effet, les jumeaux chez les Baoulé sont des êtres très singuliers, à la fois précieux et dangereux(7). Il convient donc de faire des rituels pour maîtriser la force des jumeaux. De plus, l’un étant mort, celui qui reste est directement menacé. Des rituels sont nécessaires pendant longtemps pour faire en sorte que le jumeau vivant reste dans le monde des vivants et ne « soit pas tenté de rejoindre son jumeau mort ».

Nous évoquons avec Félicité l’importance des rituels pour les jumeaux. Félicité est alors très émue. Elle nous dit qu’en effet, lorsqu’on a des jumeaux, il faut faire un autel et honorer les puissances tutélaires.

Il ne faut surtout pas les oublier, dit-elle, et pourtant moi je ne le fais pas ! Et, elle fond en larmes en disant cela. Elle dit qu’elle voudrait que ses parents fassent cela au village car elle se sent incapable de s’occuper de cela seule. En effet, les parents s’occupent, en général, de ce type de rituels. Après la mort d’un des jumeaux, Félicité a pris peur et voyant que sa famille ne prenait pas en main ces rituels, elle s’est efforcée de les oublier. Cependant, elle est persuadée que tout ce qui lui arrive est lié à ce manquement. Elle est donc à la fois culpabilisée et incapable de prendre cela en charge du fait de son isolement dans la famille, de sa position transgressive, de son acculturation mais aussi de sa propre dépression. On peut aussi penser que Félicité, tout en étant persuadée de la nécessité de ces rituels, n’arrive pas à les mettre en place dans la mesure où elle n’a pas élaboré son agressivité à l’égard de ses jumeaux « qui lui ont fait vivre une grossesse plus que difficile sans compter ce qui va suivre » dit-elle.

Nanan écoute très attentivement tout ce qui se dit au cours de cette seance et le valide en faisant un dessin où apparaît son jumeau. Ce dessin dénonce clairement le fait qu’il vit avec la présence constante de son jumeau et que parfois ce jumeau « l’appelle » dit-il, ce qui traduit clairement l’envie de mourir de Nanan.

  • Propositions thérapeutiques

Devant l’importance des théories culturelles énoncées par Madame pour donner un sens à ce qui lui arrive, il était important de commencer par ce niveau, à savoir négocier avec le jumeau mal-mort et le fixer. Portée par le cadre de soins, Félicité peut maintenant imaginer faire les actes rituels qui lui permettront d’être en paix avec le jumeau mort et avec les ancêtres. Bien sûr, cela ne peut s’envisager qu’avec une élaboration de sa dépression en parallèle : si nous partageons son sens culturel, que nous l’aidons à soigner sa dépression, alors elle pourra s’occuper de ses enfants morts et vivants. Par ailleurs, nous proposons de recevoir en individuel Nanan pour s’occuper de sa souffrance personnelle. La mère accepte cette stratégie de soins.

Nous allons donc mener des entretiens mère-fils tout d’abord et des entretiens individuels avec Nanan. Cela évoluera ensuite vers des entretiens individuels pour la mère et d’autres pour l’enfant lorsque la problématique commune sera un peu élaborée, problématique concernant en premier lieu la position de jumeau de Nanan et ce que cela implique pour la mère. Nous n’analyserons ici que quelques données des consultations thérapeutiques ultérieures.

Entretiens individuels avec Nanan(8)

Nanan recherche très vite cette relation individuelle. Il s’installe dans ce cadre avec aisance et en bénéficie beaucoup.

- Lors du premier entretien, il parle avec curiosité de ce qui s’est passé dans la consultation avec sa mère. Il se montre très déprimé. Il dit clairement qu’il est constamment habité par ce jumeau mort avec lequel il dialogue à travers la pensée. Ainsi sur un des dessins qu’il a fait, il écrit le nom du jumeau mort et lui adresse ces mots « Adieu mon jumeau mort, je reviens, ne t’inquiète pas, je serai là pour toujours, adieu fais de beaux rêves, adieu mon jumeau au revoir et à bientôt… » Son discours contient à la fois une tristesse profonde, une conscience aiguë de son histoire et de celle de la famille et une connaissance de la culture de ses parents… Il exprime aussi sa vulnérabilité liée à sa position, à ce lien de vie et de mort qui l’unit à son frère jumeau. Son être au monde passe par ce frère. Une partie de lui-même semble projetée sur ce frère mort. Un véritable travail d’identification et de séparation entre les frères et entre les mouvements de vie et de mort va alors débuter.

- Lors du deuxième entretien, il évoque ses peurs : peur des bruits qu’il entend la nuit, peur des cambrioleurs, peur de cette femme en Afrique qui a jeté de l’eau bouillante sur un enfant… Au sujet de la mort des enfants, il évoque un conte africain, ce qui montre l’imprégnation culturelle importante qui infiltre ses pensées et son imagination. Il utilise très bien ce lieu pour expliciter ses peurs, jouer avec elles et les élaborer. Des angoisses de mort sont exprimées et aussi des angoisses plus archaïques de destruction, d’effraction et de persécution. Le seul lien d’attachement qui apparaît « sécure » est celui qui l’unit à son frère jumeau, même si c’est un lien de mort. Tous les autres liens le menacent. Seul le « spéculaire fraternel » est tolérable, selon l’expression de P.L. Assoun (1998, p. 2 1). C’est sur ce mécanisme d’identification projective mortifère, pour le dire en termes kleiniens, que notre attention est portée.

Le travail en individuel avec Nanan est riche et plaisant, malgré le sentiment de tragique qui émane de ce jeune garçon « endeuillé ». Nanan y montre beaucoup d’intelligence et de créativité. Cela a été favorisé, semble-t-il, par les entretiens mère-fils qui ont permis la figuration et la mise en mots et en images du lien mère-fils et de celui qui unit encore aujourd’hui les jumeaux. Nanan va tout d’abord exprimer sa douleur en termes de mort, de deuil, puis en termes de manque, et enfin en termes de jalousie et de rivalité fraternelle telle que la définit Freud (1916-1917, p. 208) : « C’était plus facile de partir que de rester… » ou : « Pourquoi m’a-t-il laissé seul… »

Quelques éléments de l’évolution : le jumeau mal-mort demande à être fixé et le jumeau vivant demande à être protégé

- À la deuxième consultation, Félicité revient en disant qu’elle a commencé certains rituels avec l’aide de son oncle et que son fils va beaucoup mieux. Il s’est apaisé, dit-elle. Quant à elle, elle a trouvé les mots pour s’adresser à son oncle. De même, elle a repris des liens avec sa meilleure amie et elle a trouvé un travail. Félicité revient avec des rêves, et commence alors un travail d’interprétation et de construction d’un récit sur le passé et sur un niveau plus fantasmatique, en particulier sur le thème du double.

- A la troisième consultation mère-enfant, la bonne évolution scolaire de Nanan se confirme au niveau des résultats et du comportement. De même Félicité dit que cela va beaucoup mieux à la maison.

Félicité continue à s’occuper activement des rituels. Par ailleurs, elle a parlé à sa mère des consultations avec nous et celle-ci lui a écrit qu’elle devait continuer à consulter pour elle car « Nanan n’a pas tout sorti ». Ce point est important car il montre que le travail de liens avec la famille continue ; Félicité sort de son isolement. De plus, la famille l’encourage à consulter et la soutient, ce qui contribue à l’alliance avec nous et, partant, à l’efficacité du soin. Ainsi, Félicité affirme haut et fort que le travail commencé avec nous devra se finir au pays. Du point de vue culturel, notre rôle est simplement d’initier un processus et non de se substituer au groupe familial et culturel : « Si j’avais fait les choses comme il fallait, peut-être qu’il nous aurait lâché… C’est tellement fort, je croyais qu’en fermant ma bouche, ça irait… » Ce processus tellement fort dont Félicité parle c’est ce lien impensable, ce lien « sacré », selon ses termes, qui unit Nanan et son frère mort et qui a introduit désordre et souffrance dans ce groupe familial où les conflits étaient tels qu’il n’y avait pas de place pour des jumeaux. Cet événement exigeait de la famille une réorganisation autour de lui, ce qui n’a pu être fait au moment de la naissance. C’est cela qui sera initié par ces consultations thérapeutiques dans un cadre transculturel.

4. DE QUELQUES PROPRIÉTÉS DU LIEN GÉMELLAIRE ET DU LIEN FRATERNEL

L’angle choisi, l’analyse transculturelle des jumeaux, n’épuise pas la nature du lien fraternel dans la mesure où cette co-émergence fraternelle modifie l’historicité du lien. La genèse du drame fraternel en trois actes telle que le définit Assoun (ibid., p. 16) est bouleversée « de l’épreuve de l’intrusion à l’expérience de la séduction jusqu’au point d’orgue de la réconciliation ». Certes les jumeaux aussi font l’expérience de l’intrusion, ils la font même parfois de manière accélérée, de même que celle de la séduction puis de la réconciliation, mais la temporalité de ces processus apparait différente, ce qui peut en modifier le vécu et l’issue.

Fort de cet aller-retour entre culturel et individuel, nous avons mis en évidence, chemin faisant, plusieurs mécanismes conscients et inconscients intéressants à élaborer en clinique en fonction des données recueillies. Nous pouvons cependant, au terme de ce travail, essayer de proposer quelques processus à l’oeuvre au coeur de ce lien fraternel singulier, processus importants de par leur vertu mutative en clinique.

- Le lien gémellaire intègre à la fois les vicissitudes de la filiation individuelle et les nécessités des affiliations familiales et culturelles. Il se situe à la croisée de ces deux axes de structuration psychique, d’où sa force symbolique et sa puissance. L’élaboration de ces deux séries associatives est donc nécessaire.

- La filiation (fils ou fille de) et le lien fraternel (frère ou soeur de) se constituent en même temps chez les jumeaux, d’où le conflit entre ces deux processus et une rivalité dont l’issue est bien connue : le lien fraternel entre jumeaux est plus fort que le lien filial. Le lien collatéral devient alors plus important que la filiation « verticale » ce qui permet sans doute de comprendre en partie pourquoi les jumeaux peuvent menacer les parents par leur présence même. L’événement signifiant n’est pas ici l’arrivée d’un frère ou d’une soeur mais la présence continue de celui-ci, l’impossibilité de l’unicité et l’intrusion du même. Autant d’ingrédients constitutifs de toute relation fraternelle, même « banale » c’est-à-dire non gémellaire.

- Cette valence potentiellement incestueuse contenue dans le lien gémellaire, surtout garçon-fille, que l’on retrouve aussi bien dans les mythes que dans les représentations culturelles, l’est aussi dans le lien fraternel – les jumeaux ne sont que des frères en « accéléré », une caricature fraternelle. La fratrie est un lieu d’apprentissage de la séparation des sexes, mais c’est aussi le premier lieu où peut s’expérimenter la relation avec l’autre sexe, c’est un lieu d’initiation à la différence des sexes. Par une succession de triangles oedipiens qui relient le frère ou la soeur aux deux parents se constituent des séparations psychiques hommes-femmes plus ou moins souples et porteuses de désirs. La relation fraternelle nous plonge au coeur de « l’intersubjectivité oedipienne » (Assoun, 1998, p. 6).

Pour conclure, nous citerons un conte « initiatique » sur le lien fraternel(9) :

« Deux frères partaient cultiver. Sur le chemin qui les conduisait aux champs, l’un des deux dit : « C’est doux ». Un hivernage passa. Retournant aux champs, au même endroit que l’année précédente, le deuxième frère dit : « Quoi ? » Le premier répondit : « Le miel ». » Tel est le lien fraternel …

1. Plus précisément, il s’agit de la méthode complémentariste définie par Devereux (1970) : utilisation obligatoire mais non simultanée de deux référentiels. Pour plus de précisions, cf. Moro (1998).

2. Recueilli par K. Kouassi. Les Baoulés sont une ethnie du Centre de la Côte d’Noire rattachée linguistiquement au groupe Akan.

3. Ce terme est pris ici et dans l’ensemble du texte dans le sens générique, deux frères, deux soeurs, ou un garçon et une fille.

4. Dans cette observation, tout a été modifié pour préserver strictement l’anonymat : noms, prénoms, lieux et même certains événements de vie qui auraient pu permettre d’identifier la situation. Ce suivi a été réalisé par nous dans le cadre de notre consultation d’ethnopsychiatrie du CHU Avicenne (Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent du Pr Ph. Mazet).

5. La famille est reçue par un groupe de co-thérapeutes selon la méthodologie ethnopsychanalytique, cf. Moro (1994) ou Moro et Revah-Lévy (1998).

6. Son vrai nom.

7. Cf. supra l’anthropologie des jumeaux chez les Baoulés.

8. Ils ont été assurés par une thérapeute de la Consultation d’ethnopsychiatrie, K. Levy.

9. Ce conte a été recueilli par Bonnet (1988) chez les Mossi du Burkina-Fasso.

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