Alpha Amadou SY & Mamadou Abdoulaye N’DIAYE : « Africanisme et théorie du projet social »

L’Harmattan, 2001.

Alpha Amadou SY et Mamadou Abdoulaye N’DIAYE sont professeurs de philosophie.

PRÉFACE

« Ce livre tente d’explorer l’africanisme dans son versant philosophique et la problématique du Projet social en Afrique dans ses aspects historique et théorique. Sous cet éclairage, ses auteurs cherchent à saisir les mécanismes théoriques qui ordonnent le discours africaniste et la logique idéologique qui façonne sa problématique.

Dans le discours africaniste, la relation entre l’universel et le particulier est présentée comme une antinomie. Le particulier apparaît comme négation de l’universel, ce qui le transforme en particularisme ou en un culte effréné de différence. La rationalisation du particularisme se présente comme un contrepoids à l’ethnocentrisme, pour ne pas dire l’eurocentrisme que véhicule l’idéologie dominante. L’africanisme souffre d’une véritable perversion. Car tout en voulant se singulariser, il se réfère aux valeurs occidentales pour fonder les siennes.

Dans cette optique, la religion Dogon est considérée comme un authentique monothéisme, le Bantou érigé en sujet aristotélicien qui fait la Théorie de l’Etre et Kocc Barma Fall comme un philosophe qui peut rivaliser avec René Descartes. Cette obsession identitaire trouve son paroxysme dans le manichéisme afrocentriste qui inverse simplement les termes de l’eurocentrisme.

Récusant le dualisme, qui opère par la dichotomie et scinde les aspects d’une même réalité, les auteurs de ce livre préfèrent recourir au monisme qui s’appuie sur la dialectique. Cette méthode les permet de considérer que le mal-être de l’Afrique et le bien-être de l’Occident sont deux aspects contradictoires de la réalité du commerce atlantique. Cette démarche s’apparente à celle adoptée par les théoriciens latino-américains, américains, européens et africains de la dépendance (Furtado, Sunkel, Cardoso, Faletto, Immanuel Wallerstein, André Gunder Frank et Samir Amin) pour analyser les relations entre le sous-développement du Tiers-monde et l’état des pays capitalistes développés. Ainsi, ces deux jeunes auteurs vont tenter de donner une dimension philosophique à la théorie de la dépendance que récusent actuellement certains chercheurs français comme Jean François Bayard.

Le particularisme culturel comporte d’énormes enjeux politiques. C’est pourquoi les travaux d’Alassane N’daw, Léopold Sédar Senghor, Assane Sylla, Jacques Maquet, Placide Tempels, Pathé Diagne et Cheikh Anta Diop sont soumis à une critique serrée et rigoureuse. Alassane N’daw a su éviter la tentation qui consiste à confondre la pensée négro-africaine et la philosophie négro-africaine comme le fait Assane Sylla. Cependant Alassane N’daw, en voulant réhabiliter les religions africaines malmenées par l’ethnocentrisme occidental, adopte une option réductrice. Il leur confère, comme Assane Sylla, une puissante charge monothéiste. Les Occidentaux ont toujours laissé entendre que l’idée d’un Dieu transcendant avait été empruntée à l’Islam ou au Christianisme. Cheikh Anta Diop va plus loin que Alassane N’daw. Il soutient que le monothéisme des Nègres d’Egypte est antérieur à l’Islam et au Christianisme. L’existence d’un Dieu suprême ne suffit guère pour fonder la thèse du monothéisme avant l’implantation de l’Islam et du Christianisme en Afrique noire. Car dans le polythéisme grec, Zeus est considéré comme le Dieu suprême. Néanmoins, il n’est pas évident que cette représentation cultuelle ne soit pas polythéiste. Par ailleurs, le culte du rap chez les Wolof est fondamentalement immanentiste. Le totémisme est étranger au monothéisme selon les deux auteurs de ce livre qui ont vigoureusement combattu la conception essentialiste de la culture défendue par beaucoup de penseurs africains.

Le statut philosophique de l’africanisme a été mis en question à partir d’un examen critique des différents courants de pensée que l’on retrouve dans l’ethnologie et l’anthropologie. Les Français et les Belges à la suite de l’indépendance de l’Inde survenue en 1947, cherchent à résister aux luttes pour l’émancipation en lâchant du lest. Le Révérend Père Placide Tempels tente de vivifier l’ethnologie classique en y introduisant une dose culturaliste, dans le même esprit que l’anthropologie américaine avec son projet de relativisme culturel (Melville Herskovits). Mais Tempels adopte une démarche singulière. Il va inscrire son pluralisme non dans le cadre de la culture, mais dans celui de la philosophie. Son discours hybride, qualifié par Marcien Towa d’ethnophilosophie, a subi une critique systématique de la part de nombreux philosophes africains : Fabien Eboussi Boulaga, Paulin Hountondji, Marcien Towa, etc.

L’éclectisme théorique qui résulte de l’effort de Tempels d’épouser le culturalisme sans lâcher l’évolutionnisme, fait des Noirs ces Messieurs Jourdain de la philosophie dont parle, non sans ironie, F. Boulaga. Si la thèse de Tempels est vertement soumise à la critique par l’antillais Aimé Césaire, les chrétiens africains et le philosophe belge F. Crahay, elle est acceptée par deux chrétiens sénégalais, en l’occurrence Alioune Diop et Léopold Sédar Senghor, et des Sénégalais musulmans comme Assane Sylla, Abdoulaye Wade et Cheikh Anta Diop. Est-ce l’attitude culturaliste de ces auteurs qui est à l’origine de cette sympathie à l’égard des thèses du R. P. Tempels ?

Le chapitre consacré à la critique de la théorie de la connaissance défendue par Léopold Sédar Senghor (l’émotion est nègre, la raison est hellène) est passionnant. En s’appuyant sur les travaux d’Emile Bréhier, Jean Pierre Vernant, Hegel, Lénine, les deux auteurs de cet ouvrage ont mis en exergue les relents ethnocentristes de la pensée de Senghor qui véhicule un manichéisme, véritable dualisme tributaire du mode de pensée métaphysique.

L’africanisme philosophique face à l’exigence de rationalité n’a pas échappé à un examen critique des deux auteurs de ce livre qui n’ont guère ménagé le scientisme de Paulin Hountondji et le positivisme de Youssou Guissé, partisan de la mort ou de la fin de la philosophie. L’idée d’une conscience post-philosophique est, sous tous les rapports, étrangère à la science. Depuis Rabelais, on sait que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Le positivisme de Guissé et de Hountondji débouche sur le projet technocratique qui est doublement contestable : d’une part, il occulte la juridiction que le capital exerce sur le processus techno-scientifique et, d’autre part, il passe sous silence la subordination des structures techno-scientifiques au capital.

Le diffusionnisme économique qui se trouve chez W. W. Rostow, Kindelberger, Hoselitz s’inspire de l’évolutionnisme qui réapparaît sous des formes insidieuses. La théorie du fossé (The gap approach) est mise en fonction pour rendre compte du flux des capitaux. Elle est un glissement du culturalisme à la théorie du développement.

Le néo-culturalisme d’Axelle Kabou et de Daniel Etounga Manguelle a été passé au peigne fin. Si Malick N’diaye critique ces deux auteurs, il reste toujours dans le champ du néo-culturalisme. Il inverse la perspective de Kabou et de Manguelle et postule que l’éthique ceddo est suffisamment outillée pour animer les activités économiques modernes. Malick N’diaye souffre des mêmes lacunes méthodologiques que Kabou.

La thèse de l’accumulation primitive du capital est revisitée et utilisée pour réfuter les arguments de Pascal Bruckner qui mène une croisade effrénée contre le Tiers-mondisme. Les problèmes du régime du parti unique, de la démocratie sous perfusion et du jeu politique en Afrique noire ont été examinés de manière informée et lucide.

De riches enseignements ont été dégagés des multiples expériences de démocratisation qui ont eu lieu ces dernières décennies sur le continent africain. Le mythe du rattrapage qui inspire les programmes de développement du Tiers-monde, pour parodier S. Freud, n’est ni le résidu de l’expérience, ni le résultat de la réflexion scientifique. La puissance que charrie ce mythe des temps modernes prend racine dans le puissant magnétisme des grandes puissances, juchées sur les places fortes de l’économie marchande capitaliste. Ce mythe du rattrapage est le danger le plus redoutable pour le développement. Il est un retournement dialectique du relativisme culturel, et plus précisément du paradigme de l’irréductibilité des cultures, en terrain libéral. Il est à ce titre entièrement tributaire des présupposés du culturalisme dans le fœtus duquel prend corps l’idéologie de la modernisation. La philosophie du développement a pour fonction de pourchasser le mythe pour désenclaver la stratégie du développement, c’est-à-dire lui ouvrir un nouvel horizon. Cet appel rappelle celui de Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre qui invite les intellectuels du Tiers-monde à faire peau neuve, autrement à cesser d’être des singes et des perroquets.

Telle est la substance de ce livre qui est une invitation à un véritable débat sur les problèmes du passé, du présent et de l’avenir de l’Afrique dans des pays où le griotisme et le culte des louanges commencent à tuer tout esprit critique nécessaire à l’élaboration de solides sciences sociales en Afrique.

On peut formuler quelques critiques à l’encontre de telles ou telles thèses défendues dans ce livre. Par exemple, on peut reprocher aux auteurs d’avoir ignoré certains travaux comme ceux du Révérend Père Kagamé qui a fasciné Cheikh Anta Diop et qui s’inscrit dans le sillage du R. P. Tempels. L’abbé Alexis Kagamé (1912- 1981), « du clergé indigène du Rwanda » – c’est ainsi qu’il déclinait son identité – fut « tout dévoué aux Blancs », pour reprendre l’expression de Pagés.

Né d’une lignée notable de pasteurs il reprenait, sans les mettre en cause, les opinions des milieux dirigeants de son pays sur des points aussi importants que la valeur de ses sources et le sens de l’histoire (Cf. Jean Vasino, L’évolution du royaume rwanda des origines à 1900, Académie Royale des Sciences d’Outre-mer, Bruxelles, 1962). Une vision centraliste et un projet élitiste étaient au centre des travaux de Kagamé qui se trouvaient à l’intérieur du champ de l’ethno-histoire africaine. (Cf. Claudine Vidal, Sociologie des passions, Côte- d’Ivoire, Rwanda, Kartala, 1991).

Malgré ces quelques réserves certes mineures, ce livre est un événement à un double point de vue : d’abord il témoigne du mérite de ces professeurs de philosophie de s’arracher aux pesanteurs sociales sénégalaises pour se livrer à l’écriture de ce livre. Ensuite ils ont réussi à sortir de leurs tours d’ivoire philosophiques pour aborder d’autres rivages de la connaissance. Ils ont su explorer avec bonheur d’autres continents de l’esprit que la philosophie comme l’économie, l’ethnologie, la science politique et la sociologie. »

Amady Aly DIENG – Economiste, Critique et Écrivain

Aller au contenu principal