Acquisition de connaissances en ethnographie et méthodologie “BP” (knowledge acquisition in ethnography and the “BP” methodology)

L’ethnomusicologie a mis l’accent sur la nature symbolique de la musique et sur la variété des symboles qu’elle met en œuvre. Elle nous a ainsi éloignés des explications acoustiques plutôt crues du son musical, encore que ces dernières continuent à dominer la psychologie de la musique et une grande partie des travaux analytiques sur la musique.

1. Collection ethnographique (ethnographic collection)

L’ethnographie est une tentative interprétative, et les interprétations ethnographiques les plus précieuses produisent non seulement des informations indépendantes mais aussi des perspectives sur ces informations […]

Les données ethnographiques sont essentiellement des rapports complétés par des documents sonores ou audiovisuels, des objets (instruments), etc. Le premier problème qui se pose en ethnomusicologie est celui de la transcription musicale. L’enregistrement sonore permet de mettre au point des systèmes de transcription. L’enregistrement vidéo permet en plus de conserver la trace de certains processus importants comme les techniques de jeu instrumental, et plus généralement des informations de contexte qui ont échappé à l’observation. Ces techniques interfèrent toutefois inévitablement avec le déroulement des sessions de travail dans la mesure où l’expert, s’il a conscience d’être enregistré ou filmé, adopte souvent un comportement ajusté aux circonstances.

Dans l’ethnographie du tabla, instrument de percussion du nord de l’Inde, la transcription écrite est fiable à condition d’utiliser un système de notation descriptive comme par exemple celui proposé par Kippen. Une telle transcription reste toutefoi fastidieuse et doit se faire en temps différé à partir de pièces enregistrées ou mémorisées. Dans les deux cas, elle nécessite une excellente connaissance du système musical. La technique de transcription utilisée dans les sessions de travail est donc en général limitée à la notation onomatopéique conventionnelle des percussionnistes (notation prescriptive). De manière générale, l’ethnographie classique ne fournit donc que des informations incomplètes, souvent contradictoires et de fiabilité inconnue, soit sous forme verbale, soit encore sous la forme d’exemples musicaux. La quasi absence de contrexemples est un obstacle majeur à la formulation de modèles.

Une amélioration de ce processus, l’observation participante, consiste à placer l’analyste dans une situation d’apprenti.Elle présente toutefois l’inconvénient d’aboutir à une formulation du système musical tel qu’il est perçu par l’analyste à son niveau technique courant : l’expert adapte en effet le contenu de son enseignement aux préférences et aux connaissances de son élève, et le modèle construit dans ce contexte est plus celui d’une expérience (non renouvelable) d’acquisition du savoir, qu’une image représentative de ce savoir ou de ses modes de transmission. Une fois qu’il a dépassé un certain seuil d’expertise, l’analyste tend à perdre la capacité de formuler explicitement une partie des connaissances qu’il a intégrées, au risque de formuler des généralisations hâtives ou incontrôlables.

2. L’anthropologie dialectique (dialectical anthropology)

[…] to my mind, any community of musicological practice which excludes from consideration living musicians and restricts itself to accounts of frozen results of musical action, fails to be an inspiring community of inquiry about music.

Avec l’observation participante, l’ethnomusicologie est passée du niveau de la connaissance empirique à celui de la connaissance rationnelle des processus Un troisième niveau (celui de la connaissance scientifique) consiste à formuler des hypothèses qui sont soumises à l’épreuve des faits. Ce niveau est très difficile à atteindre : l’analyste étant immergé dans un environnement d’enseignement normatif (caractéristique d’un enseignement traditionnel), il ne peut s’en tenir à une interprétation “objective” des faits. L’évaluation d’un modèle est encore plus difficile dans la mesure où, pour satisfaire une certaine objectivité scientifique, elle devrait faire appel à des procédures indépendantes des faits observés, ce qui présuppose une séparation (arbitraire) entre les faits qui servent à construire le modèle et ceux qui servent à l’évaluer.

On pourrait en conclure, de manière un peu hâtive, que les traditions orales ne se prêtent pas à l’expérimentation scientifique. Une version romantique de cette conclusion consisterait même à stipuler que toute démarche scientifique est le produit d’une culture scientifique (celle des pays industrialisés), et par là même ethnocentrique. Toutefois, les difficultés qui viennent d’être soulignées proviennent moins du schéma hypothèse-validation / réfutation que de l’impossibilité d’assigner des rôles à l’objet de l’étude (un système musical), à l’informateur (un ou plusieurs experts musiciens), et à l’analyste / expérimentateur.

Acquisition de connaissances et méthodologies de l’ethnographie

[Les faits bruts sont moins significatifs que] […] la vision d’une existence (celle de l’autochtone) interprétée par les sensibilités de quelqu’un d’autre (l’ethnographe) dans le but d’informer et d’enrichir la compréhension d’un troisième individu (le lecteur ou l’auditeur).

En réponse à cela, une méthode dialectique a été proposée par Blacking et opérationnalisée par Kippen, selon laquelle les modèles sont élaborés par les informateurs eux-mêmes et évalués par ces derniers. On retrouve donc un schéma hypothèse-validation/réfutation, mais le rôle de l’analyste se limite en quelque sorte à celui de “catalyseur” d’un processus de modélisation par les acteurs.

On peut remarquer, de manière informelle, que le mode de raisonnement qui permet à un acteur de modéliser sa propre activité est plutôt de type inductif alors que celui d’u analyste extérieur au domaine s’appuie sur un modèle préexistant, par exemple une théorie étrangère servant de base de comparaison. Par contre, la généralisation par induction opère de manière “aveugle” au sein d’un même modèle. C’est à ce titre qu’il est intéressant de faire intervenir l’informatique :

1) Elle impose un choix délibéré des techniques de représentation des faits et des procédures permettant d’agir sur cette collection de faits, i.e. d’élaborer une base de connaissances ;

2) Elle permet un contrôle de la cohérence des modèles, et donc de la validité des généralisations.

La méthode dialectique ne présuppose pas une formalisation poussée du modèle. Tout dépend en fait de son utilisation : le modèle informe l’analyste et, en retour, l’informateur En ce sens la méthode joue un rôle pédagogique non négligeable, instaurant une attitude réflexive de l’informateur sur son propre savoir autant que sur le processus de modélisation. Il est arrivé qu’un musicien nous déclare que le travail accompli en commun l’amenait à un nouvel “insight” sur sa tradition.

Il est intéressant toutefois de constater que, dans deux univers musicaux apparemment distincts – les traditions orales et la création contemporaine -, la difficulté de verbaliser les mécanismes de perception, évaluation et production de la musique, contribue à renforcer une opinion courante selon laquelle l’activité musicale ne serait pas aussi systématique que les musiciens l’affirment, autrement dit que toute tentative de modélisation de cette activité serait vouée à l’échec. Une telle conception révèle en premier lieu une mécompréhension de la démarche scientifique expérimentale, où l’échec est une source d’enseignement à part entière ; en second lieu elle encourage, dans les sociétés traditionnelles, le reniement de méthodes pédagogiques hautement sophistiquées au profit de ce que nous appelons l’apprentissage par imitation.

3. Acquisition de connaissances : la “méthodologie BP” (knowledge acquisition – the “BP methodology”)

La méthode dialectique a été mise en œuvre, pour la première fois dans un environnement de travail assisté par informatique, à l’occasion de travaux sur les schémas d’improvisation rythmiques des percussionnistes du nord de l’Inde. Ces travaux ont été réalisés à l’aide du logiciel Bol Processor BP1. Il s’agit d’un système à règles de production implémenté dans un micro-ordinateur portable (Apple IIc) utilisé sur le terrain. Un “avantage” non négligeable de cet ordinateur est qu’il possède un écran plat très peu lisible, de sorte que les informateurs ne sont pas perturbés par la présence d’une machine et que la communication entre expert, analyste et machine se limite à l’échange oral conventionnel (le langage des bols, onomatopées utilisées par les percussionnistes).

La méthodologie de l’acquisition de connaissances avec le Bol Processor peut se résumer dans le schéma suivant :

A partir d’informations fournies par l’expert, l’analyste élabore un premier modèle hypothétique du système musical étudié. Ce modèle est ensuite formalisé à l’aide de règles de production (grammaires formelles). Les règles sont activées par un moteur d’inférences pour générer des exemples de pièces musicales que l’on soumet à l’expert. Les exemples réfutés (contrexemples) sont revus par l’analyste qui modifie la grammaire en conséquence. Cette méthode produit en fait un nombre de contrexemples bien supérieur à celui que pourrait proposer l’analyste dans une situation d’apprentissage

En ce qui concerne la composition contemporaine, la même attitude, qui nie l’existence d’un “raisonnement créateur” tend à disqualifier la composition à partir de règles au profit de la composition à partir d’exemples.

Acquisition de connaissances et méthodologies de l’ethnographie humain.

L’analyste est donc forcé, par ces essais infructueux, d’introduire dans la machine une connaissance présupposée du domaine (le résidu de son expérience antérieure), mais il le fait de manière pragmatique (à un bas niveau théorique). Au bout d’un certain nombre de sessions de travail, la grammaire est en mesure de produire une majorité de pièces jugées correctes par l’expert. Une deuxième stratégie d’acquisition des connaissances est alors mise en œuvre : l’expert fournit des exemples qu’il soumet à l’évaluation de la machine. La plupart des exemples fournis dans ce contexte sont présumés corrects. Cette méthode conduit l’analyste à formuler un généralisation du modèle ; la pertinence de cette généralisation est évaluée en faisant alterner les deux méthodes.

Le schéma d’interaction expert-analyste-modèle-machine que nous venons de présenter a inspiré à Laske un schéma plus général d’activité musicale réflexive, “The Musicological Hexagon”, où musical work désigne aussi bien une œuvre qu’une analyse en cour d’élaboration.

4. La validation des modèles (model assessment)

Il n’y a pas de validation rigoureuse des grammaires dans la méthodologie BP. On considère une grammaire comme “correcte” si elle n’a pas été mise en défaut pendant un “certain” nombre de séances de travail.

La méthode dialectique en anthropologie ne présuppose pas – à l’inverse de la collection ethnographique classique – l’existence d’un corpus stable de connaissances. Un modèle de schéma d’improvisation représente donc un “segment de connaissance” fortement lié au contexte de la performance (le possesseur du savoir, son environnement social, l’époque et le lieu de l’expérimentation, etc.) et à son intentionnalité (la consigne convenue avec l’expert : démonstration, enseignement, archivage, etc.). En utilisant une modélisation rigoureuse on peut facilement détecter toute déviation par rapport au modèle hypothétique, soit pour le perfectionner, soit encore pour le réfuter en mettant en évidence une évolution du savoir ou l’effet d’une modification du contexte.

Le mécanisme fondamental de l’acquisition de connaissances, dans la méthode dialectique, est donc la mise en échec (par les faits expérimentaux) d’un modèle hypothétique. La difficulté, comme dans toutes les sciences expérimentales, réside dans l’appréciation des causes de cet échec et l’élaboration d’une nouvelle théorie. A titre d’exemple, Kippen avait élaboré, pour le qa‘ida, une grammaire simple qui reflétait bien la conception de l’expert en situation d’enseignement (Afaq Husain Khan). Quelques jours plus tard, le même expert décidait d’interpréter ce qa‘ida en concert : la plupart des variations produites dans ce nouveau contexte étaient rejetées par la grammaire initiale. En fait, l’interprétation dans ce cas faisait appel à un modèle plus complexe. Par contre, dans les situations d’enseignement ou de démonstration sur lesquelles ont fréquemment le cas en reconnaissance de formes.

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