HOWE Stephen, Londres, Verso, 1998, 337 pages.
AFROCENTRISMES. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, CHRÉTIEN (Jean-Pierre), FAUVELLE-AYMAR (François-Xavier), PERROT (Claude-Hélène) (dir.), Paris, Karthala, 2000, 402 pages.
Le point de vue de Mohamed Mbod.
Cette courte réflexion sur l’afrocentrisme n’est pas un compte rendu classique, même si elle a d’abord été suscitée par les deux excellents ouvrages de Stephen Howe (1998) et de Jean-Pierre Chrétien, François-Xavier Fauvelle-Aymar et Claude-Hélène Perrot (2000). Elle est aussi influencée par d’autres lectures plus ou moins récentes, notamment le livre de Wilson Moses (1).
lle est enfin le fruit d’une expérience quotidienne d’enseignement dans une université américaine. Je m’attacherai d’abord à explorer les contours du débat autour du concept d’afrocentrisme, et en particulier à montrer comment l’élasticité, si souvent porteuse d’originalité en sciences sociales, peut se transformer en un véritable dialogue de sourds. Ensuite, il faudra repositionner l’afrocentrisme dans son contexte de discussion épistémologique somme toute ordinaire. Et, enfin, il s’agira de rappeler que l’afrocentrisme signifie souvent des choses différentes dans les contextes africain, américain et européen, sous l’emprise de différentes situations politiques et sociales.
L’ouvrage de Howe a été accueilli comme un pendant plus académique que nombre d’autres réactions à Black Athena de Martin Bernal (2). L’auteur accuse l’afrocentrisme d’être une version exagérée de l’ethnonationalisme, d’être bâti sur un projet politique confus incapable de choisir entre séparation et intégration, et dont les conclusions sont dangereuses en ce qu’elles confortent un racisme à rebours et un repli passéiste. Howe ne reconnaît pas les divisions internes majeures qui traversent ce débat et le réduit finalement à la figure de Molefi Asante comme emblème de l’afrocentrisme. Toutefois, le ton inutilement polémique et discourtois de l’ouvrage renvoie souvent le lecteur à des interrogations sur les intentions réelles de l’auteur et sur la source de son animosité. Cependant, la contribution du même Howe à l’ouvrage de Jean-Pierre Chrétien et al. (pp. 295-316) fait justice à la profondeur historique de la tradition afrocentriste, mais la relativise dans le concert banal des débats soulevés par les subaltern studies autour du postmodernisme, du postcolonialisme, etc.
Afrocentrismes rassemble dix-huit contributions originales s’attachant à relier les versants africains et américains de l’afrocentrisme à travers la plupart des champs d’investigation des sciences sociales. Le projet central est d’exposer comment les « afrocentrismes particuliers sont connectés, reliés les uns aux autres par des liens généalogiques, institutionnels, individuels, contextuels » (p. 19). Les méthodes ne sont pas homogènes, bien sûr, mais c qui unit les textes est un scepticisme général par rapport aux thèses afrocentristes ainsi que le refus d’une « contre-tradition scientifique qui ne serait plus d’inspiration universaliste ». La plupart des auteurs s’attachent aussi à se démarquer d’un amalgame dont le trait forcé pourrait entraîner une réaction de rejet, en particulier en Afrique. La présentation des thèses afrocentristes n’est pas réduite à leurs aspects les plus réducteurs. Enfin, les auteurs s’écartent d’une discussion détaillée (« pied à pied ») pour, surtout dans la première partie, engager le débat sur la philosophie de l’histoire, débat auquel invitent en particulier les travaux de Cheikh Anta Diop. Cependant, le projet n’aboutit pas totalement. Par exemple, les liens institutionnels annoncés ne sont pas exposés. Ensuite, penser que, « pour s’affranchir de leur blancheur suspecte, et pour flatter une frange de leur clientèle africaine (lecteurs, étudiants, contacts divers), certains journalistes et universitaires trouvent aux théories afrocentristes les plus douteuses des circonstances atténuantes » (p. 21), consiste à déplacer les responsabilités et à nier toute capacité de persuasion propre aux théories afrocentristes. Cette tendance à ne pas reconnaître une certaine capacité de conviction à l’afrocentrisme (ou à certains de ses aspects) est d’ailleurs une faiblesse partagée par les différents auteurs de l’ouvrage. En particulier, elle ne reconnaît pas que le besoin de cohésion idéologique de tout groupe dominé est vital à sa survie, ni que, pour l’instant, aucune construction sociopolitique à l’occidentale n’a fourni le cadre adéquat à ce besoin de cohésion de la diaspora africaine. L’afrocentrisme joue en partie ce rôle de pourvoyeur d’ethos. Après tout, l’histoire n’a d’utilité que si elle peut être manipulée. La définition incertaine ou largement ouverte du terme d’afrocentrisme et de ses dérivés permet à chaque intervenant d’élaborer son propos et d’y mettre le contenu qui lui convient. La plupart des encyclopédies ignorent le terme ou le définissent en une phrase telle que « centré sur l’Afrique ». Plus prolixe, l’Encyclopedia Africana de Kwame Anthony Appiah et Henry Louis Gates présente l’afrocentrisme comme « l’étude de l’Afrique à partir d’une perspective non européenne », avant de faire le distinguo entre une version modérée, intéressée à « redécouvrir les accomplissements des Africains et des Afro-Américains pour rétablir la place légitime de l’Afrique dans l’histoire universelle », et une version extrémiste, voire raciste, qui prône « la supériorité indiscutable des peuples noirs (3) ».
Cette distinction présente une des toutes premières difficultés. Car, si un grand nombre d’intervenants se reconnaissent dans la première version, tandis qu’en face certains l’acceptent comme légitime, beaucoup de critiques, et en particulier Howe, insistent sur le second aspect pour dépeindre l’afrocentrisme. Le terme « afrocentrisme-afrocentrique » est souvent attribué à M. Asante. C’est le cas dans l’Encyclopedia Africana (2000, p. 45), mais le terme semble remonter au moins au début des années 60. Wilson Moses (1998, pp. 1-2) suggère de l’attribuer à William E. Bois qui, en 1961, dans la première mouture de son projet d’encyclopédie africaine, le décrit comme « afro-centric, mais non indifférent à l’impact du monde extérieur sur l’Afrique, ni à l’impact de l’Afrique sur le monde extérieur ». Du Bois prévoit de faire réaliser son projet par des chercheurs africains à partir d’une perspective africaine, mais en consultation avec leurs collègues non africains. On sait qu’il n’en eut pas le temps. Sachant que ce projet a été élaboré de longue date, on peut donc situer l’origine de ce concept du premier tiers du XX e siècle. Moses souligne ironiquement que lorsque M. Asante s’empare du concept, il taxe Du Bois de non-afrocentrique. Donc, en reliant étroitement le terme aux débats des années 80-90, on réduit souvent le champ historique approprié. Ma position est que l’afrocentrisme est un lieu de rencontre entre les idéologies panafricanistes et racialistes élaborées à partir du milieu du XIX e siècle. Du panafricanisme procèdent les idées d’identité commune et de solidarité entre tous les peuples noirs, la croyance en une personnalité unique, l’exigence d’une réhabilitation de l’histoire africaine, et enfin la foi dans un futur unifié et prospère. De l’aspect racialiste, on peut retenir les influences divergentes de deux écoles de pensée dont l’adoption pèse lourdement sur le type d’afro-centrisme : la vision évolutionniste suggère une sorte de course de relais entre les races ou peuples qui prendraient tour pour dominer l’histoire de l’humanité sans qu’aucun ne soit naturellement supérieur aux autres ; la vision téléologique suggère une supériorité inhérente ou de nature divine d’un groupe qui finirait par s’imposer sur les autres. Cette divergence est importante car elle oppose une vision historiciste, relativiste et ouverte à une vision essentialiste, absolutiste et fermée. Néanmoins, les afrocentristes éprouvent souvent une grande difficulté à choisir une approche, car, s’ils conçoivent une gloire précoce de l’Afrique, ils veulent aussi lui réserver la figure rédemptrice de la victime. On peut dire que le problème repose surtout sur la manière non encore clairement établie de combattre un eurocentrisme historiquement constitué. Évidemment, la position qui consiste à isoler l’Afrique et les Africains dans une vision essentialiste ne fait que retourner une image à peine déformée du phénomène dénoncé à juste titre dans un premier temps. La tendance à prétexter qu’on utiliserait les mêmes armes que l’adversaire ignore que le traitement analogique est réducteur et répétitif ; c’est d’ailleurs là un des arguments essentiels de l’ouvrage dirigé par J.-P. Chrétien et al. Et cela est possible, comme je l’ai déjà dit, parce que l’histoire du concept est limitée à ce que l’on peut appeler les constituants, ou protagonistes, visibles.
En effet, une revue d’ensemble de la littérature critique de l’afro-centrisme montre que la plupart des auteurs pensent avoir fait le tour de l’histoire du concept lorsqu’ils invoquent Cheikh Anta Diop, Chancellor Williams, Yosef Ben-Jochannan, Maulana Ron Karenga, Ivan van Sertima et Molefi Asante, pêle-mêle ou dans un ordre quelconque (à cette liste beaucoup ajoutent maintenant M. Bernal, alors que L. Jeffries a tendance à disparaître). En quelque sorte, il semble que l’afrocentrisme soit limité à sa dimension immédiate, et qu’il soit le produit direct de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis et pour l’indépendance en Afrique (deuxième moitié du XX e siècle). Lorsque des prédécesseurs sont associés à cette liste, on y retrouve Edward W. Blyden, Marcus Garvey, ou William E. Du Bois, mais comme icônes ou figures référentielles. Il s’agit là, selon moi, d’une démarche permettant à la discussion d’emprunter plus facilement la dimension politique ou idéologique, racisme et racialisme inclus ; et en particulier d’insister sur les motivations ou les intentions, appréciées ou dénoncées, imaginaires ou réelles, des intervenants, en particulier le côté racialiste ou raciste du concept dont l’objet éminemment politique est ainsi mis en exergue – par exemple, on ne peut s’empêcher de penser qu’une partie des vives réactions suscitées par M. Bernal est due à ses origines judéo-européennes et à son statut professionnel ; qu’on le dise ou non, il représente le meilleur des alliés ou le pire de traîtres possibles pour les afrocentristes et leurs détracteurs. Cependant, cette attitude conforte la tendance à la surenchère paradoxalement dénoncée par ailleurs. Après tout, y a-t-il une éthique de la lutte pour les droits civiques et pour la promotion de l’indépendance ? Enfin, je voudrais souligner que si la volonté des afrocentristes d’être des auteurs plutôt que des consommateurs d’« Histoire », et en particulier de la leur, ne doit pas être exagérée, elle ne doit pas non plus être sous-estimée. Dans cette perspective, il ne faudrait pas exagérer la lecture séparatiste, car c’est bien à une philosophie universaliste de l’histoire qu’appellent la plupart des afrocentristes, qui donnerait bien entendu les bons rôles à l’Afrique noire e à sa diaspora. C’est là une opinion à propos de Diop que j’ai déjà développée ailleurs. Toutefois, je pense que donner plus d’épaisseur historique et contextuelle au débat permettrait de l’enrichir. Cela permettrait en particulier de déplacer la question des motivations ou des intentions de l’afrocentrisme, et de la mettre en relation avec les développements d’une historiographie somme toute traditionnelle et certainement plus ancienne que celle des années 50. Dans cette perspective, Moses a raison de rappeler que l’on ne peut pas faire l’histoire de la pensée afrocentriste sans se référer à l’influence pionnière de Franz Boas, Melville Herskovits et Bronislaw Malinowski (4).
Boas a établi le relativisme culturel et le multiculturalisme comme phénomènes sociaux dominants. Herskovits a démontré la rétention historique de la culture africaine chez le Noirs américains. Pour sa part, Malinowski suggère que cette rétention est permanente et que la solution des relations raciales tendues en Amérique passe par la prise en compte de cette réalité dans toute politique d’intégration. Aujourd’hui, si l’on peut aisément retrouver ces aspects chez les afrocentristes, en faire leur propriété exclusive est assurément erroné. Comme il est erroné de penser que le débat est spécifiquement américain. C’est dire qu’il convient d’être prudent face à la volonté des adeptes de l’afrocentrisme de créer un discours unifiant les destinées de tous les « Africains » du continent et de la diaspora. Également réductrice est la tendance des critiques de l’afrocentrisme à sous-entendre une réception unanimiste des Africains et de la diaspora. Ce qui est difficile, car le débat sur l’afrocentrisme est quelque peu prisonnier de l’éternelle contradiction entre essentialisme et relativisme, entre intégration et séparation, etc. En revanche, il est important de débattre sur la question de savoir si la fin justifie les moyens, ou, en d’autres termes, si les prémisses de la conclusion à obtenir doivent l’emporter sur la recherche du consensus scientifique. C’est là le point le plus faible de l’argumentaire afrocentriste, en ce que ses conclusions sont souvent largement contenues dans les prémisses de ses énoncés. Il faut y ajouter la pratique qui consiste aussi quelquefois à combler les vides par des hypothèses, dont la seule justification est souvent une vision statique des « types » raciaux. À ce propos, il me paraît pour le moins maladroit d’utiliser les arguments des auteurs racistes dont on veut justement combattre les idées. Enfin, si la question des origines est très importante, les phénomènes d’influence mutuelle et les processus ultérieurs semblent l’être davantage encore.
Mohamed Mbodj Columbia University/Manhattanville College
1. W. J. Moses, Afrotopia. The Roots of African American Popular History, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
2. M.Bernal, Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization, vol. 1 (1987), The Fabrication of Ancient Greece, 1785-1985, vol. 2 (1991), The Archaelogical and Documentary Evidence, New Brunswick, Rutgers University Press.
3. Voir R. Fay, « Afrocentrism », in K. A. Appiah et H. L. Gates jr (eds), Africana. The Encyclopedia of the African and African American Experience, New York, Basic Civitas Books, 1999, p. 45.
4. Cette liste a accessoirement l’utilité de poser à la fois le problème des origines du racisme antisémite ou/et anti-européen de certains afrocentristes et celui de la légitimité académique du thème de la spécificité de l’Afrique noire et de sa diaspora.
Le point de vue de Jean Copans
A l’évidence, l’afrocentrisme, tel qu’il se dégage de ces livres, est une affaire afro-américaine d’aujourd’hui et qui doit le rester. Mais ses origines sont anciennes, tout autant européennes qu’africaines bien entendu. A priori, toutes les démonstrations des ouvrages en question sont impossibles à discuter en détail, à moins d’avoir une compétence certaine (ce qui est le cas de W. van Binsbergen) ou une érudition plus érudite encore que celle de S. Howe ou de la quinzaine d’auteurs réunis par J.-P. Chrétien, F.-X. Fauvelle-Aymar et C.-H. Perrot. Il faut donc aborder ce thème à partir du lieu qui nous réunit, Politique africaine, et s’interroger sur l’africanisme ou l’africanité de cette littérature, de ces mouvements, de ces polémiques. La culture africaine moderne des dix dernières années est mondialisée, métissée mais aussi réfugiée et violentée. C’est la culture de populations de la « brousse », de la jeunesse des écoles et des populations informelles urbaines. C’est celle des feuilletons radiotélévisés tout autant que celle des intellectuels, des spécialistes en sciences sociales ou encore des écrivains et des gens de culture. Qu’est-ce que cette culture justement a à voir avec ce torrent de chauvinisme, d’ignorance, d’irrationalité et de charlatanisme, en un mot d’irresponsabilité, que semblent constituer les afrocentrismes (le pluriel me paraît très important) tels qu’ils se dégagent de ces deux ouvrages ?
Certes, aux yeux des afrocentristes, j’accomplis ce qui doit être le péché suprême puisque, en tant qu’africaniste blanc, je défends avec les Africains (mais non à leur place comme le font si allègrement les afrocentristes) l’image d’une histoire africainx qui a d’abord des comptes à rendre à l’Afrique de maintenant et non à celle de l’époque coloniale, aux Africains concernés par l’histoire des populations africaines anonymes de tout le continent et non à ceux mobilisés par la seule histoire de quelques pharaons d’Égypte, ou enfin aux Africains qui n’ont pas à copier les fantasmes occidentaux quant aux sources exactes de l’origine de leur propre civilisation (contrairement aux Afro-Américains, incapables d’assumer leur américanisation pluriséculaire).
Les auteurs de ces deux ouvrages révèlent aux spécialistes de l’Afrique noire le délire dont ils risquent de devenir les victimes prochaines. N’ai-je pas eu cette année dans un cours de licence d’ethnologie consacré aux sociétés africaines une étudiante bien blanche et bien picarde qui m’affirmait avec force que c’étaient en effet les Africains qui avaient peuplé le continent américain ! J’avais très vaguement entendu parler des élucubrations d’Ivan van Sertima mais, n’ayant pas encore lu ces deux ouvrages, je n’avais pas pris cette affirmation très au sérieux. Aujourd’hui, je ne réagirai certainement pas de la même manière, c’est-à-dire avec une désinvolture sceptique et amusée, et je prendrai très au sérieux une déclaration de ce genre.
Je me dois donc de remercier d’emblée et publiquement tous ces collègues de m’avoir informé très précisément et très intelligemment d’un danger que nous avons mis du temps à déceler. C’est d’ailleurs le sens que je donne à la conclusion de la contribution de B. R. Ortiz de Montellano à Afrocentrismes, consacrée à la prétendue origine africaine de l’art olmèque au Mexique : « […] l’establishment anthropologique et archéologique a largement ignoré ou sommairement congédié ses affirmations [celles de I. van Sertima], permettant à ses idées de se diffuser sans vérification au sein de la communauté afro-américaine » (pp. 264-265). Deux questions méritent une discussion en profondeur : la première porte sur les conditions de production des idéologies chauvines, ethniques, racistes, racialistes et nationalistes aussi bien en Amérique qu’en Europe et évidemment en Afrique. La seconde porte sur le rôle assumé, volontairement ou non, par les producteurs de connaissances, sur le recours systématique à des discours soi-disant scientifiques pour justifier, valoriser et protéger de telles idéologies, et surtout sur les intérêts et la volonté de pouvoir de ceux qui les diffusent et les appliquent. Stephen Howe déploie avec ironie et humour une prodigieuse érudition, mais il lui manque parfois un esprit de synthèse. Il nous offre un jeu de rapprochements absolument saisissants entre vieilles idées européennes, historiographies afro-américaines (et même américaines) et tous les courants de critique culturelle (ou de soi-disant critique) ayant eu cours aux États-Unis ces trente dernières années.
Afrocentrismes complète cette entreprise ou la précise à propos de thématiques africaines, brésiliennes et antillaises (françaises). Ceux qui ont oublié nos divagations coloniales (sinon colonialistes et racistes) seront surpris, mais le seront surtout ceux qui auraient oublié l’origine purement eurocentrique de ces nationalismes, racismes et culturalismes essentialistes – S. Howe ou encore J.-P. Chrétien, dans sa contribution intitulée « Les Bantu. Des Indo-Européens noirs ? » nous le rappellent avec force citations et insistance. Il manque toutefois, pour le lecteur peu cultivé, afrocentré naïf ou africaniste bienveillant, une contextualisation historique et conceptuelle plus globale. Howe est typiquement anglo-saxon, puisqu’il ne conclut ses trois cents pages que d’une page, alors que l’ouvrage Afrocentrismes, malgré sa remarquable introduction collective, reste éclaté entre la quinzaine de pistes ouvertes. Un utile retour en arrière consisterait à lire A.-M. Thiesse et sa récente synthèse, La Création des identités nationales. Europe XVIII-XXe, qui nous rappelle toutes les turpitudes ethnologiques et historiques fabriquées très volontairement et consciemment par les spécialistes et savants de ces époques pour justifier les revendications nationales et ethniques d’États en gestation (1). L’histoire sociale et la sociologie historique permettraient de contextualiser une quête érudite tout à fait justifiée et nécessaire, mais qui oublie parfois les raisons d’être récurrentes de ce genre de discours. Howe reconnaît bien cette lacune, tout en évoquant la situation de l’élite afro-américaine qui compense par l’afrocentrisme les dernières vingt années de recul du mouvement des droits civiques.
Nous ne disposons cependant pas des mêmes éléments pour comprendre l’africanisation possible de cet afrocentrisme. En effet, nous ignorons à peu près tout de l’opinion des « africanistes » africains sur cette question. Si S. Howe et F.-X. Fauvelle-Aymard analysent la pensée de Cheikh Anta Diop et de certains de ses épigones (comme T. Obenga), voire de certains ethnophilosophes, aucun historien africain ne présente de contribution dans Afrocentrismes. Quelle qu’en soit la raison, cette situation n’est pas normale, même si un tel ouvrage peut se placer dans la filiation des travaux de V. Mudimbe, et il manque une dimension historique et politique à ces évocations. Car il existe tout un courant d’africanité nationaliste ou panafricaine qui débat depuis une dizaine d’années, notamment au sein du Codesria, et qui, tout en se tenant à une certaine distance de l’afrocentrisme défini comme américain, critique plus ou moins fortement les études africaines, voire les sciences sociale classiques considérées comme intrinsèquement occidentales ou encore coloniales dans leur conception et surtout leurs objets. Une typologie grossière permettrait de spécifier trois positions. Tout d’abord, celle des chercheurs faisant l’éloge de l’africanité (par opposition à l’afrocentrisme) qui doit dissoudre les études africaines puisque, en Afrique, il ne peut y avoir de spécialiste africaniste par définition. On pourrait distinguer ici une version, très agressive, de l’anticolonialisme réchauffé et aux références dépassées telle que celle défendue par A. Mafeje, et une version plus synthétique et à jour des recherches africanistes mais s’efforçant néanmoins de préserver le droit à une prééminence « africaine ». On pourrait résumer cette sensibilité par l’expression : « Les études africaines aux africains (2) » ! P. T. Zeleza n’évoque d’ailleurs qu’une fois, et de manière sibylline, les fantaisies de l’afrocentrisme dans son gros ouvrage critique Manufacturing African Studies and Crises ; c’est au moment de sa lecture du philosophe K. A. Appiah, lui-même critique acerbe de ce soi-disant retour à l’Afrique noire. Paradoxalement, P. T. Zeleza est un historien malawite installé aux États-Unis. La deuxième position serait celle du ghanéen Kwesi K. Prah, qui vit aujourd’hui en Afrique du Sud, et qui est partisan d’un afrocentrisme raisonnable. En réalité, selon ce dernier, il existerait une approche commune, le fait de se référer à un point de vue prenant l’Afrique noire comme point de repère, mais qui se dédouble ensuite en deux afrocentrismes, l’un véritable et scientifique, l’autre faux et mystificateur. Prah regrette le poids incontournable des études africaines occidentales tout en reconnaissant leurs acquis. Pour ce faire, il se fonde sur les grandes traditions sociologiques occidentales (Marx, Weber, Durkheim qui définissent le projet indépassable des véritables sciences sociales. Ce rationalisme sociologique et anthropologique (Prah reconnaît l’importance de cette dernière discipline, et il s’agit là d’une opinion plutôt minoritaire) relativise la « pureté » de l’africanité de Prah, qui manifeste du coup une certaine ambiguïté.
Enfin, se situant au-delà de tout afrocentrisme ou africanité, nous trouvons Achille Mbembe. La critique de l’africanisme occidental a conduit les chercheurs africains, selon lui, à créer un ghetto de l’identité géographique : l’afrocentrisme (américain) et l’africanisme (à la Mafeje) ne permettent pas de comprendre la mondialité de l’Afrique noire d’aujourd’hui. Prolongeant ses éditoriaux du Bulletin du Codesria, A. Mbembe analyse de manière très subtile les « […] deux courants idéologiques, instrumentalistes et réducteurs, qui prétendent parler “au nom” de toute l’Afrique (3) ». Je rappelle ici ses définitions : « Le premier courant – qui par ailleurs se présente volontiers comme radical et progressiste – s’est appuyé sur des catégories d’inspiration marxiste et nationaliste pour développer un imaginaire de la culture et du politique dans lequel la manipulation de la rhétorique de l’autonomie, de la résistance et de l’émancipation sert de critère unique de légitimation du discours africain authentique » [dans la note 10 placée ici, l’auteur signale comme l’un des lieux producteurs de cette idéologie… le Codesria lui-même !]. « Le deuxième courant s’est développé à partir d’une exaltation de la différence et de la condition native. Il prône l’idée d’une identité culturelle africaine singulière dont le fondement serait l’appartenance à la race noire. » Pou autant que j’ai le droit de donner mon avis sur un débat afro-africain, je rappelle que je partage entièrement le point de vue de Mbembe quant aux débordements et dangers des afroafricanocentrismes. Je me permettrai pourtant de compléter sur ce point les analyses de S. Howe ou de F.-X. Fauvelle-Aymard à propos des cas L. S. Senghor et C. A. Diop. Lorsque nous découvrîmes, en écoutant S. Hymans, que le chantre du « racialisme » culturel de la négritude, L. S. Senghor, avait trouvé ses cadres formels d’inspiration au cours des années 20-30 dans la lecture des uvres de l’écrivain chauvin d’extrême droite M. Barrès et du philosophe chrétien très occidentalo-centré J. Maritain, et que l’initiateur de ces lectures avait été son condisciple de khâgne G. Pompidou, le ciel nous tomba littéralement sur la tête. En 1965 ou 1966, nous ne percevions que des divergences idéologiques et politiques entre F. Fanon et L. S. Senghor. L’idée d’une telle « coupure épistémologique » nous était insupportable, d’autant que ce rappel à l’ordre venait d’un Américain !
Quant à Diop, il faudrait le considérer comme l’éternel concurrent, intellectuel et politique, de Senghor, et un concurrent, qui plus est, malchanceux. Fauvelle suggère d’ailleurs cette lecture dans son article, intitulé très pertinemment « C. A. Diop, ou l’africaniste malgré lui ». En fait, l’intelligentsia sénégalaise tient deux discours sur Diop. Officiellement, il est le père à tous (d’où le nom de l’université de Dakar), le héros fondateur impossible à critiquer et à remettre en cause. Le « diopisme » version pré-afrocentriste se présente comme une idéologie naturelle et procure un prestige universel à peu de frais. Tous les écrits des uns et des autres sont là pour le confirmer. Mais si l’on passe aux sources orales, aux discussions de couloir, de colloque, de café ou de salon, les choses changent alors drastiquement. Je puis témoigner que, depuis trente ans, et tout en protégeant l’identité et l’amour propre des universitaires concernés, je ne compte plus les collègues et amis sénégalais qui vivent cette référence obligée comme un fardeau et nous envient, nous les non-Sénégalais (ou les non-Africains), de pouvoir remettre à sa juste place l’histoire et la linguistique mythique « à la Diop », de ne pas céder au chantage des Africains ou des Afro-Americains jaloux de la soi-disant prescience sénégalaise. Ainsi les travaux des historiens et sociologues de « L’École de Dakar » sont-ils d’une remarquable qualité professionnelle et rationnelle (et à cent lieux de l’irrationalisme historique des afrocentristes), même si certains points communs idéologiques peuvent les rapprocher des thématiques de C. A. Diop. Ces convergences trouvent leurs origines dans une configuration socio-historique et culturelle commune, comme j’ai essayé de le montrer il y a presque dix ans (4), et non dans la volonté de défendre une problématique explicative similaire. Ce qui frappe, dans la production de tous les auteurs mis en lumière et en cause, est le non-professionnalisme scientifique, au pire ou aõ mieux, l’autodidactisme de leurs méthodes et de leurs connaissances.
Certes, il ne faut pas traiter de la même manière M. Bernal et I. van Sertima, mais enfin Bernal est parfois bien léger, ou prétentieux, dans ses démonstrations. C’est ici que la science de la réception critique, branche bien connue de la critique littéraire, est utile. Howe la conduit le plus loin possible mais, de son propre aveu, il y manque la sociologie ou même l’ethnographie car, dans le cas de l’afrocentrisme, qu’il soi populaire ou prétendument érudit, il ne lui reste plus que l’écrit. Il doit se fonder, en effet, sur des sources secondaires pour reconstituer l’histoire sociale de la diffusion de ces travaux et de ces écrits. Mais autant le point a été fait et continue d’être fait sur le recherches de M. Bernal (voir la contribution de P. Carledge sur ce dernier dans Afrocentrismes, pp. 47-63), autant l’élucidation des tenants et aboutissants de l’afrocentrisme militant et afro-américain relève d’une véritable enquête policière. Howe n’a pas mené d’enquête de terrain sur ce point, et l’on sent bien là toute une dimension « activiste » qui ne peut être mise à jour que par des entretiens, des discussions ou même des observations (des conférences publiques, des cours des écoles afrocentrisées, etc.). Bref, on ne peut analyser avec les mêmes outils et surtout avec les mêmes types de sources d’information l’afrocentrisme idéologique et l’afrocentrisme savant, l’afrocentrisme de la supériorité africaine intrinsèque et l’afrocentrisme de l’Égypte archéologique.
Si nous voulons aller au fond du problème, il faut évoquer quelques conceptions méthodologiques concernant l’histoire. Howe se moque un peu du militantisme historiographique des défenseurs de l’Afrique noire, comme s’il fallait rappeler la nécessité du discours historique quand on examine son passé (pp. 124-125). Mais on voit à ce genre d’« humour anglo-saxon » que Howe n’a jamais eu à affronter le terrain concret de la reconstruction d’un passé le plus souvent oral, pas encore très archéologique dans les années 60-80, et surtout si longtemps bafoué par la science occidentale et par les acteurs africains eux-mêmes, concédant souvent l’existence d’un passé bien primitif et linéaire. On ne badine pas avec l’histoire africaine, et c’est cette longue irresponsabilité qui explique en partie le succès de l’afrocentrisme. Mais on ne badine pas non plus avec les méthodes des sciences sociales, comme semble l’accepter W. van Binsbergen. Comment peut-on en effet affirmer, comme le fait ce dernier, « […] quel que soit le vice de forme qui affecte le projet de Bernal, il est plus que compensé par l’étendue de son champ de vision » ? Les bonnes idées ne peuvent rattraper les méthodes inadéquates ; j’ai même tendance à penser l’inverse. Car la large discussion autour de Bernal pose par définition un problème de méthode de production des connaissances, ce qu’admet toutefois W. van Binsbergen dans le paragraphe suivant. C’est cette discussion, avec ses préjugés et ses lacunes, qui me semble exemplaire, et par ricochet les deux livres que nous avons en lecture. Certes, cette discussion a déjà quelques années derrière elle, mais le débat idéologico-scientifique constitue un élément intrinsèque des études africaines depuis au moins un demi-siècle, et il est remarquable que, pour une fois, nous disposions d’une intervention française de qualité avant que le débat ne soit clos. Au-delà des contraintes idéologiques incontournables, il convient de rappeler avec force le droit à la rigueur de la preuve, de l’expli-citation des conditions de production et de fabrication des données, de la conceptualisation raisonnée du comparatisme, du respect des points de vue divergents. Enfin, si la prudence va de soi, il paraît évident à la lecture de ces textes que le succès de l’afrocentrisme tient pour partie à l’absence criante d’ouvrages de vulgarisation et de popularisation de qualité, aussi bien en anglais qu’en français, des « découvertes » de l’histoire et de l’anthropologie africaines. La science n’a jamais fait reculer le racisme, comme l’atteste l’emprise encore récente et actuelle de l’idéologie d’extrême droite en France (et les nombreux travaux sur la « vérité » de la place et du rôle des populations immigrées), mais elle peut contribuer à aider les « damnés de la terre » à mieux penser le monde qui leur dénie encore une existence normale. Pour S. Howe, l’afrocentrisme est le rêve éveillé du racisme blanc. Qu’on me permette de citer la dernière page de son livre : « […] aucune des idées qui ont été l’objet central de cet ouvrage n’offrent la base pour une quelconque stratégie qui puisse améliorer le sort des pauvres, des opprimés et des exclus, que ce soit en Amérique du Nord, en Europe ou en Afrique. Ces derniers méritent plus que n’importe qui d’autre, une information précise à propos du monde où ils vivent, s’ils tiennent un jour à le transformer » (p. 285). Les peuples africains et leurs descendants à travers le monde ont comme les autres peuples le droit à la Raison, une Raison humaine et universelle et non ethnique, « noire » et raciste.
Il serait dommageable pour l’histoire africaine que l’afropessimisme occidental du chaos des années 90 débouche sur la sublimation fantasmatique nègre et racialiste d’un afrocentrisme irresponsable d’origine américaine. La fuite des cerveaux africains vers l’Amérique du Nord peut conforter les désillusions d’une décadence de l’université africaine. Mais cela n’a rien à voir avec le maintien des études africaines ou africanistes scientifiques. Les sociétés africaines ont tout autant que les autres sociétés de par le monde le droit à des sciences sociales méthodologiquement et épistémologiquement fondées, quels que soient l’identité nationale, la couleur de la peau ou le genre de celles et ceux qui les élaborent. Cette conclusion peut sembler bien grandiloquente et ringarde, mais ces deux ouvrages en confirment l’extrême actualité.
Jean Copans Université de Picardie-Jules Verne (Amiens)
1. A.-M.Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIII-XXe, Paris, Le Seuil, 1999.
2. Lire A.Mafeje, « L’africanité : une ontologie de combat », Bulletin du Codesria, n° 1, 2000, pp. 67-73. Voir également ma critique de son point de vue anti-anthropologique dans « Six personnages en quête d’un africanisme », Politique africaine, n° 69, mars 1998, pp. 89-108.
3. Voir notamment les derniers numéros des années 1999 et 2000 (« Ouvrir les sciences sociales », « Sortir du ghetto : le défi de l’internationalisation », « La fin des monologues »). Lire également l’article « À propos de écritures africaines de soi », Politique africaine, n° 77, mars 2000, pp. 16-43.
4. « Les noms du geér : essai de sociologie de la connaissance du Sénégal par lui-même, 1950-1990 », Cahiers d’études africaines, 123, XXXI (3), 1991, pp. 327-362.
Le point de vue de Wim van Binsbergen
L’ouvrage de Stephen Howe est avant tout un travail d’histoire intellectuelle, et sur ce plan il fait montre d’une d’érudition remarquable. L’ampleur de l’argumentaire et l’étendue des lectures qui le sous-tendent sont tout à fait impressionnantes. Afrocentrism est l’un des premiers ouvrages à étudier en détail, depuis ses plus lointaines origines jusqu’à ses ramifications contemporaines et ses manifestations les plus hautes en couleur, l’un des mouvements intellectuels et politiques les plus importants de notre époque. Il est indéniable que l’auteur entend, avec ce livre, prononcer une condamnation définitive de l’afrocentrisme. Ce qui le motive, c’est de sonner l’alarme face à ce que lui et d’autres (à commencer par M. Lefkowitz (1)) considèrent comme un dévoiement des valeurs intellectuelles et morales au nom d’une prise de conscience des Noirs, notamment des Afro-Américains.
Certes, on ne peut qu’être d’accord avec How (et Lefkowitz) lorsqu’il énumère les défauts propres à ce phénomène : érudition médiocre, amateurisme, approche autodidacte d’une histoire grandiose et de thèmes comparatistes, usage non systématique de sources et de méthodes sérieuses, isolement manifeste et délibéré des auteurs afrocentristes par rapport aux débats actuels et à l’état des recherches dans les domaines qu’ils abordent, basculements occasionnels dans un racisme noir, etc. Howe a, sur tous ces aspects, des choses très juste à dire. Mais je suis en désaccord total avec lui en ce qui concerne l’ampleur du rejet à opposer à l’afrocentrisme. Pour Howe, l’afrocentrisme relève avant tout de ce que nous appelions, à notre époque marxiste, une fausse conscience, c’est-à-dire une perception totalement erronée de la réalité, et qui peut être expliquée par la trajectoire historique suivie, au cours des derniers siècles, par la collectivité chez qui se rencontre cette représentation. Lorsque Howe juge l’afrocentrisme tout bonnement intolérable, c’est parce que, dans le contexte de politique de l’identité où évolue le monde postmoderne, il n’est plus politiquement correct, et même de moins en moins politiquement possible, d’ignorer publiquement ou de congédier les affirmations afrocentristes – d’où leur influence grandissante dans le système éducatif américain. Pour Howe (p. 6) comme pour moi, la question centrale est ici celle de la vérité de l’afrocentrisme. Stephen Howe se pose lui-même comme étant d’abord intéressé par la dimension politique de l’écriture de l’histoire, mais il échoue à s’emparer de la formidable question philosophique de ce qui constitue la vérité dans l’analyse historique. Et s’il persiste à désigner la version afrocentrique de l’histoire comme mythique, il manque malheureusement l’occasion d’explorer les dimensions potentiellement mythiques du courant principal de l’historiographie.
Pour Howe, la part de vérité de l’afrocentrisme est nulle. En d’autres termes, l’afrocentrisme est entièrement mythique. Pour moi (2), au contraire, l’afrocentrisme contient, malgré ses défauts endémiques, un embryon de vérité, sous la forme d’hypothèses à tester au sujet de possibles contributions que les Africains ont pu offrir au développement planétaire de la cultur humaine. Cette position a d’importantes implications politiques et critiques. Car s’il existe une possibilité, même infime, que certaines thèses afrocentristes (fussent-elles faiblement élaborées et documentées) se trouvent validées une fois reformulées de manière scientifique et éprouvées dans les règles de l’art, alors le rejet intégral de l’afrocentrisme n’est pas une attitude aussi positive et éclairée que le dit Howe (et Lefkowitz). Un tel rejet risque simplement d’entériner le statu quo et de perpétuer le processus d’exclusion que les Noirs, en Afrique et en dehors, ont subi depuis des siècles. Il y a ici un rôle à jouer pour un chercheur polémiste sans ancêtres noirs ni africains et qui ne peut être par conséquent soupçonné d’effec-tuer un travail de conscientisation, mais qui pourtant, pour des motifs scientifiquement respectables, défend des positions semblables ou identiques à celles des afrocentristes. Martin Bernal est dans ce cas, et il est évidemment dénoncé par Howe. L’historiographie offre un certain nombre de réponses toutes prêtes à cette question fondamentale : selon quelle méthode, et avec quelle validité et fiabilité construisons-nous nos images du passé ? Pour Howe, et pour d’autres historiens qui se situent comme lui dans la tradition empirique tout en étant suspects d’accorder trop de crédit à la théorie systématique, une approche méthodologique capitale est celle du « sens commun », qui consiste à recourir à l’effet d’auto-validation de la simple logique quotidienne et des concepts communs (du moins dans le monde nord-atlantique, ou occidental).
Inévitablement (les perspectives communes quotidiennes étant par définition intersubjectives, partagées par d’autres et reconnues comme telles), le recours au sens commun joue en faveur des paradigmes considérés comme admis à un moment précis dans une discipline précise. Le mérite de Bernal a justement été de nous révéler l’immense portée historique et politique de l’un de ces paradigmes, que le projet Black Athena entendait détruire. Ce paradigme est le suivant :
. « La culture grecque classique fut pratiquement indépendante de toute influence venue du Proche-Orient ancien (Anatolie, Phénicie, Égypte, Palestine, Syrie, Mésopotamie » (a).
Sur le même plan, trois autres paradigmes historiques ont dominé la seconde moitié du XX e siècle :
. « L’Égypte ancienne, bien que située en bordure du continent africain, fut une civilisation essentiellement non africaine, dont les réalisations dans les domaines du religieux, du social, du politique, de l’organisation militaire, de l’architecture et des autres arts, sciences, etc., furent largement originales, et dont la dette, si tant est qu’elle existe, serait plutôt en faveur de l’Asie occidentale que de l’Afrique subsaharienne » (b).
. « L’Égypte ancienne n’a pas eu d’impact profond, durable et donc repérable sur le continent africain, et notamment en Afrique subsaharienne » (c).
. « L’Afrique contemporaine est un patchwork composé de nombreuses cultures locales distinctes, chacune caractérisée par une langue distincte et donnant naissance à une identité ethnique distincte, à la lumière de quoi une plus large perspective sur une continuité culturelle du continent remontant au plus ancien passé doit être reléguée dans le règne de l’idéologie et de l’illusion » (d).
Formulés de cette façon, ces paradigmes, bien que largement admis par les chercheurs travaillant dans le contexte ainsi défini, sont en principe des hypothèses testables. Quoiqu’ils ne soient pas intrinsèquement idéologiques, ils sont évidemment en conformité avec la perspective nord-atlantique hégémonique à l’égard du reste du monde. Ils postulent un monde rigidement compartimenté, en contradiction non seulement avec ce que suggère notre expérience quotidienne de la mondialisation mais aussi avec les flux, bien démontrables, qui ont diffusé techniques agricoles, armes, instruments de musique, langues, systèmes de croyances (y compris les grandes religions mondiales), systèmes formels tels que jeux à damiers, méthodes divinatoires, mythes et symboles, à travers tout le continent africain et de façon continue (dans une mesure considérable mais malheureusement peu étudiée) avec le reste de l’Ancien Monde, et même avec le Nouveau. Sous une semblable segmentation, c’est toute une géopolitique mythique qui se révèle : le mystère et la mystique de l’Europe (et depuis plus récemment, de l’Atlantique nord en général) peuvent être conservées comme base d’un solide pouvoir idéologique en faveur du colonialisme et de l’hégémonie postcoloniale. L’Égypte, l’Afrique, les cultures africaines restent les derniers Autres, non seulement pour l’Atlantique nord, mais aussi les unes pour les autres ; une sorte de « diviser pour mieux régner » conceptuel et géopolitique qui les maintient dans une position.
De même, le courant principal de diffusion des phénomènes culturels est défini comme allant du nord vers le sud, tandis que l’idée indésirable de contre-courants allant vers le nord est tout simplement congédiée. Tout cela peut bien être en effet un ensemble d’hypothèses à tester, mais cela ressemble beaucoup à des mythes géopolitiques. Si l’on peut démontrer que nos quatre paradigmes (de a à d) possèdent un potentiel idéologique hégémonique (pour ne rien dire de leur caractère totalement eurocentriste et raciste), il est probable que les paradigmes inverses (de a’ à d’) auront une charge idéologique similaire mais opposée. Ces paradigmes inverses mettraient plutôt l’accent sur les continuités historico-culturelles :
(a’) entre la Grèce et le Proche-Orient ancien (y compris l’Égypte ancienne) ;
(b’) entre d’une part les cultures préhistoriques situées sur le continent africain au sud du tropique du Cancer, et l’Égypte d’autre part ;
(c’) entre l’Égypte ancienne et les cultures africaines postérieures ; (
(d’) entre les cultures africaines contemporaines prises dans leurs rapports mutuels, même abstraction faite de l’influence de l’ancienne Égypte.
Pour ma part, je soutiens que ces derniers paradigmes contiennent une critique saine et sérieuse des fausses idées d’hégémonie, et qu’elles sont par conséquent, dans une très grande mesure, vraies (et ce de façon démontrable). Or, il se trouve que ces paradigmes inverses font partie des thèses centrales de l’afrocentrisme, qui ne peut donc plus être relégué au rang de fausse conscience ou d’outil de prise de conscience des Noirs, mais mérite d’être admis dans le sein du sein de la recherche. Congédier ces représentations inverses comme de purs et simples « mythes », à l’instar de ce que fait Howe dans son sous-titre et tout au long de son ouvrage, ce n’est pas seulement commettre une injustice, c’est aussi faire preuve de myopie, car la nature potentiellement mythique des paradigmes dominants est insuffisamment mise en avant. La réalisation impeccable du dessein de Howe ne rend pas immédiatement apparente cette myopie. N’étant pas lui-même un africaniste, il doit être félicité pour le soin méticuleux qu’il a mis à assimiler la vaste bibliographie sur le sujet, traçant une synthèse médiane dans la ligne des paradigmes dominants. Il trouve peu de raisons, dans l’énorme littérature consultée, de remettre en cause ces paradigmes du sens commun. Mais a-t-il assez cherché ? Pour Howe, « en l’état actuel, les preuves d’un parallélisme entre les conceptions égyptiennes de la royauté et celles de l’Afrique subsaharienne ou de la mer Égée sont extrêmement minces » (p. 130).
Sur quelle autorité se base une telle affirmation ? Il est vrai que mes propres découvertes, révélant un très fort parallélisme, au niveau matériel, entre les royautés égyptienne et zambienne (3), sont venues récompenser vingt ans de recherches, menées de l’intérieur, sur le mythes et la royauté nkoya, ainsi qu’une expérience des études proche-orientales anciennes dont peu d’anthropologues et d’africanistes peuvent se prévaloir ; ce qui donne une idée des problèmes méthodologiques et paradigmatiques soulevés. Toujours est-il que, contrairement à ce qu’affirme Howe, les parallélismes entre l’Égypte ancienne et l’Afrique subsaharienne sont massifs, bien qu’inégaux. Stephen Howe n’a tout simplement pas passé assez de temps dans les différentes disciplines en rapport avec son propos, ni regardé assez attentivement autour de lui lorsqu’il y était. La sensibilité propre à chaque discipline lui échappe, de même que leurs contre-courants internes et leurs développements les plus récents. Dans le chapitre 3, par exemple, les origines africaines de l’humanité sont négligemment oubliées, et c’est à peine si l’on trouve une allusion aux découvertes récentes qui, au-delà de l’idée désormais généralement admise selon laquelle l’hominisation eut lieu en Afrique il y a quelque trois millions d’années, renforcent la probabilité que la révolution humaine d’il y a cinquante mille ans eut également lieu (au moins en partie) en Afrique, produisant des hommes modernes caractérisés par le langage, l’art, le symbolisme, l’organisation sociale, etc. Ajoutons à cela que c’est bien d’Afrique que viennent les plus anciennes découvertes de représentations animales, de peintures et d’armes sophistiquées telles que les harpons barbelés.
Que les hommes modernes possèdent un arrière-plan aussi probablement africain (et que, compte tenu de l’exposition aux ultraviolets, ils aient sans doute été noirs de peau) fournit à l’afrocentrisme une conjoncture trop favorable pour être simplement ignorée ou balayée de la main. Les bonnes intentions de Howe ne l’ont donc pas empêché de faire sienne une représentation de l’histoire du monde qui est potentiellement hégémonique, eurocentrique et mythique, et qui n’est donc pas préférable à l’alternative afrocentriste qu’il combat. Je ne parlerai pas ici de la façon dont Howe tombe parfois dans la polémique inutile. Plus significatif me semble être le fait qu’il sacrifie des réputations scientifiques sur l’autel de son indignation face à l’afrocentrisme, et ce d’autant plus promptement qu’il connaît moins leur domaine de spécialité. Ainsi de C. Ahmad Winters, Hérodote, H . Frankfort, Frobenius, Sergi. Ces chercheurs anciens et modernes ont en commun une chose qui les rend indésirables pour le sens commun, ce courant paradigmatique principal à l’autorité duquel Howe fait appel : ils ont tous la capacité de transgresser les frontières culturelles et géopolitiques établies, qu’il s’agisse d’expliquer l’origine des guerres médiques par tout un contexte englobant l’Ancien Monde en entier, de réunir l’Égypte et la Mésopotmie dans la même perspective, ou encore d’insister sur les continuités flagrantes entre l’Afrique de l’Ouest et du Nord, l’Europe et l’Asie, aux plans des systèmes de parenté, des langues et du symbolisme. De façon fort peu surprenante, les méchants d Howe apparaissent comme des héros intellectuels dans l’un de mes prochains ouvrages.
Le cas de Frobenius est particulièrement instructif. Chef de file de l’africanisme de son temps (le début du XX e siècle), il devint la principale source d’inspiration de l’afrocentrisme. Parmi d’autres allégations, Howe reproche à Frobenius de trop mettre l’accent sur les influences extérieures s’exerçant sur les cultures africaines. Cette insistance supposée (attribuable par ailleurs à une vision déformée de son travail) ne s’inscrit certainement pas dans l’orientation afrocentriste, mais c’est pourtant la conséquence inévitable des échanges culturels globaux qui filtrent depuis au moins le paléolithique supérieur. En réalité, nous rencontrons ici un cinquième paradigme du courant dominant : « Aucune influence non africaine substantielle ne s’est exercée sur l’Afrique. » Ce paradigme se trouve être partagé par les africanistes de la fin du XXe siècle et par les afrocentristes. Pour moi, la dimension hégémonique de l’affirmation contenue dans ce paradigme réside dans la combinaison de deux postures idéologiques : d’abord la tendance nord-atlantique à postuler l’altérité de ce qui est africain, tendance qui ne tolère pas que l’Afrique puisse être polluée par de connections intercontinentales et qui refuse de la considérer comme partie d’un monde plus large ; en second lieu, je discerne ici la quête d’une compensation face au sentiment de culpabilité engendré par la violation de la dignité africaine dans le contexte de la traite des esclaves et de la colonisation. Pourtant, l’Afrique a indéniablement fait partie du monde global et de l’humanité depuis ses origines africaines, tant par ce qu’elle a offert au monde que par ce qu’elle en a reçu, et les échanges culturels intercontinentaux ont été la règle de l’histoire humaine, en Afrique comme en dehors.
Au final, soyons reconnaissant à Stephen Howe de nous fournir une étude scientifique sérieuse de l’arrière-plan et des contenus de l’afrocentrisme comme moment de l’histoire intellectuelle. Au-delà de son inquiétude quant à l’avenir de la recherche et de l’enseignement, sa critique dévastatrice de l’afrocentrisme, sur les plans politique et idéologique, provient de la meilleure des intentions, celle de ne pas céder à l’idée que les intellectuels noirs puissent s’enfermer dans un ghetto intellectuel. À l’inverse de Bernal, qui tend à avoir raison pour de mauvaises raisons, on peut dire qu Howe a tort pour de bonnes raisons. Ce livre ne met pas un terme à la thèse de l’afrocen-trisme ; et je puis volontiers relater le fait que Howe fut sincèrement satisfait lorsque, lors d’un colloque où le présent argumentaire fut avancé pour la première fois, je plaidai (mais d’une manière dépassant le cadre de la présente note) en faveur de la possibilité d’établir la vérité empirique de certaines des thèses afrocentristes les plus précieuses. Ce n’est pas dans le ghetto noir ni dans ses équivalents académiques (comme le Journal of African Civilizations ou Karnak Publishers, deux bastions de l’afrocentrisme) que l’afrocentrisme doit être contraint au débat, mais dans l’environnement ouvert, transparent et universellement accessible de l’Université elle-même. Ce n’est qu’ainsi qu’il pourra être débarrassé de ses faiblesses méthodologiques, du caractère restrictif de la sélection des faits, du refus obstiné d’admettre la possibilité de mener l’enquête scientifique avec désintéressement, et par-dessus tout du racisme. Au-delà des défauts indéniables de l’afrocentrisme actuel, luit la promesse d’un avenir éclatant où, grâce à l’inversion inspirée des paradigmes hégémoniques admis, nous pouvons espérer nous approcher au plus près de la vérité empirique et démontrable concernant les contributions que le continent africain, depuis des millénaires, a offert à la culture humaine planétaire.
Wim van Binsbergen Africa Studiecentrum, Leiden, Erasmus University, Rotterdam Traduction de François-Xavier Fauvelle-Aymar
1. M. R. Lefkowitz, Not out of Africa. How Afrocentrism Becaume an Excuse to Teach Myth as History, New York, Basic Book, 1996.
2. W. van Binsbergen (ed.), Black Athena. Teen Years after, special issue, Talanta. Proceedings of the Dutch Archaeological and Historical Society, vol. 28-29, 1996-1997. Voir aussi ma contribution à Afrocentrismes, « Dans le troisième millénaire avec Black Athena », pp. 127-150.
3. W. van Binsbergen, Global Bec Flight, à paraître
La réponse aux critiques de François-Xavier Fauvelle-Aymar L’afrocentrisme est sans nul doute l’un des principaux mouvements d’idées de ces dernières décennies dans le domaine culturel et intellectuel, et le débat qu’il a engendré l’un des plus importants de notre époque. Quiconque est un peu au courant des controverses autour de Cheikh Anta Diop ou de Black Athena de Martin Bernal, quiconque s’est déjà trouvé confronté, dans ses enseignements sur l’Afrique, à des questions saugrenues sur la philosophie des Égyptiens anciens, le faciès « négroïde » des sculptures précolombiennes ou l’origine égyptienne de la langue zulu, en sera convaincu. Jean Copans espère que l’afrocentrisme restera un phénomène américain ; il sait que ce n’est plus le cas et que ce n’était déjà plus le cas en 1998, lorsque fut lancé, par Claude-Hélène Perrot, Jean-Pierre Chrétien et moi-même, le projet du livre qui allait s’intituler Afrocentrismes.
L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique. C’est d’ailleurs tout le sens de cet ouvrage que de faire porter l’éclairage sur un phénomène idéologique planétaire, tout en fournissant quelques éléments d’appréciation sur les thèses qui le caractérisent. Objectif double, donc, car nous voulions offrir au lecteur un faisceau d’arguments comprenant tant des études « pied à pied » sur des controverses aiguisées par l’afrocentrisme que des analyses de tel ou tel aspect, figure ou région de la nébuleuse afrocentriste. Un tel travail était bien entendu impensable pour un auteur unique, sauf à s’incarner en africaniste multicarte et « spécialiste de tout ». Il fallait que l’ouvrage fût collectif, chacun des contributeurs conservant en outre toute latitude d’articuler l’approche « positiviste » et l’analyse déconstructiviste (sur les plans épistémologique ou idéologique, notamment). Mélange des genres très pragmatique, mais qui a au moins le mérite de ne pas imposer de nouvelle doctrine (forcément centriste et modérée) entre les tenants du travail d terrain, aveugles aux enjeux idéologiques, et les postmodernes, résignés à n’étudier que la constitution des savoirs.
Certes, ce parti pris collectif ne suffit pas à éviter complètement l’effet « levée de boucliers de la science institutionnelle contre la révolution afrocentriste en marche », mais il permet au moins de préserver la diversité des points de vue dans et sur le débat. Bien entendu, ce qui unit les contributions à cet ouvrage est un certain scepticisme (et non un « scepticisme général », comme l’écrit M. Mbodj), diversement modulé, à l’égard des thèses afrocentristes, mais les différences de tonalité, au final, sont frappantes. Cette diversité fait peut-être un peu désordre, mais elle est essentielle dans la mesure où elle préserve la plurivocité de la « science occidentale » (hypostasiée par les afrocentristes comme une secte homogène ourdissant un complot perpétuel contre la vérité), et où elle respecte le caractère multiforme de l’afrocentrisme, justement rappelé par Mbodj. On me permettra de reprendre ici rapidement la structure de l’ouvrage, afin de montrer un peu l’extension du débat. La première partie (« Un nouvel africanisme ? ») examine trois grandes figures de l’afrocentrisme (sans que l’ouvrage se limite aucunement à elles seules) : Cheikh Anta Diop (F.-X. Fauvelle-Aymar), Martin Bernal (P. Cartledge) et Molefi Asante (C. Walker), avant de proposer deux études transversales qui révèlent l’arrière-plan africaniste de l’afrocentrisme : l’usage abusif des arguments étymologiques (H. Tourneux) et le thème de l’Ève noire (A. Lainé). Une seconde partie (« Au commencement était l’Égypte ») isole, parmi toutes les topiques qui balisent le discours afrocentriste, celle d’une ancienne Égypte noire et africaine, mère de la civilisation grecque. Le thème central de Black Athena de Martin Bernal (la colonisation et la civilisation de la Grèce à partir de l’Égypte) est l’occasion d’une réflexion sur les échanges en Méditerranée orientale à l’âge du bronze (W. Van Binsbergen). L’étude de la culture matérielle de l’Égypte prédynastique (B. Midant-Reynes), de la place de la langue égyptienne parmi les langues du monde (P. Vernus) ou encore de la couleur de peau des Égyptiens (M. Etienne) permet de recadrer la part « africaine » à ces différents niveaux et d’évoquer surtout les autres influences sur l’Égypte.
Une autre partie (« Projections dans le passé ») aborde l’Antiquité telle qu’elle est imaginée par quelques auteurs afrocentristes (M. Lefkowitz), la question des contacts entre Afrique et Amérique précolombienne (B. Ortiz de Montellano), les Bantu de Théophile Obenga (J.-P. Chrétien), et enfin les représentations de l’Afrique aux États-Unis (S. Howe). La dernière partie (« Réseaux et métamorphoses ») s’intéresse quant à elle aux formes périphériques d’affirmation de l’authenticité africaine, à travers le cas du courant noir judaïsant (V. Morabito), d’une Église du Ghana (P. Schirripa), du mouvement noir au Brésil (C. Douxami), de l’afro-centrisme guadeloupéen (S. Vincenot) et, pour finir, de l’African Renaissance en Afrique du Sud (L. Samarbakhsh-Liberge). Diversité des afrocentrismes, donc (d’où le pluriel du titre de notre ouvrage), subsumés, au départ du projet, sous une définition assez lâche pour englober, sans exclusive, toute manifestation d’une idéologie de l’identité noire plaçant l’Afrique au centre de son discours. Mais l’essentiel, en invitant nos contributeurs à insister sur les filiations et les réappropriations, était surtout de saisir les modes de résurgence, de diffusion, d’acclimatation et de mobilisation d’une idéologie globale qui produit autant de variantes de l’identité noire qu’il y a d’histoires et d’enjeux régionaux. Il reste bien sûr d’autres chantiers à ouvrir, et M. Mbodj a raison de dire qu’i aurait fallu, par exemple, établir la carte institutionnelle de l’afrocentrisme (les centres de recherches, les bailleurs de fonds…).
Mais on peut tout de même, avec le recul, ébaucher quelques réflexions. D’abord, si l’afrocentrisme, comme l’écrit M. Mbodj, a hérité du panafricanisme (et j’ajouterais : surtout de son volet diopien) l’exigence d’une réhabilitation de l’histoire africaine, il est à noter que cette réhabilitation est généralement subordonnée à une réécriture de l’histoire du monde. Mieux, tout se passe comme si le renouvellement de l’image de l’Afrique devait procéder non d’une nouvelle publicité faite à son histoire mais d’une réévaluation du rôle des Africains comme vecteurs de civilisation en dehors du continent. Pour s’en convaincre, remarquons que les ouvrages afrocentristes produisent généralement peu de connaissances sur l’Afrique proprement dite et témoignent en tout cas d’une étrange méconnaissance de son histoire, hormis celle de la région d’origine de l’auteur (lorsqu’il est africain). Comment s’étonner dès lors que le continent se barre de zébrures censées illustrer son peuplement, ou bien condense toute sa diversité dans une ethnie ou un groupe linguistique gonflé à la taille du continent ? Héritage du combat (d’il y a cinquante ans !) contre l’histoire coloniale monographique et ethnomaniaque, seule l’unité culturelle de l’Afrique est pensée, et jamais sa diversité : l’Africain n’est souvent qu’un Égyptien qui s’ignore (voir le Dogon de Griaule ou le Wolof de Diop). Et ne parlons pas ici de la représentation une et figée de l’Afrique que l’on se fait chez les afrocentristes d’outre-Atlantique, comme d’ailleurs dans l’ensemble du public américain (S. Howe l’a très bien montré dans sa contribution).
Par conséquent, redisons le : contrairement à ce qui est souvent proclamé (« décoloniser » l’histoire de l’Afrique !), l’afrocentrisme le plus couramment répandu ne place pas l’Afrique au centre de la mire mais la rejette au contraire vers les marges, condamnée à n’être jamais que matricielle, la véritable histoire commençant ailleurs et plus tard (au moment où les « Noirs » entrent en contact, de l’autre côté des mers, avec le « Jaunes », les « Rouges » et les « Blancs »). Tous les ouvrages de Van Sertima (qui révèlent une présence égypto-nubienne et malienne en Amérique ou en Asie), de Bernal (qui attestent une présence égyptienne en Grèce), et de combien d’autres, s’intéressent fort peu l’histoire de l’Égypte, de la Nubie ou du Mali, mais dépeignent à l’envi des exodes et des migrations planétaires. Ne nous y trompons pas : à l’instar de l’Ève africaine, dont les rejetons irradièrent sur toutes les terres émergées, ce sont ces mouvements afro-centrifuges que vante avec le plus de ferveur le lectorat afrocentriste. Pourquoi ? Parce que ce sont eux qui confèrent aux Noirs cette antériorité, cette prééminence chronologique, cette influence civilisatrice qui, partout où l’égalité leur fut déniée par la suite, vaut correction de l’histoire. C’est assez dire que, si l’afrocentrisme est, comme l’écrit Mbodj, pourvoyeur d’ethos, celui-ci n’a de sens que dans un contexte américano- ou eurocentré (l’histoire américaine ou gréco-européenne commence avec les Africains partis d’Afrique). L’histoire à la manière afrocentriste (et quoi qu’on pense justement de la manière) est donc, sur le papier, une histoire globale. Mai il me semble que Mbodj commet une erreur en confondant histoire universelle et philosophie universaliste de l’histoire, ou du moins une certaine acception de cette dernière expression.
Pour toutes les raisons déjà évoquées, je suis très loin de contester que la plupart des afrocentristes inscrivent leur vision de l’histoire dans l’universel, la tendance au cloisonnement résidant plutôt, en la matière, du côté des africanistes purs et durs ou des spécialistes des african-american studies, parfois enclins à penser leur sujet en total isolement d’avec le reste du monde. Mais mon point de vue est tout autre sur l’histoire telle qu’elle est pratiquée dans le milieu afrocentriste. J’y aperçois, en effet, la tendance (et je parle bien d’une tendance, non d’un fait définitivement établi) de l’afrocentrisme à s’enfermer, au fur et à mesure de son institutionnalisation, dans une contre-tradition savante qui s’inscrirait en rupture avec la tradition universaliste des sciences humaines dites « occidentales » (mais qui ne sont occidentales ni par leur histoire ni dans leur pratique actuelle, justement universelle). Sans pousser très loin la réflexion théorique sur ce point, disons simplement que cette tradition repose sur des méthodes et des savoir-faire reproductibles qui permettent d’élaborer des savoirs vérifiables ou contestables par tout un chacun, quelles que soient ses convictions ou sa couleur de peau. Or, en refusant, par hypothèse (justifiée a priori par l’idée d’un vaste complot occidental), le principe du partage et du contrôle des savoirs, ou bien en limitant son extension à une sphère d’individus définis comme raisonnables en fonction de leur appartenance communautaire ou de leur engagement, en créant et en alimentant son propre système de références (revues spécialisées…) et de diffusion des savoirs (maisons d’édition…), le milieu afrocentriste se contraint, pour exister, à recruter ses spécialistes, ses relais et son public en fonction de critères ethniques, justifiés a posteriori par l’idée d’une empathie spécifique indexée sur le taux de mélanine (théorisation opérée par M. Asante (1)).
Peut-on vraiment parler d’une philosophie universelle de la pratique historienne lorsque, à un niveau de discours inférieur, vous ne pouvez pas comprendre l’Afrique parce que vous êtes « indo-européen » ou « sémite (2) » ? Ai-je jusqu’ici donné l’impression de ne pas reconnaître à l’afrocentrisme de véritable capacité à emporter l’adhésion ? Toute ma démarche, et celle des différents auteurs de l’ouvrage, tient précisément au fait de prendre au sérieux une idéologie qui « marche ». Cela ne doit pas nous empêcher d’identifier, comme le fait J. Copans, l’une des raisons du succès de l’afrocentrisme dans la démission des spécialistes face à la forte demande d’ouvrages de popularisation du savoir africaniste, ni même de relever la complaisance de certains africanistes et/ou intellectuels occidentaux qui s’accommodent fort bien, pour de motifs souvent clientélistes, d’une idéologie aux allures de discours sympathiquement subversif. Ces éléments de diagnostic ne sont évidemment pas exclusifs ; ils n’entament pas non plus l’autonomie des « consommateurs » d’afrocentrisme. Alors, pourquoi l’afrocentrisme « marche »-t-il ? À la réflexion (laquelle s’appuie sur les différentes contributions de l’ouvrage), je dirais que l’afrocentrisme procède d’une tentative de domestication de la mondialisation par arrimage de la subversion de multiples situations locales de dominés à une idéologie globale affirmant l’authenticité africaine et la solidarité noire.
En écrivant que l’afrocentrisme fournit le cadre à un besoin de cohésion de la diaspora, comme si celle-ci préexistait à l’expression de ses « besoins » idéologiques, Mbodj s’interdit de penser que ce n’est justement que par la médiation afrocentriste que la diaspora africaine se met à exister comme entité dotée d’une conscience propre, capable de fédérer ses révoltes et de penser son unité. L’afrocentrisme réside dans cette tension entre un état vécu et un état revendiqué. Copans a certes raison de rappeler que les Afro-Américains se sont, depuis plusieurs siècles, américanisés (ce qui ne veut pas dire qu’ils se sont culturellement « blanchis » : les immigrants européens se sont eux aussi américanisés). Il n’empêche qu’un certain nombre d’entre eux aspirent aujourd’hui collectivement à leur propre réafricanisation, réinventant leur africanité et se recomposant un patrimoine ethnographique sur mesure. Il n’en va pas différemment au Brésil ou aux Antilles, ou encore dans certaines régions d’Afrique où l’authenticité s’énonce en fonction de données précoloniales. Ce à quoi nous assistons, en somme, c’est à un retour de balancier identitaire, qui conduit par exemple aujourd’hui les Noirs américains à relire (en douce) Melville Herskowits, honni il y a quelques décennies parce que sa thèse d’une rétention des cultures africaines chez les Afro-Américains semblaient menacer le projet intégrationniste. Ce nouveau discours identitaire possède, comme tout discours normatif, une dimension auto-réalisatrice, qui tend à la formation d’une identité « africaine » planétaire dans laquelle la référence à une Égypte fantasmée jouerait le rôle de socle commun et où les grandes migrations constitueraient le facteur homogénéisant. L’Afrique, dans cette opération, est tout simplement victime d’une OPA culturelle orchestrée par toutes les diasporas en mal d’authenticité – et là réside peut-être l’une des raisons de la résistance que semblent manifester les intellectuels du continent à l’égard d’un afrocentrisme moins centré sur l’Afrique que sur une certaine idée de l’africanité.
C’est du moins ainsi que j’interprète la position récemment défendue par Archie Mafeje, qui récuse la ten-dance de l’afrocentrisme « made in America » à parler pour les Africains (d’Afrique) et à plaider pour une « africanité » proprement africaine qui aurait pour elle le bénéfice de l’authenticité (3). Il resterait toutefois à s’in-terroger, comme le suggère J. Copans, sur l’africanisation de l’afrocentrisme, processus qui semble s’effectuer « par le bas » (notamment par le biais des milieux associatifs lycéens et estudiantins), condamnant nombre d’intellectuels à exprimer clandestinement leurs opinions. Une dernière remarque : pour avoir fait porter l’attention sur la question de la cohésion idéologique de la diaspora, la présente discussion a fait oublier que la multiplicité des afrocentrismes reposait en partie sur la multiplicité des formes d’adhésion aux différents discours, thèses et topiques que recouvre cette idéologie. Ce serait là un autre débat, qui pourrait s’appuyer sur les réflexions théoriques de Paul Veyne (4) sur les multiples niveaux de la croyance, ou, plus proche de notre sujet, sur l’ouvrage de Wilson Moses (signalé par Mbodj), Afrotopia, qui analyse l’afrocentrisme populaire américain comme une combinaison de mythes possédant leur propre histoire et mobilisant des formes diverses d’adhésion. Mais il suffira ici de relever que les thèses afrocentristes possèdent, outre un pouvoi propre de conviction, un pouvoir de provocation, d’interpellation, de mise en demeure. Ce pouvoir, chacun peut s’en emparer, y compris bien sûr l’étudiante picarde de Copans, exemple parmi beaucoup d’autres d’un afrocentrisme qui fonctionne non pas seulement comme un signe de ralliement ethnique, mais comme un moyen commode de subversion des pouvoirs et des savoirs établis.
François-Xavier Fauvelle-Aymar CRA – Upresa Afrique (Paris-I)
1. Par exemple M.K. Asante, The Afrocentric Idea (édition révisée et augmentée), Philadelphie, Temple University Press, 1998.
2. Voir C. A. Diop, Antériorité des civilisations nègres, Paris, Présence africaine, 1993 [1967], p. 12.
3. A. Mafeje, « L’africanité : une ontologie de combat », art. cit. par J. Copans.
4. Voir notamment P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Le Seuil, 1983.
La réponse aux critiques de Stephen Howe
C’est pour moi une source de grand plaisir et de gratitude que trois africanistes aussi distingués que les professeurs Copans, Mbodj et van Binsbergen aient considéré que mon livre sur l’afrocentrisme était digne d’intérêt. Il est tout aussi satisfaisant que ce débat se déroule dans un journal de l’importance de Politique africaine – car, si Jean Copans me taquine gentiment au sujet de mon approche « typiquement anglo-saxon[ne] », je reconnais, sans hésitation, qu’il n’existe aucune publication africaniste de langue anglaise qui puisse rivaliser avec Politique africaine en termes d’étendue de son engagement -, et que mes travaux soient discutés en compagnie de ceux des auteurs éminents du volume Afrocentrismes. Mais ce qui me fait peut-être le plus plaisir est que la critique de mon uvre soit prise comme point de départ à l’exploration de sujets plus importants, tels que l’approche de l’histoire ancienne de l’Afrique, de sa conjoncture politico-culturelle actuelle ainsi que de l’état présent et futur des études africaines. Sur un grand nombre de ces questions, il y a peu de points de désaccord entre nous quatre.
Nous partageons tous, il me semble, l’avis de Copans concernant le manque de pertinence d’un afrocentrisme romantique dans toute tentative de compréhension d’une Afrique contemporaine « mondialisée, métissée mais aussi réfugiée et violentée ». Je crois en effet, comme Copans, que le plus important n’est pas de revisiter – ou de réinventer – des gloires anciennes, mais plutôt de s’engager dans ce qu’il appelle ailleurs « la longue marche de la modernité africaine ». Visiblement, nous sommes tous critiques à l’égard de l’essentialisme racialisé comme de son alter ego, le relativisme épistémologique extrême. Il me semble que nous aurions tous tendance à défendre une vision historique et politique, ce qui constitue une attitude globalement rationaliste et universaliste. Et que nous serions également tous d’accord pour dire que le problème et le défi les plus importants, dans les études africaines, ne sont pas la force ou la faiblesse de l’un ou l’autre de leurs courants, mais l’ignorance totale de l’Afrique, qui est tellement évidente dans les médias, dans la culture publique et dans les discours européens et américains. C’est précisément du fait de cette approche en commun – et également pour des raisons de place – que je me focaliserai ici sur les points de désaccord, sur les critiques particulières apportées par les trois commentateurs à mon travail, et tout particulièrement sur l’article de Wim van Binsbergen, qui analyse mon livre de la façon la plus détaillée et la plus critique. En procédant ainsi, je reconnais pleinement que les questions plus larges soulevées sont évidemment bien plus significatives.
Van Binsbergen se montre bien trop généreux en affirmant que mon livre constitue un excellent travail érudit ». S’il s’appuie effectivement sur des lectures étendues et, du moins je l’espère, sur une réflexion sérieuse, il s’agit toutefois d’un ouvrage délibérément polémique. Ce qui explique ce ton ouvertement combatif et parfois délibérément « discourtois » noté par Mbodj, qui le juge contreproductif. La forme et le point central du livre, ainsi que les limites qu’ils imposent, expliquent également l’impossibilité d’aborder une grande variété de contextes globaux, comme l’aurait souhaité, avec raison, Jean Copans. En revanche, j’espère et je crois avoir eu une approche plus soignée que ce que suggère Mbodj, en traçant et en mettant l’accent sur les différences et les divisions internes qui existent entre les auteurs afrocentristes. De même, je considère que ses commentaires au sujet du ton supposé « inutilement polémique et discourtois » de mon livre ne sont pas tout à fait justes. Si j’ai en effet vivement critiqué certaines tendances intellectuelles et quelques auteurs particuliers, j’ai toujours établi une distinction claire entre les auteurs qui restent néanmoins des savants majeurs dignes du plus grand respect, et ceux qui me semblent être des fantaisistes irresponsables et sectaires. Je ne m’excuserai pas pour le dédain total que j’exprime à l’égard de ces derniers : à mon avis, ils le méritent largement.
Bernal, Diop, Du Bois ou Obenga font évidemment partie de la première catégorie, alors que Ben-Jochannan ou Cress Welsing appartiennent à la seconde – un auteur tel que Molefi K. Asante ayant tendance à passer de l’une à l’autre selon ses humeurs et son lectorat. Et, pour être franc, mon langage est resté mesuré par rapport à la façon, par exemple, dont certains afrocentristes ont attaqué leurs critiques ; ou par rapport à la colère noire exprimée par des personnalités aussi distinguées qu’Ali Mazrui, Henry Louis Gates et Wole Soyinka lors de la récente controverse autour de la série télévisée de Gates intitulée Wonders of the African World (1). Je ne comprends pas pourquoi Mbodj, quand il déplore cet aspect de mon ouvrage, ne me cite pas directement et préfère citer l’avis d’une critique très brève, hostile et en fait très imprécise écrite par un Américain, R. Newman. Quant à sa méfiance apparente par rapport au fait que mes « intentions réelles » pourraient être différentes – et plus malveillantes que ? – de celles que je reconnais ouvertement, je renverrai à Paul Gilroy, qui résume l’objet central de mon travail bien mieux que je ne pourrais le faire. Il est en effet basé sur ma conviction que « l’Afrique et ses peuples sont trop importants pour être dévalorisé ». Je crois effectivement que l’afrocentrisme romantique dévalorise l’Afrique… et Mbodj semble être d’accord sur ce point. La nature de mon livre explique également l’absence de discussion explicite autour de la philosophie de l’histoire ou de la problématique de la « vérité historique » – omission regrettée en particulier par W. van Binsbergen. Malheureusement, cela a donné lieu à un certain nombre de malentendus : W. van Binsbergen me range parmi les historiens qui « se situent dans la tradition empiriste, tout en se méfiant d’une dépendance excessive sur des théories systématiques ». Il considère que je compte sur le « bon sens », autrement dit sur un appel à l’effet auto-validant de la logique quotidienne et aux concepts communs (Atlantique nord, Occidentaux…). Il suggère de façon gramscienne que la dépendance au « bon sens » a tendance à soutenir les paradigmes dominants et les idéologies hégémoniques. Je suis probablement tout aussi méfiant que lui à l’égard des appels naïfs au bon sens ou d’une notion simpliste de la vérité historique. Sa critique exige donc que je sois plus explicite quant à mes présomptions théoriques que je n’ai pu l’être dans le cadre de mon ouvrage.
Oui, je crois à l’existence d’une catégorie de vérité historique, de représentations précises d’événements et de processus du passé. Cette vérité peut être découverte », dans la mesure où nous cherchons consciemment à savoir ce qui s’est passé, ou « fabriquée », dans la mesure où cette recherche (et encore davantage la formulation de jugements quant au « pourquoi cela s’est passé » et quant à l’importance relative des différents éléments du passé) implique des processus de construction par l’imagination. Nous faisons souvent allusion à l’« imagination historique » : si elle constitue une qualité, elle ne peut être exercée que dans des limites bien définies, imposées par les preuves disponibles. Ma position est donc généralement « réaliste ». Je veux dire par là que je reconnais qu’il ne peut y avoir d’enquête historique totalement désintéressée et dépourvue d’a priori, de valeurs ou de préjugés. Mais je rejette les affirmations plus radicales de certains penseurs postmodernes et déconstructionnistes qui prétendent que la distinction même entre vérité et fausseté, tout comme celles entre science et mythe et entre fait et superstition, sont des inventions spécifiquement modernistes et post-Lumières – et, qui plus est, du fait de leurs origines supposées, des distinctions complices de l’arrogance colonialiste et raciale. Nous pouvons continuer à penser que notre objectif devrait être d’atteindre des conclusions qui soient objectivement vraies et justifiées, indépendamment de toute perspective politique ou théorique – tout en reconnaissant que cet objectif ne pourra jamais être pleinement atteint.
Et nous constatons que certaines procédures intellectuelles se rapprochent plus de la vérité que d’autres, alors que certains préjugés (par exemple racistes) font plus de mal que d’autres. Van Binsbergen, avec ses références pleines d’assurance à la « vérité empirique et démontrable », semble finalement tenir une position réaliste encore plus « dure » que la mienne. De plus, si certaines utilisations du « bon sens » peuvent, comme il le suggère, avoir des implications hautement conservatrices, son exercice – utilisation des facultés de raisonnement que possède tout être humain d’intelligence même moyenne – représente un contrepoids démocratique important face aux prétentions à la compétence ésotérique, ou aux prêtrises profanes d’autorité intellectuelle. En tant que tel, le bon sens peut être libérateur. J’ai trouvé extrêmement intéressante la vague contemporaine de théories linguistiques déterministes (et souvent fortement relativistes) sur l’histoire – souvent qualifiée de façon un peu vague, par ses partisans comme ses adversaires, de postmoderne -, mais je ne la considère pas, dans son ensemble, convaincante ni utile. Van Binsbergen semblerait plutôt partager cet avis. En tout cas, de telles approches ont eu peu d’influence sur les études africaines, que ce soit dans leurs formes « traditionnelles ou afrocentristes ». Si les écrits de quelques savants africanistes ont été influencés par les approches poststructuralistes et, dans une moindre mesure, postmodernes, ces auteurs ont eu tendance à n’adopter que des variantes « modérées » de ces idées, et ce dans le contexte d’un assemblage éclectique d’influences théoriques. Parmi les exemples récents les plus significatifs en langue anglaise, je citerais le Speaking with Vampires de L. White (2000), le Burying SM de D. Cohen et A. Odhiambo (1992) et, à un moindre degré, le Of Revelation and Revolution de J. et J. Comaroff (1991 et 1997) ou les ouvrage de V. Y. Mudimbe. Le rôle de ces courants a été plus significatif dans les études sur l’Asie du Sud, et il le devient de plus en plus dans celles sur l’Amérique latine.
Je soutiens donc le slogan du philosophe australien Christopher Lloyd : Pour le Réalisme, mais contre les insuffisances du “Bon Sens” ». Et, comme E. P. Thompson, je souhaiterais faire la distinction entre une méthode historique empirique et « l’empirisme comme idéologie », en soutenant la première et en m’opposant au second (2). Pour prendre un exemple important dans l’histoire moderne de l’Afrique australe, les images du fondateur-monarque zoulou Shaka constituent depuis longtemps un champ de bataille complexe entre des représentations opposées et idéologiquement chargées : à tel point qu’un commentateur, Dan Wylie, conclut que « Shaka n’est rien si ce n’est une construction textuelle (3) ». Mais, comme le démontre le récent livre de C. Hamilton, Terrific, il est possible, à travers une analyse soignée des sources, de démêler les faits et la fiction, la réalité et l’idéologie. Cela montre également qu’une grande partie de ce que l’on a pu présenter comme étant de la création d’images colonialistes et européennes autour de Shaka provenait en réalité de sources africaines. Les Africains, zoulous ou non, ont contribué de façon beaucoup plus active et importante à la production des représentations historiques qu’on ne l’a généralement admis. Nous pouvons retrouver la vérité historique ainsi que l’action des Africains de façon bien plus claire que ne l’avoueraient les relativistes postmodernes, et par des moyens qui n’intéresseraient tout simplement pas les afrocentristes romantiques. Malgré le grand soin, l’érudition et la générosité de la critique de W. van Binsbergen, il reste quelques endroits où il s’est montré trop pressé et où il a même mal compris mes arguments. Je trouve ainsi réellement incompréhensible qu’il puisse prétendre que je passe sous silence l’origine africaine de l’humanité, alors que je soutiens, aussi fermement que l’autorise l’état actuel de la recherche, que les premiers hominidés ainsi que les premiers êtres humains anatomiquement modernes ont émergé en Afrique. On ne peut pas m’accuser comme il le fait de consacrer « à peine un mot ici au découvertes récentes », puisque je fais au contraire allusion aux travaux de Stringer, de McKie, de Shreeve et des généticiens de Munich, entre autres, qui soutiennent tous « l’hypothèse africaniste ». Je suis donc explicitement et entièrement d’accord avec W. van Binsbergen lorsqu’il affirme qu’il s’agit là d’un « argument trop solide pour qu’on l’ignore ou qu’on le rejette totalement » – même s’il le dit ici pour contrer mes propos ! Son affirmation selon laquelle divers savants, de Hérodote à Frobenius, figurent dans mon histoire dans des rôles de « vilain » relève, à mon avis, de la caricature : bien que je concède que mes brèves références à Frobenius risquent de caricaturer cet homme remarquable et très complexe. Au sujet des relations entre l’Égypte et la Nubie et entre la vallée du Nil des temps anciens et le reste de l’Afrique, je souligne constamment – comme le ferait W. van Binsbergen lui-même – le fait qu’il reste encore beaucoup de choses à découvrir. Je n’affirme pas, comme il le prétend, qu’il n’y a pas de relation entre la royauté de l’Égypte ancienne et les monarchies subsahariennes plus récentes : j’affirme seulement que peu de spécialistes modernes ont trouvé des preuves de tels liens.
Évidemment, il se peut qu’ils cherchent dans les mauvais endroits, guidés par leurs propres prédispositions idéologiques, et les « arguments du silence » sont toujours dangereux. Mais le fait que W. van Binsbergen lui-même ne fasse allusion qu’à un article vieux de trente ans et, de son propre aveu, spéculatif, écrit par Peter Shinnie (article que j’ai également lu et cité) et à ses propres recherches (au cours desquelles il reconnaît avoir mis vingt ans pour commencer à entrevoir de tels liens) est très parlant. Parmi les autorités reconnues dans le domaine de l’évolution des formes d’État en Afrique citées dans mon Afrocentrism, figurent W. Y. Adams, A. Ajayi, D. N. Beach, G. Connah, D. Edwards, S. Feierman, J. Hunwick, J. Iliffe, E. Isichei, N. Levtzion, S. et R. McIntosh, J.Miller, S. I. G. Mudenge, D. O’Connor, B. Ray, A. Smith, B. Trigger, et, bien sûr, J. Vansina – une source de connaissances conséquente, quoique peut-être un peu trop anglophone (même s’il ne s’agit là que d’une fraction de ce que j’ailu, ce qui représente à son tour unefractiondetoutce qui a été publié). Comme le note gentiment W. van Binsbergen, je m’enthousiasme sans réserve pour ses propres tentatives de fournir ces preuves empiriques qui ont si largement fait défaut à un tel sujet.
Wim Van Binsbergen et, de façon plus brève et moins critique, Jean Copans soulignent les limites de mes connaissances, limites qui sont les plus visibles, peut-être, dans ma discussion de Martin Bernal. Ils ont naturellement raison : je ne suis qu’un lecteur amateur en anthropologie, en archéologie et en histoire ancienne et j’ignore les langues du Proche-Orient et de l’Afrique moderne. Ce sont là des faiblesses que je reconnais ouvertement, comme le note J. Copans, et je ne peux qu’admirer et envier l’étendue des compétences linguistiques de W. van Binsbergen. La question est de savoir si ce statut d’amateur et d’outsider risque de déformer systématiquement mes perceptions, et, si tel est le cas, dans quelle direction ? Ce qui m’interpelle, ici, est le fait que W. van Bins-bergen semble insinuer que l’outsider risque de s’avérer une victime facile et dépourvue d’esprit critique face aux idées reçues du domaine dans lequel il s’aventure, alors que Bernal, suivant sur ce point Thomas Kuhn, suggère l’inverse. Mbodj a sûrement raison lorsqu’il affirme que « si la question des origines est très importante, les phénomènes d’influence mutuelle et les processus ultérieurs semblent être plus importants ». J’irais encore plus loin.
Dans la discussion des phénomènes historiques, je préférerais, comme Edward Said (4), parler de « commencements » plutôt que d’« origines ». Le discours des origines implique de mythifier et de privilégier son sujet, alors que celui des commencements reste toujours plus provisoire, moins absolu, plus mobile et ouvert à la critique, plus résistant aux aspirations totalisantes : en un mot – celui qu’utilise Said pour englober tous ces qualificatifs -, il est séculaire. Notre conscience historique doit toujours viser cette condition de sécularité, à la différence de la tendance de nombreux écrits afrocentristes – comme des discours nationalistes et culturels ailleurs – qui adoptent un ton quasi religieux. La conscience historique, dans son sens le plus large, n’est donc pas ou ne devrait pas être une question de recherche des origines, mais plutôt de description de schémas globaux d’interaction et d’influence pour lesquels même le terme « transculturel » s’avère trop limité. Car, comme le prétend justement W. van Binsbergen, on ne peut pas davantage diviser les humains en entités clairement définies et délimitées sous le nom de « cultures », qu’on ne peut les diviser en « races ». Évidemment, les Africains ont toujours été partie prenante du débat sur la globalisation. Comme nous le rappelle Copans en citant les noms de A. Mbembe, P. T. Zeleza, A. Gueye et K. Prah, une nouvelle génération d’intellectuels africains fait entendre des voix importantes et stimulantes – bien que trop peu écoutées – dans les débats sur la modernité globalisante.
Évidemment, peu d’entre eux se montrent bien disposés à l’égard des excès de l’afrocentrisme américain. Et nous devons nous méfier, en général, de ce qu’on a appelé le « mythe des continents », la forme la plus omniprésente de ce que W. van Binsbergen a raison d’attaquer comme étant une « géopolitique mythique ». À travers une grande partie de l’histoire humaine, les océans semblent constituer des unités d’analyse plus significatives que les continents : le mers ont uni, là où les déserts et les montagnes ont divisé. Nous devrions donc parler moins de « l’Afrique » et de « l’Europe » que du monde méditerranéen – un monde ancien et, à la suite de Braudel, moderne -, du monde atlantique comprenant « l’Atlantique noire » de R. Farris Thompson et P. Gilroy, du monde de l’océan Indien (dont nous devons la cartographie la plus complète à K. Chaudhuri), et ainsi de suite. Évidemment, différentes zones d’Afrique ont été impliquées dans ces trois mondes, et d’une façon beaucoup plus profonde et active que celle reconnue dans les histoires plus anciennes. Il nous reste encore beaucoup de points positifs et négatifs à apprendre de ce mélange complexe entre vision globale et limites eurocentristes des travaux de Braudel.
Dans une telle perspective où la « globalisation » (ou, pour reprendre le mot de I. Wallerstein, un « système mondial ») n’est pas nouvelle mais date de plusieurs siècles, voire millnaires, parler d’un « centre » unique de l’histoire humaine n’a pas de sens. Si nous tenons absolument à le faire, il y aurait de très bons arguments pour ne le situer ni en Afrique ni en Europe, mais plutôt en Asie orientale et, surtout, en Chine. Après tout, le poids relatif de cette région en termes de population, de technologie, de formes d’État ou de commerce longue-distance a été plus important et plus durable que celui de toute autre région du monde, y compris l’Europe occidentale. Telle serait donc ma réponse à la préoccupation de W. van Binsbergen – et à l’inquiétude implicite de Mbodj – selon laquelle une critique négative de l’afrocentrisme extrême serait susceptible de « renforcer une vision de l’histoire du monde qui est potentiellement hégémonique, eurocentriste et mythique » (pour reprendre ses termes mêmes). Tel n’est pas mon but. Mon objectif est plutôt une vision de l’histoire qui soit véritablement globale et dans laquelle il n’y ait pas de « centre ». Je ne cherche pas à inverser les termes du « mythe géopolitique » eurocentriste – comme l’afrocentrisme de W. van Binsbergen risque de le faire – mais à les transcender. La dimension politico-morale de cette approche ressemble un peu au désir utopique de Paul Gilroy de dépasser toutes les formes de pensée nationaliste, racialisée ou identitaire pour atteindre un humanisme véritablement planétaire (5).
Stephen Howe, Ruskin College, Oxford.
1. Pour ces échanges, voir West Africa Review, 1 (2), 2000 (www.westafricareview.com).
2. L’article de C. Lloyd, publié sous ce titre, est paru dans le Journal of Contemporary History, 31 (2), 1996.
3. D.Wylie, « Violently representing Shaka », Mots Pluriels, 1 (4), 1997.
4. E.Said, Beginnings : Intention and Method, New York, Columbia University Press, 1975.
5. P. Gilroy, Between Camps : Nations, Cultures and the Allure of Race, Londres, Allen Lane, 2000.