Actions de formation pour une compréhension de la diversité culturelle : un détour au delà des images et un retour vers le « nous »…

In BULLETIN DE PSYCHOLOGIE – Tome XLVIII – N° 419

Anne FLYE SAINTE MARIE Responsable de Formation au sein de l’Association Inter Service Migrants/Est, à Metz (57). Docteur en Sciences de l’Education, Université de Paris V, Chargé de cours à l’Université de Nancy II.

L’organisation par l’Association Inter Service Migrants/Est d’actions de formation continue destinées aux professionnels en contact avec des personnes et des groupes immigrés a répondu à une demande croissante de la part de ces professionnels à la recherche d’une meilleure connaissance des publics d’origine étrangère, de leurs conditions concrètes d’insertions au sein de notre société et de leurs références culturelles.

C’est de fait la principale motivation des participants : mieux connaître tel ou tel groupe, dans la conviction qu’une meilleure connaissance favorisera une relation plus facile avec les personnes de ce groupe, conviction venant rejoindre l’objectif général de nos actions de formation, à savoir favoriser les rencontres inter culturelles et les rendre plus riches, plus harmonieuses.

Plusieurs postulats implicites sous tendent la demande et les attentes des participants :

a) Ce qui rend difficile les rencontres interculturelles, c’est la méconnaissance réciproque : en apportant des connaissances sur « autres », on créera les conditions d’attitudes positives face à eux.

b) La demande d’un apport de connaissances concerne plus particulièrement le domaine culturel : sont ainsi présupposés, pour l’interprétation des attitudes et des pratiques observées, l’importance d’une connaissance précise des traits culturels propres à tel ou tel groupe ethnique, religieux social…, et le caractère déterminant de ce modèle culturel de référence sur les comportements individuels.

c) Les obstacles identifiés à la relation et à la compréhension réciproques sont presque systématiquement imputés, et souvent de façon tout à fait spontanée, voire inconsciente, aux attitudes de ces personnes d’appartenance « autre ». Le caractère unilatéral des barrières entre « eux » et « nous » est posé d’emblée : ce sont ces personnes d’appartenances minoritaires qui freinent par leurs attitudes le contact, la relation.

d) Dans le contact avec les personnes et les groupes d’appartenances « spécifiques », le regard et l’attention des professionnels engagés dans la relation se polarisent sur la différence de ces personnes, de ces groupes par rapport à ce qui est perçu comme la norme dominante au sein de notre société. Par une lecture sélective des comportements, ne sont identifiés que les différences, les particularismes, sans repérage simultané des points communs, des proximités entre « eux » et « nous ».

e) Enfin, le stage est souvent pensé comme le lieu privilégié de l’accès à la connaissance des publics, « espace/temps » en recul par rapport au terrain de l’intervention professionnelle, moment décalé indispensable à l’acquisition des « savoirs » utiles à l’action.

Ce sont ces différentes propositions – rarement explicitées comme telles – qui semblent se dégager des positions exprimées par les participants et que la démarche pédagogique proposée va devoir progressivement « interroger » au fil des séquences.

La formation pensée initialement comme apport de « savoirs » va en fait se transformer progressivement en détour, en déconstruction des représentations spontanées, en découverte de 1a diversité des situations, en retour au terrain pour une lecture plus fine des pratiques observées, en déplacement du regard et des questionnements cessant de se focaliser sur l’autre, l’étranger, le différent, pour s’intéresser au nous.

Cette progression sera décrite ici, dans un parcours à la fois théorique et concret.

a) Les difficultés de contact, les incompréhensions, les conflits entre personnes d’origines différentes sont elles une conséquence de la méconnaissance réciproque entre les personnes ?

La relation à l’autre se vit très concrètement sur le registre du non rationnel et de l’affectif : la charge émotionnelle accompagnant les interactions quotidiennes des professionnels avec les usagers étrangers est réelle, même si elle semble rarement « avouée » et reconnue comme telle. Cette angoisse, plus ou moins diffuse, est souvent ressentie et interprétée comme un malaise lié au manque de repères, à l’impossibilité d’attribuer du sens à des attitudes, à des comportements « étranges ».

Pour dissiper le malaise, il suffirait d’éclairer la signification de ces pratiques, de les inscrire dans un cadre explicatif rationnel, dans une stratégie de « domestication de la différence » (Vinsonneau, 1993) pour rendre possible un regard plus compréhensif face aux représentants d’autres groupes culturels. L’apport de connaissances et d’informations objectives aurait comme principale fonction de rassurer l’individu par un retour à la maîtrise du sens, et le rendrait ainsi capable d’investir positivement la relation. En développant des objectifs cognitifs dans nos actions de formation, en corrigeant les représentations erronées, nous servirions en même temps des objectifs d’attitudes.

L’expérience nous a montré pourtant que nombre d’idées reçues et de convictions installées résistaient solidement à l’apport d’éclairages « scientifiques », objectifs, sur la qualité sociologique et culturelle des « étrangers » concernés. Ces représentations ne sont guère ébranlées par la dénonciation du caractère erronés des préjugés d’ordre ethnique, culturel, voire racial…. ni par la mise en évidence du recours spontané de notre part à un cadre explicatif à caractère ethnocentriste, décrit par Piaget comme « la tendance naturelle de la pensée spontanée et de la réflexion dans ses stades initiaux à se croire le centre du monde, du monde spirituel comme du monde matériel, et à ériger en normes universelles les règles ou même les habitudes de sa conduite » (cité par Abdallah Pretceille, 1986, p. 132) ; au contraire, une approche trop frontale nous a semblé provoquer des effets pervers de renforcement des images. Nous repérons ici le mécanisme de « filtrage des informations » décrit par Tajfel (1972), Moscovici et Hewstone (1988), mécanisme par lequel ne sont reçues que les connaissances qui s’inscrivent dans le cadre explicatif antérieur sans contradictions excessive :

« Dès notre naissance, l’entourage fait pénétrer en nous par mille démarches conscientes et inconscientes, un système complexe de références consistant en jugements de valeur, motivations, centres d’intérêt… les réalités du dehors ne sont observables qu’à travers les déformations qu’il impose, quand il ne va pas jusqu’à nous mettre dans l’impossibilité d’en apercevoir quoi que ce soit… »

Claude Lévi Strauss, cité par L. Chambard (1982)

Cette sélection inconsciente des informations est d’autant plus active qu’elle concerne des catégorisations qui touchent au domaine des valeurs. Ce que souligne Tajfel : « La notion de « race » quel que soit son usage, est devenue dans son utilisation sociale générale une expression raccourcie qui crée, reflète, accentue et perpétue les différences de valeur perçues entre les individus et les groupes humains… tant que les valeurs restent inchangées, leurs effets sur la recherche d’information tendront à s’assurer que ce qui a été pensé s’y trouve. L’information nouvelle ne sert pas à corriger les erreurs antérieures ; elle est sélectionnée et interprétée afin de renforcer et de confirmer la structure des catégories évaluatives » (1972, p. 283).

Les informations dont l’intégration dans le cadre explicatif et évaluatif antérieur nécessiterait un réaménagement trop important du champ des représentations, réaménagement trop coûteux sur le plan psychologique, sont presque inconsciemment occultées.

D’où viennent ces représentations si prégnantes qui occupent ainsi notre champ de pensée et nous rendent sourds et aveugles à l’apport d’informations objectives ? Ces appréciations reposent sur un processus d’« attribution » lié à des systèmes inconscients de représentation des réalités, sortes de « théories implicites de la personnalité » (Paicheler 1988, Vinsonneau 1990) qui ont comme telles force de vérité et de conviction. Leur dépassement nécessite un « travail » déstabilisant et douloureux ; car elles jouent une fonction psychologique essentielle de sécurisation du moi, de consolidation identitaire et de préservation de l’équilibre intérieur. Ce que souligne Marie Jahoda (1960) :

« L’étude du contenu des idées reçues concernant les « hors groupe » révèle la nature de cette motivation inconsciente : il s’agit d’un mécanisme de défense contre une faiblesse intérieure. Le recours à ce mécanisme de défense est universel… ».

Pour toutes ces raisons, le travail de formation se condamne à l’inefficacité s’il se réduit à proposer des argumentations directes à l’encontre de telles représentations ; il ne peut opérer qu’en se centrant sur la mise en évidence délibérée et la description de ces mécanismes cognitifs qui accompagnent l’émergence des représentations spontanées et habituelles sur les « Autres ».

S’il parait difficile d’inviter d’emblée les personnes à un recul sur leur propre fonctionnement mental et à une analyse de leurs propres stéréotypes, l’illustration concrète du caractère aveugle des stéréotypes est possible à travers, par exemple, une rétrospective des étapes de l’insertion dans notre société de communautés anciennement installées.

En proposant, par exemple, une approche de la migration italienne en France à travers le rappel des perceptions et jugements véhiculés par l’opinion publique et la presse, exprimés par les responsables politiques et sociaux ou les notables des régions, tout au long de cette histoire d’un siècle on met en évidence le poids de la stigmatisation, brutale ou larvée, qui a accompagné et souvent freiné l’intégration progressive de cette communauté ; on repère très concrètement les dimensions de simplification, de généralisation et de pérennisation des images qui « ont collé à la peau » des Italiens tout au long de leur histoire.

A partir d’exemples précis, les professionnels en formation découvrent les effets concrets du mécanisme de « stéréotypie », largement décrit dans les travaux de psychologie sociale (Tajfel, 1972, Vinsonneau, 1990 notamment), travaux qu’il s’agit dans les actions de formation d’utiliser, de « vulgariser » pour aider à la compréhension de ces dérives du jeu des images.

« Un stéréotype est un ensemble de croyances susceptibles de s’appliquer à tout groupe social… Le stéréotype permet à chacun de se catégoriser et de catégoriser autrui sur la base de caractéristiques facilement identifiables, telles que le sexe, les signes d’ethnicité… Une série spécifique d’attributs est alors assigné au groupe stéréotypé, les membres de ce groupe étant supposés se ressembler entre eux tout en différant des individus issus d’autres groupes sur cette série d’attributs ; d’un autre côté, tous les membres du groupe stéréotypé sont supposés véhiculer l’ensemble de ces attributs spécifiques » (Vinsonneau, 1990).

L’option d’une première approche décalée par rapport aux dimensions problématiques de l’insertion actuelle de certains groupes ethnoculturels et consacrée à un groupe de présence ancienne – dont les difficultés d’intégration ont perdu de leur acuité initiale, et ainsi perçu sur un mode plus « neutre » par le regard collectif répond au souci de permettre une prise de distance, un recul sans susciter de résistances conscientes ou inconscientes – trop importantes.

Plutôt que d’être confrontés d’entrée à leurs propres idées reçues, il est moins douloureux pour les participants à la démarche de formation d’effectuer ce repérage des images à propos de groupes ou de communautés moins proches – dans l’espace géographique ou dans le temps.

Ce repérage peut également être introduit à travers l’analyse des stéréotypes concernant notre propre groupe social, religieux, national… véhiculés dans la presse ou la publicité de pays voisins.

A partir de ces approches initiales et progressives permettant la mise en évidence des dérives des représentations spontanées, mais sur un mode détourné, les participants peuvent se rendre disponibles à un regard critique sur leurs propres images et jugements concernant les étrangers côtoyés quotidiennement ici et maintenant.

b) La principale attente des participants aux formations proposées concerne les informations sur les cultures d’origine. En effet, la tendance spontanée face aux pratiques de l’« autre », face aux comportements qui paraissent étranges, est de privilégier les explications de type « culturaliste » : « c’est leur culture, c’est leur religion qui justifie leurs habitudes… qui les empêche de s’intégrer ! ».

La démarche de compréhension et de recul réflexif développée dans ces moments de formation doit d’abord « questionner » cette notion de culture d’origine, ses usages habituels, et la pertinence de cette référence systématique à la culture pour expliquer les pratiques individuelles.

Le point central de ce questionnement est le suivant ;

La culture, est ce le « bain originel » dans lequel les individus se socialisent, à l’intérieur duquel dès leur enfance ils acquièrent valeurs et normes comportementales de base, auquel ils continuent d’avoir une référence très forte, surtout lorsqu’ils ont été amenés à le quitter ?

Ou est ce un héritage qu’ils transforment progressivement par leur « interprétation personnelle » de la tradition culturelle, dans le contexte de la société d’accueil où ils se retrouvent confrontés à d’autres normes, à d’autres modèles ?

Cette analyse est tout à fait centrale au cours des actions de formation : il s’agit ici d’éclairer les situations concrètes et les pratiques observées, en aidant les participants à dépasser la vision spontanée souvent figée des cultures des personnes et des groupes d’origines étrangères et à découvrir, au delà de ses usages habituels, le caractère essentiellement pluriel et paradoxal de la notion de culture ;

- La culture est à considérer non comme une « collection » de traits mais comme une structure régie par une logique qui la concerne, ce qui leur donne sens et cohérence ; ce que les culturalistes américains appelaient « pattern » ou modèle organisé selon « un sens d’ensemble auquel renvoient ceux plus particuliers dégagés par l’observateur de la multitude des comportements et situations usuels, et qui permettent de l’approcher progressivement » (Camilleri, 1988).

- Modèle prévalent sur les individus, la culture n’existe pourtant comme réalité vivante qu’autant qu’elle est partagée et transmise par les individus d’une génération à l’autre.

- Réalité préexistante à l’individu, la culture est en même temps un système que l’individu, par ses propres choix, par ses pratiques personnelles, contribue à transformer, à faire évoluer.

Systèmes inscrits dans l’histoire, les différentes cultures ne peuvent survivre qu’en s’adaptant à leurs contextes situationnels successifs : elles évoluent ainsi grâce à la capacité de prise de distance, de résistance d’individus ou de groupes.

Selon les publics, ces éclairages peuvent être proposés sur un mode théorique, à partir de travaux comme ceux de C. Camilleri (1989, 1990) ou de S. Abou (1981). Mais ils peuvent également être introduits à partir de témoignages et exemples proposés par les intervenants, et surtout d’expériences rapportées par les participants eux mêmes :

L’examen de ces situations concrètes aide en effet au repérage des évolutions culturelles décisives dans des domaines comme la répartition des rôles familiaux, les attitudes éducatives, les modes de pratiques religieuses…. à la mise en évidence du caractère de plus en plus symbolique et de moins en moins opérationnel dans le quotidien de la référence à la culture d’origine, et de l’adoption de nouvelles pratiques et de nouvelles normes de plus en plus diversifiées d’un groupe à l’autre, d’un individu à l’autre.

À travers l’observation et l’analyse des situations rencontrées dans leur contexte professionnel, les participants découvrent très concrètement l’absence d’un véritable déterminisme de la culture sur les comportements individuels ; l’hypothèse d’un tel déterminisme apparaît tout à fait contredite par l’extrême diversité des stratégies identitaires observées.

Cette diversité est connue de chacun des professionnels, mais elle est souvent plus ou moins consciemment « gommée » : la démarche pédagogique les invite ici à « lire » plus attentivement les situations rencontrées et observées dans le quotidien de leur intervention. Elle incite au delà de la perception rapide, immédiate, à une attention systématique à la diversité des stratégies individuelles de « gestion de la double référence » – à la société d’origine et à la société d’accueil , diversité qui peut être observée à l’intérieur d’un même groupe ethnique, linguistique, religieux… et même familial.

Si les éclairages historiques et sociologiques peuvent largement appuyer cette recherche, ce sont pourtant les « leçons » du terrain qui sont ici les plus fructueuses, les plus efficaces, car les mieux reçues, pour cette découverte au sein des groupes immigrés de la diversité des processus d’acculturation.

Un travail d’analyse des pratiques (mené de préférence en petits groupes pour faciliter les prises de parole et l’écoute réciproque) permet ainsi, de la part des participants eux mêmes, la mise en lumière et l’analyse à posteriori de situations d’interaction vécues avec des personnes d’origines culturelles ou ethniques spécifiques ; la relation réciproque, au sein de ces petits groupes d’interactions concrètes, avec leurs moments forts mais aussi leurs difficultés, suscite des réactions et analyses diverses, amène les participants à confronter leurs expériences respectives, à formuler des hypothèses pour une interprétation correcte des attitudes et comportements observés. La méthode des « incidents critiques » expérimentée dans ce domaine et décrite par M. Cohen-Emerique (1984) constitue à cet égard une méthode pédagogique des plus fructueuses : dans l’échange et le confrontation des regards et des « grilles de lecture » des participants, quand ils sont menés avec sérieux et honnêteté intellectuelle, réside certainement le meilleur moyen de « casser » une vision trop figée des groupes d’origine immigrée (par exemple, la vision systématique des jeunes « issus de l’immigration » comme des individus déchirés entre deux cultures, image rendant aveugle à la diversité concrète des profils de ces jeunes) ; la variété des témoignages rapportés et des relations d’expérience introduit à une relativisation du caractère probablement partiel de tel ou tel modèle d’explication, et à une attitude plus disposée au repérage de la diversité…

c) Les obstacles à la communication sont presque inconsciemment imputés à « l’autre » : s’il y a tension à l’occasion de la relation, c’est toujours et de façon tout à fait spontanée, l’autre qui fait problème.

Cette « imputation » est d’autant plus systématique qu’elle s’inscrit dans le contexte d’une relation entre le professionnel et la personne étrangère très inégale : le professionnel, représentant de la société d’accueil et donc porteur du modèle culturel dominant, et de plus investi d’une mission pédagogique ou sociale, se trouve ainsi en même temps en position de pouvoir et en situation de « majoritaire » face au migrant, à l’étranger qu’il tend à caractériser par sa seule différence, son inadaptation, son décalage par rapport aux codes et aux règles.

S’il y a malaise, il est lié aux réactions de choc, de peur que suscitent ces comportements « déphasés » de l’usager ; le professionnel ne remet pas en question sa propre norme relationnelle dont le caractère relatif et conventionnel n’est pas appréhendé et qui est donc perçue comme tout à fait incontournable.

Une hiérarchie invisible est ainsi établie entre deux pratiques qui s’opposent : c’est le migrant qui doit apprendre de nouvelles « règles du jeu » pour devenir apte à des relations satisfaisantes avec les professionnels administratifs, éducatifs, sociaux de la société d’accueil, c’est l’étranger qui se trouve ainsi contraint à l’adoption de nouveaux codes de comportement.

Cette tendance à attribuer à l’autre la responsabilité de l’échec d’une relation est tout à fait spontanée et probablement universellement partagée : il faut un certain volontarisme pour s’engager dans cette démarche de recul. Le travail collectif de réflexion mené en formation alimenté par une approche théorique et pratique approfondie des phénomènes de communication – soutient cette prise de distance et ce repérage du caractère bi-latéral des barrières qui s’installent dans les situations concrètes d’interaction..

Un exemple très précis me servira à illustrer ce repérage : lors d’une journée de formation destinée aux professionnelles d’un service social spécialisé de la région Alsace-Lorraine, une assistante sociale a relaté un épisode qu’elle venait de vivre récemment avec un usager d’origine turque : Ce monsieur s’était présenté en fin de journée, à l’approche de l’heure de fermeture du service pour soumettre un problème administratif… Vu l’heure tardive, l’assistance sociale hésitant à le faire rentrer, avait seulement entrouvert la porte et questionnait l’usager pour connaître l’objet de sa visite et lui fixer un rendez vous ultérieur. Mais celui ci, conscient de l’impossibilité d’être reçu sur le champ mais soucieux d’exposer plus précisément la nature de son problème, n’imaginait pas de pouvoir ainsi donner ces précisions à l’extérieur du bureau, sur le pas de la porte espace public – qui, selon ses normes culturelles, ne pouvait être le lieu de transmission d’informations d’ordre privé : spontanément, ce monsieur s’est donc avancé pour franchir le pas de la porte et ainsi rentrer à l’intérieur du bureau… Ces quelques pas ont été ressentis par l’assistante sociale comme une intrusion, comme un comportement agressif à son égard, auquel elle a aussitôt réagi par une attitude de mécontentement, de refus et de repli… la relation s’engageait mal, suscitant méfiance de la part des deux interlocuteurs.

La possibilité pour cette assistante sociale de relater au cours d’une formation cet épisode et de l’analyser à la lumière des éclairages apportés sur les habitudes relationnelles et les codes sociaux en vigueur au sein de la société turque, a complètement dédramatisé le malaise et l’incompréhension qu’elle avait pu ressentir face à cet usager qu’elle avait d’ores et déjà catalogué comme violent et revendicatif : la confrontation de cette situation, aux réactions de ses collègues d’une part, aux éclairages d’ordre sociologique et culturel d’autre part, lui a permis de découvrir combien son attitude spontanée dans l’inter relation étant engagée au même titre que celle de l’usager dans la qualité de la communication établie.

d) Ce qui est repéré spontanément dans la relation avec des personnes « différentes » quant à leur origine ethnique ou culturelle , ce sont les particularismes, tous ces traits qui distinguent cette personne de soi même : l’apparence extérieure, les pratiques, la façon de parler, le mode de pensée…

Inconsciemment, les points de proximité sont tout simplement gommés : un ancrage professionnel ou local commun, des convictions idéologiques ou religieuses partagées, des interactions quotidiennes autour d’activités vécues ensemble, ou plus simplement l’appartenance à une même classe d’âge, et d’autres similitudes tout aussi concrètes… ne sont même pas perçues, occultées par les effets de l’opération de catégorisation de cette personne en référence aux seuls critères d’appartenance ethnique ou culturelle.

Ainsi l’approche des publics d’origine étrangère telle qu’elle est menée spontanément s’oriente d’emblée vers une tentative de compréhension des spécificités perçues comme représentatives de l’identité des membres du groupe ethnique ou culturel abordé : ce sont ces différences, ces particularismes qu’il s’agit de cadrer, d’expliquer en les rattachant à l’ancrage culturel de référence pour ce groupe… cet ancrage étant appréhendé comme la caractérisation la plus déterminante, la plus prégnante sur les attitudes et pratiques individuelles.

Une vision homogénéisante du groupe est ainsi spontanément forgée, attribuant à tous ses membres les mêmes caractéristiques et attributs. Attributs perçus comme signe identitaires incontestables du groupe observé, comme marques évidences de la différence entre « eux » et « nous » : de façon tout à fait inconsciente, sont accentuées simultanément les ressemblances au sein de ce groupe, et les différences entre ce groupe et le nôtre. Ce que Codol (1984) a bien décrit :

– Le classement d’objets différents dans une même catégorie accentue la similitude perçue de ces objets ; classés dans des catégories différentes, il y a au contraire une accentuation cognitive de leurs différences ».

Le « travail » mené en formation vise ainsi en même temps ;

– à devenir attentifs à la diversité des pratiques individuelles et des formes culturelles au sein du groupe étudié (dimension déjà évoquée précédemment),

– et à tenter de percevoir chez l’autre, au delà des différences, repérées d’emblée, tout ce qui peut apparaître comme point commun, comme ressemblance avec soi même, comme facteur de rapprochement entre ce groupe et le sien..

Il s’agira d’une démarche de « déconstruction identitaire » systématique, menée simultanément par rapport à soi même et à autrui (Lorreyte, 1982), le point de départ d’une telle démarche concernant le groupe d’appartenance : en recherchant au sein de son propre groupe, les signes de la diversité (diversité des modes de pensée, des références idéologiques ou religieuses, des codes relationnels, des modes d’organisation domestique, des pratiques quotidiennes… ) on se rend plus aptes à repérer cette même diversité au sein du groupe de l’autre, apprenant ainsi à lutter consciemment contre la tendance spontanée à la globalisation et à l’homogénéisation.

En apprenant à atténuer cette vision homogénéisante des groupes ; on rend plus difficile la différenciation systématique entre les groupes : la diversité n’est plus appréhendée sous la forme de frontières isolant les groupes les uns des autres, mais lue dans le jeu des identifications plurielles qui traversent chaque groupe.

En situation de formation, cette démarche est développée au travers de l’analyse collective des exemples ou « études de cas » présentées par les pratiquants eux mêmes, à la lumière également des situations évoquées par les intervenants.

Lors de moments de formation, plus brefs, plus ponctuels (séances de formation initiale par exemple), nous utilisons un moyen pédagogique simple d’aide au repérage et de représentation de la diversité des références actives et des appartenances vécues d’une personne ; la fleur culturelle, représentation imaginée par A. Barthélemy et reprise par C. Lasnel (1984) ; fleur dont chaque pétale symbolise, représente chacun des pôles d’appartenance ou de référence de la personne ; représentation imagée qui peut être réalisée pour soi même ou pour autrui et qui permet une vision plurielle du positionnement identitaire.

Ce mode de représentation permet de mettre en évidence :

- la diversité des dimensions contribuant à la définition de l’identité personnelle d’un individu ;

- les variations possibles au cours de l’histoire d’un individu, dans les combinaisons entre ses différents pôles de référence et ses différentes appartenances ;

- les rapprochements possibles entre des personnes au nom de références partagées – mais pas toujours évidentes dans une approche sommaire -, alors que ces personnes avaient été perçues spontanément comme très différentes ;

- les variations pouvant intervenir, au nom de références apparues spontanément comme secondaires, entre des individus présentant des déterminations – ethniques, religieuses, idéologiques… – communes.

e) Enfin le travail pédagogique développé doit permettre une prise de la distance des participants par rapport à la situation de formation proprement dite :

Moments forts d’apport d’informations, d’ouverture à de nouvelles approches, d’analyse et d’échanges de pratiques ; espaces/temps où l’image des différents groupes culturels peut se trouver provisoirement revalorisée, grâce aux contributions des intervenants, souvent eux-mêmes originaires de ces différents groupes culturels ; au moment où se forge également, pour la durée du stage, une identité de groupe, de ce groupe présent ici et maintenant, engagé dans une dynamique commune de formation, dans le partage des questionnements sur l’« autre » mais aussi sur soi même, sur ses pratiques professionnelles, les actions de formation sont tout cela. Mais elles doivent surtout impérativement ouvrir à l’après stage : « moments relais catalyseurs des potentialités formatives du quotidien » (B. Honoré, 1974) les actions de formation ne trouvent leur pertinence et leur sens que dans les évolutions qu’elles suscitent, dans leurs effets sur la nature des regards qui seront portés et sur la qualité des relations qui seront établies avec les porteurs de modèles culturels « autres » rencontrés à l’issue du stage.

Le stage reste vain et artificiel s’il ne renvoie pas explicitement au terrain comme lieu de connaissance authentique des publics, s’il n’aide pas les participants à percevoir les « savoirs » acquis durant les moments de formation comme de simples clefs de compréhension des situations concrètes, restant provisoires et partielles, à relativiser de façon systématique pour éviter de les transformer en clichés masquant les réalités.

Le moment de formation apparaît d’autant plus fécond qu’il a su convaincre que les meilleurs informateurs en matière de traditions et de pratiques culturelles sont ces personnes que le professionnel rencontre directement dans le cadre de sa mission éducative et sociale, et qu’il a pu contribuer à l’adoption d’une attitude systématique de décentration c’est à dire d’ouverture à des logiques culturelles différentes de la nôtre, et au renoncement à un savoir rassurant sur l’autre.

Ainsi l’essentiel de notre intervention pédagogique réside, au delà des apports historiques, sociologiques, ethno culturels, dans le travail qu’elle rend possible de déstabilisation des images acquises, de relativisation des certitudes sur 1’autre et sur soi même.

Avec les personnes engagées dans ce questionnement la tentative de compréhension de la diversité sociale et culturelle est en même temps renoncement à pouvoir tout comprendre, acceptation d’une attribution partielle de sens, du « probable comme modalité du savoir » (M. Abdallah-Pretceille, 1989, p. 236).

Précisons pour finir les limites de tels moments de formation : s’il contribue à une évolution même discrète des attitudes individuelles, au moins pour les participants les plus motivés, ils ne peuvent peser directement sur le fonctionnement des institutions et de la société globale. L’objectif d’une amélioration des relations interculturelles renvoie à l’horizon des valeurs collectives ; mais peut on aujourd’hui identifier précisément la nature du projet collectif face à la pluralité sociale et culturelle qui traverse la société ?

Les actions de formation proposées peuvent seulement rappeler l’urgence d’une éthique collective et d’une politique cohérente de gestion de la pluralité et inciter les individus à prendre leur place dans la réflexion et l’expression sur cette question de la diversité.

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