Anthropo-épidémiologie du saturnisme en région parisienne : représentations et comportements de familles soninké vis-a-vis du « saturnisme ».

Par N. Rezkallah et A. Epelboin.

Extrait de Anthropologie, santé, maladie : autour d’études de cas, 1994, 142 pages.

L’intoxication saturnine de la population enfantine française, née de parents originaires d’Afrique de l’ouest, qui constitue la majeure partie des enfants saturnins dépistés par les services hospitaliers et de PMI en région parisienne1 (Delour & Squinazi 1989a, Delour & Squinazi 1989b, DRASS 1990, Santé Publique, U.F.R. Xavier Bichat 1991), a révélé une pollution majeure de l’environnement domestique urbain. Si jusqu’en 1985, l’intoxication saturnine causée par l’ingestion de fragments de revêtements muraux était connue (probablement sous-estimée), les cas diagnostiqués, isolés, concernaient des enfants suivis pour une géophagie pathologique étiquetée « pica ».

Tout en ne niant pas l’existence de nombreux cas de pica parmi les enfants concernés par l’épidémie actuelle, nous avons été amenés à réfuter la systématisation de ce diagnostic et donc d’une psychiatrisation abusive et à insister sur les caractéristiques socioculturelles particulières des familles de ces enfants (Delour 1989, Epelboin et al. 1990) ?, au-delà des facteurs de risque évidents, liés à la surpopulation d’habitats précaires, vétustes et dégradés (Bourdillon et al. 1990). Nous soulignons (Epelboin 1992a), également le fait que l’intoxication n’est pas seulement due à une ingestion « active » de fragments muraux, mais aussi à une ingestion « passive » liée au portage à la bouche de mains salies par des poussières domestiques à fortes teneurs en sels de plomb.

Comment le mode de vie d’Africains subsahariens émigrés en France et parmi eux les Soninkés et les Bambaras expose préférentiellement leurs enfants au saturnisme Comment réagissent-ils à l’annonce de la maladie Comment interprètentils la sémiologie de l’intoxication ? Comment, en fonction de leurs systèmes de représentation du fonctionnement du corps, de la santé, de la maladie, du malheur, perçoivent-ils les différents temps des processus diagnostiques, thérapeutiques et préventifs proposés Quels usages sociaux font-ils de la maladie, à quelles fins, conscientes et inconscientes

Voilà quelques-unes des questions auxquelles cette recherche en cours se propose d’apporter des éléments de réponse. Etat de la recherche au 1er octobre 1992.

« …la rumeur de l’océan quotidien dans lequel on peut indéfiniment multiplier les coups de sonde sans jamais repérer les structures qui l’organisent. » P. Mayol (Giard & Mayol 1980

La recherche ethnographique en ville nécessite un réajustement des méthodes d’une discipline habituée à de petites populations rurales, spatialement et linguistiquement bien délimitées (Gutwirth & Petonnet 1983). L’ethnologue n’enquête pas seulement par la constitution d’un réseau d' »informateurs privilégiés » et par le biais d’entretiens basés sur des questions « subtilement » avancées, mais par l’observation participante silencieuse en situation : celle-ci implique une rééducation de ses sens (regard, ouïe, odorat…) afin de ne pas être porté par sa subjectivité aussi dangereuse lorsqu’elle est entachée de sympathie que d’hostilité ethnocentriques. L’enquête ainsi définie privilégie l’enregistrement (écrit, audio, vidéographique), la description et l’analyse de scènes et de discours spontanés, « naturels ».

La méthode que nous utilisons ne permet pas l’emploi de questionnaires standardisés directifs ou semi-directifs qui n’aboutissent, dans le champ de connaissances et de conduites exploré, qu’à des réponses stéréotypées reproduisant ce que l’interviewé suppose que l’interviewer pense, ce que nous nommons les « discours-placebo » ceux ci ne reflètent pas ou très partiellement la pensée et les comportements des familles concernées, ce d’autant qu’habituées à fréquenter et à entendre de nombreux intervenants sociaux, médicaux, sanitaires, militants, elles savent les conformer aux normes de leurs interlocuteurs.

Les relations engagées avec les familles sont d’intensité variable selon le temps que nous y avons consacré et les événements auxquels nous avons participé naissance d’un enfant, maladie, expulsion d’un squat, présence participante pendant les périodes de « campement » (place de la Réunion, quai de la gare…), attente d’un relogement… Nous utilisons régulièrement pour communiquer de plein pied avec les familles au niveau de la pensée magique, d’une part nos connaissances

des systèmes africains de représentation du monde et d’autre part des amulettes choisies dans nos collections en fonction de la personnalité et des problèmes de nos interlocuteurs.

Au delà du choix raisonné du suivi régulier d’un nombre fini de familles composées d’individus partageant la même unité résidentielle, la recherche n’est pas basée seulement sur ces familles « para »nucléaires (ou « poly »nucléaires, parce que polygames), mais sur l’identification que donnent ces locuteurs de leur corps social définition consciente, inconsciente, modulable selon les événements, selon l’opportunité de l’instant, basée en grande partie mais pas exclusivement sur la famille élargie.

Le décryptage du (des) corps social défini(s) à partir d’un individu et de ses projections dans l’espace social, géographique et fantasmagorique éclaté de la migration, puis la compréhension de son fonctionnement sont essentiels de notre point de vue ce(s) corps social(aux) joue(nt) un (des) rôle(s) déterminant(s) aux différents temps des processus de décision, de soutien et d’accompagnement de la cure du malheur et/ou de la maladie.

Le postulat posé est que la définition du corps social est donnée à l’observateur non par un discours formel de ses interlocuteurs, mais au travers de l’identification des acteurs participants à des événements fondateurs du tissu social rituels familiaux / religieux (baptêmes, Ayd el khébir, …), résolution de la séquence du malheur, etc.

Ainsi avons nous été amené à suivre physiquement nos informateurs au gré de leurs déplacements dans l’espace urbain de l’Ile de France dans des foyers de travailleurs « célibataires », lors de consultations hospitalières, de PMI, de devinsguérisseurs, chez des parents, des collègues, des amis… Nous décryptons également (à défaut de pouvoir les accompagner physiquement) leurs rapports avec leurs parents demeurés au pays d’origine, tant en milieu rural qu’urbain, mais aussi avec ceux disséminés dans d’autres régions de France, en Arabie saoudite, en Afrique centrale, voire dans d’autres pays européens.

Le principal écueil de notre méthodologie n’est pas tant la méconnaissance de la langue des Soninkés et des Bambaras que leur gestion différente du temps et des relations sociales. Ainsi obtenir d’un interlocuteur une attention soutenue et exclusive est impossible, s’isoler des membres de la famille, enfants et adultes est une prouesse, engager un dialogue non entrecoupé de conversations annexes tenues dans une ou plusieurs autres langues, avec un ou plusieurs interlocuteurs est un miracle. Patience et disponibilité sont les deux alliées du chercheur !

Nous avons également profité grandement de nos contacts informels avec différentes équipes de PMI, avec les intervenants des programmes de réfection de logements toxiques (MSF et Migration-Santé, F. Calas en particulier), avec les acteurs des mouvements revendicatifs relatifs aux expulsions de familles, pour élargir le champs de nos investigations, visiter divers logements et faire connaissance avec d’autres familles. Nous avons également profité sur le terrain de l’expérience de R.H. Guerrand, historien du quotidien « dans ses aspects les plus triviaux », historien de la ville et de ses moeurs, historien du logement social, historien du néomalthusianisme (Guerrand 1985, 1987 et 1992, Guerrand & Ronsin 1990), qui nous a permis de situer les logements concernés dans une perspective historique.

Saturnisme, mode de vie, gestion de l’espace domestique et éducation des enfants

La population enfantine issue de la migration de célibataires africains des années 70, puis des stratégies de regroupement familial des années 80 est historiquement une population nouvelle en France. La polygamie, usuelle, quoique non systématique, vient renforcer la différence de cette population avec d’autres tranches de migration qui ont enrichi la France à différentes périodes.

La gestion de l’espace et des objets domestiques.

Notre première hypothèse consistait à considérer le saturnisme comme un malheur révélateur non seulement de conditions d’habitat inadmissibles, mais également d’une difficulté d’adéquation du mode de vie des familles africaines et de leurs enfants par rapport à un écosystème nouveau aux potentialités pathogènes ignorées le saturnisme, partie émergente d’un iceberg comprenant des anémies nutritionnelles, la tuberculose, les accidents domestiques et de la voie publique, l’échec scolaire, etc. C’est pourquoi, outre la description et l’histoire de la famille, une partie de l’étude porte sur la gestion de l’espace domestique et les usages et savoir-faire relatifs à l’entretien du corps et à l’éducation des enfants.

L’espace domestique est d’abord l’espace des femmes (Fainzaing & Journet 1989). L’homme n’y a généralement qu’une place physique accessoire un petit lit dans la pièce commune chez les K1, ou un fauteuil dans le salon-cuisine chez les F1. Chez les D, qui vivent dans une seule pièce, il a ses vêtements pendus à un clou au-dessus de son lit.

L’espace masculin est celui du foyer de travailleurs où vivent les célibataires de sa famille et où il passe une grande partie de ses moments de repos, week-end et parfois soirées. C’est là également que se jouent toute une série d’activités masculines « informelles » essentielles, sociales, religieuses, économiques…

Dans les familles polygames, quand les co-épouses vivent dans le même logement, leur autonomie même symbolique est le critère principal de répartition de l’espace. Ainsi chez les K1 vivant dans un F5 en HLM, comme chez les F1 ou les D6, vivants au squat, chaque femme a sa chambre. Leurs enfants respectifs ont chacun la leur, ce qui conduit ceux de la seconde épouse K1 à annexer le salon. Ce n’est ni en fonction de leur sexe, ni de leur âge, sauf pour les benjamins qui dorment avec leur mère, que leur sont attribuées leurs chambres des adolescents de sexes différents dorment ensemble dans la même pièce sur des matelas différents s’ils ont la même mère plutôt que de dormir entre demi-frères ou demi-soeurs. Il n’y a pas dans les familles observées d’enfants de plus de 15 ans, pour qui l’arrangement pourrait être différent.

Meubles et objets indicateurs de l’harmonie domestique :

Un certain nombre de meubles et d’objets se retrouve dans la plupart des foyers de familles africaines. Leur absence ou présence, leurs caractéristiques et leurs styles sont des indicateurs non seulement des ressources financières du ménage, mais aussi de l’harmonie conjugale. La présence de certains objets, tels les magnétoscopes, est perçue par de nombreux intervenants sociaux-sanitaires comme des signes extérieurs de richesse, un luxe inutile au regard des difficultés socio-économiques dans lesquelles se débattent ces familles ils sont certes des objets de prestige, mais avant tout des outils permettant de rompre l’isolement de femmes et d’enfants confinés à longueur de journées dans leurs logements. Le rôle des cassettes vidéo provenant d’Afrique ou d’Arabie saoudite ou enregistrées à Paris lors de fêtes dans les foyers est essentiel, remplaçant une tradition orale en grande partie absente.

Ces objets sont plus que cela encore selon les droits islamique et coutumier, il incombe au mari de fournir une dot à sa belle-famille puis de subvenir à l’entretien de son épouse. La partie de la dot qui revient à l’épouse consiste en pagnes, bijoux, argent mais aussi en biens ménagers tels que cantines ou valises empilées les unes sur les autres, les combiné radiomagnétophone, télévision ou magnétoscope, lit conjugal et parfois chambre à coucher. Parmi les instruments ménagers appréciés, citons les mortiers, les grands plats émaillés pouvant servir de plats communs, les cuillères formées à partir de petites calebasses, les couscoussiers de différentes tailles, les théières et les petits verres, les timbales en émail et plastique, les plateaux, les ustensiles à découpe, les nombreuses bassines, les seaux divers avec couvercles. Ensuite vient l’ameublement de la pièce de réception, du salon : table basse, canapés et chaises disposés le long des murs, non pas en vis-à-vis mais alignés dans le prolongement l’un de l’autre comme chez les J1. Orientés vis-à-vis de la télévision. Leur nombre signe la fréquence et le nombre, non pas tellement des occupants, mais des visiteurs.

Parmi les objets de décoration : les coussins et dessus de lit brodés, les horloges islamiques, les calendriers muraux, les tapis, les images religieuses dont la pierre noire de la Mecque, les photos des membres de la familles parfois agrandies et encadrées, … Les bouquets de fleurs artificielles, les napperons, les bibelots sont assez rares dans les logements de nos connaissances. Leur présence nous paraît souvent en rapport avec une conformation aux standards de la petite bourgeoisie et bourgeoisie africaine et plus usuelle dans des familles originaires du sud du Sénégal ou de la Côte d’Ivoire que dans les familles soninkées et bambaras que nous fréquentons.

La présence en permanence d’eau réfrigérée parfumée aux racines d’andropogon gayanus (faussement appelé vétiver) au même titre que l’usage d’encens divers, sur lesquels nous reviendrons, sont également des signes d’une harmonie domestique inscrite dans une tradition valorisée.

Dans les chambres des enfants on trouve de plus en plus de lits superposés avec barrière ou non sur le lit supérieur. Constante relevée par tous les observateurs, les jouets sont peu nombreux quoique en augmentation : les enfants continuent comme en Afrique à jouer avec les objets domestiques usuels, notamment des objets tels des couteaux pointus qui leur sont interdits dans la culture européenne.

Si le mariage a lieu avant l’achat de la chambre conjugale, soit à cause de disponibilités financières insuffisantes du mari, soit de conditions de logement défavorables, celui ci doit s’acquitter au plus tôt de son devoir. Il doit surtout réaliser ses engagements avant un remariage. Sinon sa première épouse est en droit de se plaindre et de montrer sa mauvaise humeur en ne s’acquittant pas elle non plus de ses devoirs l’entretien de sa maison et particulièrement des pièces communes est alors la vitrine de sa réprobation.

La famille K1 est exemplaire à cet égard. Le désinvestissement des pièces communes va de pair avec l’absence de lit conjugal digne de ce nom. A l’inverse l’intérieur des D1 est le symbole du devoir accompli, avec notamment une chambre à coucher en laqué blanc, composée d’un lit à console, d’une grande armoire et d’une commode.

De même, l’absence d’amulettes de protection au-dessus de la porte d’entrée peut signaler la désaffection du chef de famille (quoiqu’il puisse y avoir eu des rituels de protection sans traces matérielles). On peut aussi trouver les amulettes à l’intérieur des chambres des co-épouses au dessus du seuil elles sont alors le fait de l’occupante, signant un désir de protection d’elle même et de ses enfants vis-à-vis d’agressions magiques externes provenant d’une rivale, de la famille paternelle ou maternelle ou encore d’esprits non-humains.

Citons encore comme révélateurs de conflits entre coépouses ou entre époux : la fermeture matérielle des chambres par une serrure ou les verrous intérieurs les cadenas sur le cadran du téléphone (avec l’avènement de téléphones à touches, l’usage de la mise en mémoire des numéros de téléphone usuels s’est généralisé de même que la mise en place de verrous électroniques globaux ou sélectifs interdisant les appels en province et à l’étranger) la présence en double et l’utilisation par chacune des co-épouses de ses propres ustensiles de cuisine et appareils ménagers, frigidaire et gazinière compris le manque d’appétit systématique de la co-épouse dont ce n’est pas le tour de cuisine,…

Dans certaines familles, particulièrement celles du squat, la précarité du logement biaise en partie ces indicateurs. Repérer ces détails ne témoigne pas seulement de l’esprit obsessionnel ou cancanier de l’ethnologue mais de la saisie d’un non-dit difficilement perceptible à l’étranger, évident pour les tenants de la même culture.

Usages et savoir-faire relatifs à l’éducation des enfants.

Le système traditionnel d’éducation des enfants, assumé en Afrique par la famille élargie vivant dans l’unité résidentielle, le « ka », est perturbé en France du fait de la dislocation spatiale et de l’absence de femmes parentes, notamment de générations antérieures dont le rôle est essentiel en Afrique tant au village qu’en milieu urbain harmonieux. Le « ka » existe encore les hommes de la famille du père en sont le centre, mais vivant en foyers ou confrontés à des problèmes identiques avec leurs ménages et leurs enfants vivant en France, ils entretiennent des rapports trop lointains avec les enfants pour intervenir efficacement dans les événements quotidiens.

Les femmes en cas de conflits avec leurs maris ne trouvent pas aussi aisément qu’au pays les parentes auprès desquelles elles trouveraient consolation, conseil et appui.

Chaque caste a ses règles, ses devoirs son idéologie, son « dambe » (la pulaaku chez les peuls), c’est-à-dire une façon de se tenir, de parler qui convient à son rang que les enfants acquièrent consciemment et inconsciemment, de façon formelle et informelle, reproduisant les attitudes et discours de leurs parents. Même si l’appartenance à une caste n’est plus aussi déterminante qu’autrefois, elle reste capitale à l’occasion de divers rituels (baptême, circoncisions, naissance,…) Et surtout en ce qui concerne le mariage qui reste strictement dans la tradition interdisant les mésalliances. Il serait intéressant de voir dans quelle mesure l’appartenance à une caste traditionnellement valorisée peut être un handicap dans l’adaptation à l’écosystème urbain : au temps de la colonisation, les nobles ont envoyé à l’école des blancs les enfants de leurs captifs à la place de leurs propres enfants ce qui les a ensuite handicapés dans le maintien de leurs pouvoirs de même lors des sécheresses des années 1970 qui ont déstructuré l’économie sahélienne, il semble que les castes traditionnellement dévalorisées ont su trouver de meilleures stratégies que leurs anciens maîtres. Les femmes « griottes » ou « forgeronnes » et « captives » nous semblent se déplacer plus fréquemment dans la ville, ne serait ce que pour se livrer au commerce et à diverses activités traditionnellement rémunérées comme le chant pour les griottes. Il reste à étudier comment la caste à laquelle appartiennent les parents influence l’éducation des enfants, l’apprentissage de leur maintien, leur langage, leur rapport à l’autre, de même qu’elle contribue à modeler les comportements de leurs parents et la représentation qu’en ont les autres membres de « la communauté ».

En règle générale, les parents sont assez vite décontenancés par les comportements de leurs enfants et leurs réactions vis-à-vis de leurs interventions « éducatives » ils mettent en cause l’école, ne citent pas le rôle de la télévision. Pourtant celle-ci est allumée en permanence, du réveil au coucher, surtout lorsque les enfants ou des visiteurs sont présents elle constitue une espèce de fond sonore et visuel, point de mire vers lequel convergent les regards, sans que l’on sache toujours, en dehors de quelques émissions particulièrement appréciées, si elle est véritablement l’objet d’une attention soutenue. Nous avons observé à diverses reprises combien le spectacle de corps dénudés, a fortiori enlacés, suscitait une gêne, soulignée par des exclamations ou au contraire un zapping discret, éventuellement au profit d’une cassette bien connue.

Certains parents regrettent la désapprobation des services sociaux en France pour les punitions physiques, seules efficaces pour convaincre les plus récalcitrants, les plus « méchants » de leurs enfants oubliant qu’au pays, en ville ou au village, la seule menace suffit à les calmer et que l’espace disponible leur permet de réaliser leurs « bêtises » hors du regard des adultes. Ils sont très préoccupés par leur avenir et emploient sans vergogne des discours racistes

Mr. S2 : « S’ils restent en France, ils deviendront comme les arabes, un voleur ou un drogué, je sais ! ». Ou « Bientôt il ira à l’école et il me dira : papa t’es un con ! »

Le retour en Afrique est brandi de façon ambivalente, à la fois légitime, valorisé et « normal » et en même temps comme un menace et une solution aux problèmes évoqués ci dessus le risque pour la santé des enfants est parfois présenté comme un obstacle

« Il faut attendre, qu’ils sachent dire où ils ont mal par exemple, car au milieu de la brousse, c’est difficile pour se soigner ! » (Mr. F1)

Certains envoient leurs filles au pays pour les marier ou rester avec les grands-mères isolées. Ce point sera approfondi ultérieurement de même que l’évolution des pratiques relatives à l’excision qui officiellement est réalisée en Afrique depuis les derniers procès de parents exciseurs. Si les parents gardent des liens étroits avec le pays, quoique les femmes y reviennent moins souvent que les hommes, les enfants ont des réactions ambivalentes vis-à-vis de l’Afrique. La plupart d’entre eux ne peuvent dire s’ils sont Soninkés ou Bambaras, même quand ils parlent les deux langues. L’Afrique est un mot familier qui renvoie à la couleur de la peau, mais beaucoup sont incapables (refusent ?) de dire le nom du pays ou du village de leur parents.

« Mon père, il est parti en Afrique ! »

« Où ça ? Au Mali ? »

« Mali ? C’est quoi ça ? »

Ils ont presque tous des frères et sŒurs élevés par les parents du père, qui envoient des nouvelles par cassette, chez les S2, ou par téléphone chez les F1 et dont ils évoquent l’existence avec une sorte de ravissement effrayé. L’arrivée de « frères » et « soeurs » aînés, biologiques ou classificatoires d’ego amène des perturbations importantes dans l’équilibre de fratries où en théorie l’autorité des aînés ne peut être contestée.

Notion classique chez les migrants, les discours des parents évoquent toujours un retour futur quasi-mythique au pays et donc la notion d’un séjour limité dans le temps en France.

On peut aussi s’interroger sur la représentation de la parenté qu’ont les enfants à partir de leurs usages des termes d’adresse et de parenté en soninké (Pollet & Winter 1972, Traore 1985) et en français les petites F1 dont deux d’entre elles sont de mères différentes, portent le prénom de leur grand-mère paternelle. Leur père les appellent « mère » en soninké. Elles récapitulent, devant leur mère qui en sourit, qui, parmi leurs voisines vit pareille expérience. Réflexions qui s’appliquent aussi aux termes français dont ils découvrent progressivement qu’ils ont pour eux, petits africains, un sens particulier une petite fille présentant sa voisine dit « Elle a deux mères, elle ! » La co-épouse est appelée « tantine ». Le terme est aussi employé pour des femmes étrangères à la famille dont la présence est familière.

Les aînés scolarisés servent régulièrement à leurs mères de traducteurs, voire d’intermédiaires vis-à-vis d’intervenants sociaux et médicaux, même si en fait elles comprennent et parlent mieux le français qu’elles ne veulent le laisser paraître.

« Ta gueule Enculé(e ?) Pédé ! », dit régulièrement l’ado-rable et insupportable Dado (5 ans, famille K2) à sa petite sŒur Medina (3 ans) réfugiée dans le pagne de sa mère lors de disputes anodines, aussitôt imitée par leur jeune frère Habibou (18 mois) qui ne sait pas encore parler. L’initiation au français des tout petits débute généralement par l’apprentissage du vocabulaire du folklore obscène (Gaignebet 1980) que certaines mères reprennent aisément vis-à-vis de leurs enfants sans se rendre compte de sa grossièreté.

Usages et savoir-faire relatifs à l’entretien du corps : A propos de la toilette :

L’idéologie islamique impose un schéma corporel dissociant l’usage de la main droite consacrée à la bouche et aux tâches nobles de celui de la main gauche réservée à l’impureté, notamment à la sphère uro-génito-anale celle-ci est l’objet de traitements spécifiques avec en théorie l’imposition d’une toilette à l’eau à chaque émission de déchets corporels et bien sûr pour les adultes avant chacune des prières.

L’observation vidéographique de toilettes de tout petits (Epelboin & Marx 1986, Brill 1988, Zack 1989, Bril et al. 1990, Wanono 1990, Epelboin 1991 et 1992b) montre que même dans un évier de cuisine le schéma corporel projeté par la mère sur le corps de son enfant varie peu par rapport au schéma traditionnel. Les gymnastiques et massages consécutifs à la toilette proprement dite, basés sur l’application d’un onguent gras ne sont pas systématiques, plus fréquentes chez les mères élevées en mi-lieu rural que chez celles élevées en milieu urbain et aussi chez les mères les plus âgées, donc souvent les premières épouses.

Assez vite les aînés se lavent et s’habillent seuls, souvent de bric et de broc. Il nous semble pouvoir différencier ceux dont les mères sont d’origine rurale et moins attentives à l’apparence quotidienne (toilette, vêtements, parure,…) de ceux dont les mères sont citadines. Soulignons également le fait que la garde robe des enfants des familles observées, si elle comprend éventuellement des vêtements d' »intérieur » (il est fréquent que les enfants se changent au retour de l’école), ne compte pas de vêtements de nuit spécifiques les enfants s’endorment avec ceux qu’ils portaient en fin de soirée. Le rythme des changes, régulier et quotidien, n’est pas rythmé par le sommeil. Ceci, compte tenu de la fréquence de leurs jeux à même le sol, est certainement aussi un facteur de risque par rapport au saturnisme.

La fête de l’Aïd-el-Khébir (Epelboin 1990, Rezkallah 1992) et la rentrée scolaire notamment sont les moments où les enfants sont habillés de neuf, les petites filles tressées de frais de même, pour nombre d’entre eux, à l’occasion du départ en classes vertes, de neige, en colonie de vacances, même si aux yeux des éducateurs des vêtements essentiels manquent.

Les amulettes corporelles, quoique moins présentes et plus rares qu’en Afrique, ne serait ce qu’en conformation à une « modernité » et à un Islam officiel qui les répriment, sont présentes aux divers stades de développement de l’enfant, surtout en cas de « retard », de malheur biologique ou social. Nous insistons sur leur présence car, au delà de leur rôle symbolique, elles ont des fonctions de stimulation psychomotrice des segments corporels auxquels elles sont suspendues tout à fait essentielles quant à l’acquisition d’un schéma corporel conforme à celui de la culture d’origine. Nombre d’entre elles, expédiées d’Afrique par des parent(e)s, sont aussi autant de modes permanents inconscients de mémorisation d’un corps social éclaté spatialement.

A propos de l’alimentation :

En ce qui concerne les modes de préparation, de consommation des aliments ou les manières de table, les habitudes africaines sont toujours de mise. La richesse et la diversité des plats est ici encore directement en rapport, outre les aléas économiques, à l’harmonie des rapports conjugaux, l’approvisionnement en produits de base et en condiments étant dépendant de la bonne volonté du père. Les magasins de produits « exotiques » tenus la plupart du temps par des propriétaires d’origine asiatique, les marchés informels des foyers offrent toute la gamme des denrées désirables y compris le kaolin importé d’Afrique, hautement apprécié par les femmes enceintes, et dont nous avons souligné antérieurement l’importance culturelle (Epelboin et al. 1990).

Le congélateur joue un rôle essentiel dans le stockage du poisson importé du Sénégal, de la viande de mouton, acheté et abattu rituellement selon le mode hallal dans des fermes d’Ile de France ou dans les foyers (Brisebarre 1990). Au delà de l’aspect religieux, la viande d’animaux connus vivants ou égorgés par des compatriotes dans les foyers est très goûtée.

Au réveil, tardif quand il n’y a pas d’enfants à conduire à l’école, les enfants prennent du pain sec ou tartiné de margarine trempé dans du café très léger (café soluble) et très sucré, ou une décoction de quinquéliba (combretum micranthum) blanchie parfois au lait chacun s’installe là où cela lui convient face à son gobelet ou son bol posé sur un tabouret ou collectivement autour d’une table basse. Les enfants scolarisés, couchés tard partent dans la hâte, bien souvent le ventre creux : à midi, s’ils ne mangent pas à la cantine, il leur faut bien souvent se contenter de tartines et de boisson chaude, le repas n’étant pas encore prêt. Le principal repas, collectif, pris dans un plat commun, a lieu alors après la sortie de l’école, en fin d’après-midi basé sur du riz thaïlandais acheté par sac de 25 kilogrammes. Quant aux pâtes alimentaires, à l’huile, nous ne saisissons pas encore leur place nous ne savons pas si elles servent à diversifier l’alimentation ou si elles correspondent à un plat de substitution par rapport au riz quand ce dernier fait défaut ou que la maîtresse de maison est en retard.

De même qu’en Afrique, le repas du soir peut être constitué d’une bouillie de riz au lait caillé, ici du yaourt parfois de la crème fraîche, très exceptionnellement une semoule de riz ou de maïs. Si le père est amené à rentrer tard de son travail il est en droit, s’il a pourvu à la dépense quotidienne, de trouver un plat préparé à son intention.

On ne prépare pas toujours un véritable repas le soir selon les disponibilités, les enfants consomment les restes du repas précédent ou « chipent » de quoi manger s’ils ont faim. Ainsi au squat, ils vont et viennent chez les voisins et s’ils y sont à l’heure des repas ils sont invités à partager. Les plus petits à partir de 3 ans circulent librement chez les voisins du même palier et y grignotent ce qu’on leur donne.

Lorsque le père est observant, la période du ramadan est radicalement différente, caractérisée après la tombée de la nuit par un repas de rupture de jeûne suivi quelques temps plus tard par un plat consistant.

Chez les plus petits qui forment avec leur mère un couple inséparable, la période du sevrage retient naturellement notre attention. Les nourrissons ont eu dès la naissance une alimentation lactée mixte. Malgré le raccourcissement de l’intervalle intergénésique, le sevrage n’est pas cette période de changement brutal décrite en Afrique encore que dans nos observations en milieu urbain soninké dakaro-pikinois cette brutalité n’existe que dans le regard ethnocentrique de l’observateur l’enfant adulé est séparé de sa mère pour être confié à une grand-mère voire une parente sans enfants, chez qui il sera l’objet de toutes les attentions.

Il y a cependant une période de rupture qui ne se définit pas en fonction de l’âge de l’enfant mais plutôt de la nouvelle grossesse de sa mère. A ce moment, l’enfant est écarté du sein de sa mère, même s’il arrive à l’obtenir au moment de l’endormissement. Co-épouses et voisines veillent à ce qu’un enfant ne tête pas sa mère enceinte (notion panafricaine de lait corrompu). Après l’accouchement l’encore petit enfant est relégué avec ses aînés il n’a ni tante, ni grand-mère pour prendre soin de lui. Aussi la mère se retrouve, telle une mère de jumeaux ou de triplés à assurer simultanément des soins de maternage, toilette, alimentation à la main, etc. de plusieurs tout petits quasiment tous aussi dépendant d’elle. Ce phénomène est renforcé par la polygamie toutes les familles polygames de référence connaissent ainsi une période, entre les dernières grossesses de la première épouse et les premières grossesses de la seconde, où se bousculent dans la maison quatre ou cinq tout-petits, trop nombreux pour retenir l’attention exclusive de l’entourage.

Beaucoup d’enfants scolarisés mangent à la cantine lorsque leur mère travaille, « dès qu’ils sont capables de distinguer la viande de porc » disent les enfants K1. La réticence des mères à les laisser à la cantine semble fréquente sans que nous sachions si ceci relève de l’affectif ou du religieux : elle peut traduire aussi, malgré la modicité des sommes engagées, des conflits entre le père et la mère.

L’homme et la (les) femme mangent ensemble, encore que très souvent les femmes ne fassent que grignoter, ayant déjà mangé plus tôt, notamment durant la préparation du repas, de même que les plus petits qui bénéficient ainsi d’un fractionnement de leur alimentation.

L’alimentation à la main est la règle, très valorisée culturellement elle joue un rôle certainement essentiel dans l’ingestion passive de poussières saturnines par les jeunes enfants qui se salissent les mains dans les aires de jeu poussiéreuses, recoins, dessous de lit, zones dégradées des murs, etc. Les enfants, après manger se lèchent largement la paume et les doigts de la main droite.

Les aînés mangent à la main au plat commun avec les adultes. Quand le père est présent, surtout si un étranger participe au repas, les cadets qui ne savent pas encore se tenir mangent à part. Il est rare que les enfants se lavent les (la) mains avant le repas ou que les parents les rappellent à l’ordre.

A propos du nettoyage des lieux :

Selon les familles, les menus déchets, arêtes, fragments d’os sont soit disposés sur le support du plat (toile plastique lorsque ce dernier est posé à même le sol, tabouret dans d’autres cas), soit crachés/jetés à même le sol puis immédiatement balayés après le repas. Les déchets des repas intermédiaires, arachides, fruits, emballages de friandises ou de yaourts sont « balancés » au milieu de la pièce (ou par la fenêtre) et balayés ultérieurement. Le passage d’une serpillière mouillée, la plupart du temps sans détergent, est variable selon les familles, systématique et répété dans certaines, exceptionnel et sommaire dans d’autres. La fumigation de la maison, une fois le ménage terminé est normalement la règle, jouant un rôle d’assainissement comparable symboliquement à l’aération des lieux proposée par l’hygiène biomédicale. Sa présence, son absence, tenant à l’approvisionnement en encens, à la bonne volonté de la (des) maîtresse(s) de maison est également un excellent indicateur d’équilibre domestique.

Les enfants participent peu aux travaux de la maison : lorsque c’est le cas dans nos observations, il s’agit des aînés de la famille, garçons ou filles indistinctement, qui balaient après les repas, aident au ménage ou gardent leurs cadets.

L’organisation de l’espace rentabilise à l’extrême, surtout dans les logements exigus, les volumes en hauteur : lors de la vi-site de certains logements les salissures et dégradations systématiques des cloisons verticales à portée de main des enfants donnent l’impression d’une capacité de projection de ces derniers non seulement sur le plan horizontal, mais vertical. Les espaces horizontaux situés en hauteur qui servent à entreposer hors d’at-teinte des enfants divers objets et produits valorisés (médicaments, onguents, friandises) sont autant de réserves à poussière.

Même dans des logements refaits à neuf permettant un ratio correct nombre d’habitants/surface, la dégradation des surfaces horizontales et verticales est rapide. L’entretien des lieux paraît la plupart du temps sommaire les papiers peints arrachés ne sont pas recollés, les trous dans les murs exceptionnellement rebouchés les installations électriques consistent dans des juxtapositions de prolongateurs et des bricolages dangereux : faut-il attribuer ce non investissement ou désinvestissement matériel de l’espace domestique à la précarité socioéconomique A l’expression de conflits domestiques A la résurgence de pratiques de sociétés castées où les tâches manuelles sont réservées à des catégories sociales spécialisées Pourtant dans la tradition rurale, c’est à des corvées de femmes (castées ?) qu’il revient d’assurer les enduits des sols et des murs, les peintures décoratives des cases notamment des nouvelles mariées.

On est aussi tenté d’établir un parallèle entre l’absence d’en-tretien de l’espace domestique et l’absence de ravaudage des vêtements qui sont portés déchirés, ou abandonnés au profit de nouveaux. Le remplacement des vitres cassées par des panneaux opaques de bois ou de carton correspond-il à un refus d’investis-sement financier aggravé par la difficulté à trouver un vitrier aux tarifs abordables ou à un désir de fermeture symbolique de l’espace intime, à un repli frileux vis-à-vis de l’extérieur, de ses agressions climatiques et maléfiques Les fenêtres sauf dans les périodes de canicule sont toujours fermées et l’atmosphère rarement renouvelée. Les économies de chauffage ne sont pas seules en cause. On a l’impression que la purification de l’air n’est pas envisagée par son renouvellement mais par la combustion d’encens spécifiques importés d’Afrique. Représentation du saturnisme, attitudes et comportements Sous toutes les latitudes, en Europe ou en Afrique, la maladie est un « événement » qui suscite des questions sur le sens de son irruption. Même lorsqu’est établie et reconnue une cause biologique, la question du sens (Augé & Herzlich 1983), indissociable des notions d’infortune et de malheur, n’est pas épuisée énoncée en termes magico-religieux.

La quête diagnostique et thérapeutique que va déclencher l’événement maladie, est pour l’observateur étranger une occasion de comprendre la dynamique du corps social du malade. Les interprétations que donnent les familles du saturnisme et les comportements varient selon le stade de la maladie.

Le saturnisme, »maladie » asymptomatique annoncée par la biomédecine

Quand il n’y a pas de symptômes visibles, patents, l’intoxi-cation est dépistée et annoncée par la PMI, par l’hôpital, plus rarement par l’école. Les parents doutent, haussent les épaules

Mr. S1 : « Je sais pas, c’est vous qu’avez vu ça dans le sang ! »

Mme. D3 : « C’est eux qui l’ont dit ! »

Mme. F1 : « La maladie de la peinture, ça n’existe pas en Afrique ! »

Beaucoup résistent

« Ah non, mon enfant ne mange pas la peinture. Je ne l’ai jamais vu ! »

Mr. F1 : « A. (sa fille) ne mange pas la peinture. D’autres peut-être comme les enfants K3 ou D (les petites voisines), ils sont jaunes et maigres ».

Après plusieurs mois de traitement, de prises de sang ou tout simplement d’interventions de la PMI et des médecins, leurs discours sont imprégnés de références médicales.

Ainsi Mme. F1, lors de deux entretiens à un an d’intervalle, n’attend plus les questions pour mettre en relation argile et peinture

« Quand j’étais enceinte, je mangeais trop. 5 frs (un sachet à 5 f contient approximativement 250 g.) en 2 jours. J’ai arrêté j’ai mangé de la kola. Je crache parce que je mange l’argile, alors en mangeant de la kola, je crache plus… Je donne pas aux gosses parce que c’est comme la peinture. C’est comme chez nous quand les enfants mangent du sable. Je sais pas pourquoi c’est pareil. Quand les médecins leur demandent après ils disent qu’ils mangent la peinture ».

L’enquête sur cette maladie « manger du sable », présente transculturellement en milieu urbain africain et à notre sens très proche du saturnisme par intoxication active, sera poursuivie ultérieurement. Disons d’ores et déjà, en fonction de nos observations dakaro-pikinoises, que le fait de constater une prolongation du portage à la bouche de « sable » chez des jeunes enfants au delà d’un stade de développement correspondant grossièrement à la marche, suscite une double quête diagnostique et thérapeutique :

- auprès de l’infirmier du dispensaire qui insiste sur les risques de malnutrition et d’infestation parasitaire que cette pratique implique l’enfant se voit alors prescrire outre différents fortifiants, des antiparasitaires polyvalents

- chez un devin regardeur, surtout en cas de perte de l’appétit, d’amaigrissement, d’altération du teint, de troubles de l’humeur concomitants il peut mettre en cause une agression maléfique par un sorcier-dévoreur, le « travail » d’une co-épouse de la mère, la responsabilité d’esprits de la brousse, les manifestations d’ancêtres… Les symptômes reconnus ne sont pas les conséquences du fait de manger du sable, mais des événements associés en rapport avec la causalité commune diagnostiquée. Les enfants dont nous parlons ici ne sont pas des enfants autistes ou prépsychotiques.

Le mari de madame F1, citée précédemment, nie l’intoxica-tion saturnine de sa fille mais trouve quand même une explication proche de celle de la médecine :

« A., je ne l’ai jamais vue manger de la peinture. Peut-être une fois en décembre, j’ai acheté des jouets aux enfants de la pâte à modeler pour K. Elles se sont disputées et A. en a mangé un morceau. Là peut-être. »

Selon Mme. K1, son fils est toujours soumis à des cures de chélation un an après avoir quitté l’appartement dangereux, parce qu’il mange « la mousse des coussins ».

S’il est bien souvent difficile d’obtenir des réponses des adultes aux questions relatives à l’ingestion de fragments de revêtements muraux, il n’en est pas de même des enfants qui sont ici encore de formidables « infocafteurs » n’hésitant pas à montrer du doigt leurs frères, sŒurs et voisins qui « grattent les murs » ou « mangent les peintures ». Sous leur conduite, le visiteur peut alors facilement cartographier les « lésions de grattage » des parois, les « gisements » valorisés, non seulement ceux situés à l’intérieur des logis, mais également ceux situés dans les parties communes des immeubles, paliers, cage d’escalier, cours…

Il se peut que les schémas biomédicaux fassent sens parce que l’invisibilité de la maladie rend impossible son interprétation en termes « traditionnels ». Il se peut aussi que ce ne soit là que des discours-placebo, discours-miroirs, des discours-échos, des discours-écrans, outils que les Africains, « handicapés sociaux » selon leur propre expression, utilisent dans leurs rapports avec les services sociaux, les militants politiques et syndicaux, les collègues de travail ils leur permettent de sympathiser momentanément et de repousser à plus tard l’incompréhension et les malentendus permanents dus à la distance culturelle.

Cependant la réaction des familles face au traitement de la maladie permet de passer outre la question de l’authenticité du discours tenu, pour poser celle des « usages sociaux de la mala-die » (Zempléni 1982). En effet même si au fond, nul ne croit ni ne comprend cette maladie, elle peut être utilisée comme tremplin dans l’espoir d’obtenir un logement, ou de faciliter l’accès à des services sociaux. A cet égard, pour les familles du squat, la PMI joue un rôle plus important que l’hôpital petite structure de quartier, elle travaille en relation avec les associations locales dont l’aide est précieuse pour les femmes (problèmes de papiers, de garde d’enfants, l’alphabétisation et l’apprentissage du français, recherche de travail ou de stages d’insertion…). L’hôpital dont les soins en urgence sont pourtant reconnus, appréciés et souvent mis à contribution pour les enfants est déprécié dans le cas du saturnisme.

Mr. F « L’hôpital, c’est pour gagner de l’argent et pour que les stagiaires apprennent ! »

Il semble que les femmes acceptent plus facilement que les hommes les traitements hospitaliers. La raison n’est pas forcément qu’ils s’inquiètent moins que leurs épouses de la santé des enfants, mais qu’elles ont plus à gagner qu’eux dans le contact avec les services sociaux. Elles y trouvent des alliées dans leur effort pour améliorer leur situation, par exemple le versement à leur nom des allocations familiales touchées par leur mari. Ce que montre a contrario Mme. F1 (1ère épouse), obligée d’intégrer le squat où la seconde épouse a déjà fait son nid : elle continue de fréquenter l’association des femmes de son ancien quartier au lieu de participer à celle du squat, refuse de fréquenter la PMI et de faire faire des prises de sang de contrôle chez ses enfants déjà intoxiqués. Après plusieurs mois, comme elle a réussi à obtenir un stage rémunéré d’insertion professionnelle grâce aux associations locales, elle abandonne son hostilité.

Devant cette maladie dont les causes sont si évidemment liées à la place des familles africaines dans la société française, certains expriment brutalement et logiquement leur révolte

« Non, moi les prises de sang, je refuse. J’en ai marre. Si on est malade avec la peinture, ils ont qu’à nous donner un autre logement. C’est tout !… Cette maladie, c’est pour nous emmerder. C’est comme pour les césariennes. Il y a des Blancs qui sont méchants ce qu’ils veulent, c’est emmerder les Noirs ! »

On peut interpréter cette mise en parallèle de la prise de sang avec les césariennes, abusivement pratiquées dans certaines maternités par des médecins blancs sur les femmes noires, et l’évocation de la « méchanceté des Blancs » comme une allusion à des pratiques potentielles indéterminées de sorcellerie par les Blancs.

La prise de sang est perçue en terme de spoliation de la force vitale comparable à celle qu’exercent les sorciers dévoreurs sur leurs victimes. Le refus systématique des césariennes bien connu dans les maternités renvoie à une multitude de causes difficilement démélables crainte d’une limitation du potentiel génésique de la femme et menaces de complications des grossesses futures surtout si elles sont réalisées au pays affichage public sur l’abdomen d’une « fécondité » future médiocre, attirant d’une part la réprobation de la belle-famille et d’autre part des malfaisants potentiels qui profiteront de cette faiblesse de la femme pour la détruire lors d’une grossesse ultérieure perception de la césarienne en terme de mutilation abusivement réalisée par le pouvoir médical blanc sur des femmes noires de la mutilation volontaire à l’acte criminel, potentiellement sorcellaire, la frontière est ténue ; désignation de la femme en tant que sorcière potentielle. Ce dernier point n’est pas évident pour ces femmes ouest-africaines car renvoyant à des sociétés d’Afrique centrale où les sorciersdévoreurs possèdent dans leur ventre le principe de sorcellerie que des dissections post mortem permettront de mettre en évidence. Si nous soulignons les causes complexes du refus de la césarienne, c’est pour montrer la distance culturelle qui peut exister entre deux discours relatifs à une « urgence ». A fortiori pour une maladie qui, tel le saturnisme dans sa phase asymptomatique, n’existe pas véritablement dans l’esprit des intéressés ou uniquement en termes de bénéfices secondaires (Epelboin 1987).

Le saturnisme, « maladie » cliniquement décelable interprétation de la maladie en termes magico-religieux.

La clinique du saturnisme, troubles du comportement, douleurs abdominales, anémies, convulsions, … offre une symptomatologie commune avec de nombreuses autres affections et n’est donc pas rapportée par les familles des petits malades au fait de « manger les peintures ». Le lien de causalité entre l’ingestion de poussières et de fragments de revêtements muraux chargés de toxiques et les symptômes relevés par les intervenants médicaux n’apparaît pas pertinent.

Même quand à un stade avancé de l’intoxication apparaissent les convulsions, elles sont si signifiantes pour les parents qu’elles sont immédiatement interprétées en termes magico-religieux, annonçant la vision horrifique du monde non-visible au commun des humains, l’attaque du malade par les ancêtres, les divinités, les génies ou l’action malfaisante d’un proche « maladies des Africains » que la biomédecine est considérée comme incapable à juguler, tout juste à soulager symptomatiquement. L’imposition d’un traitement chronique est perçue comme la preuve d’une impuissance, d’une incapacité à éradiquer la maladie. C’est à la cure étiologique magicoreligieuse qu’est attribuée l’amélioration de l’état de santé.

Nous étudions à l’heure actuelle les itinéraires diagnostiques et thérapeutiques relatifs à des symptômes cliniques patents directement liés au saturnisme ou cliniquement proches dans les conceptions autochtones de ceux du saturnisme, notamment :

- chez les K1 auprès d’un enfant dont le saturnisme est nié par la mère, qui a eu recours aux marabouts guérisseurs pour soigner les crises convulsives de son fils. Elle a cherché à obtenir un soutien financier auprès des services sociaux pour rentrer en Afrique soigner la maladie « africaine » de son fils auprès d’un guérisseur.

- chez les K2, à propos d’un enfant souffrant de crises de possession sans rapport apparent avec le saturnisme et interprétées en termes magico-religieux comme étant dues à la vision de djinns « noirs », c’est à dire non-islamiques.

- chez les D4, où le chef de famille et ses épouses soignent « leur » stérilité par tous les moyens (en fait azoospermie du père).

- chez les F1, en reconstituant l’histoire d’une maladie interprétée par le père comme le résultat de l’action magique d’un voisin jaloux.

- …/… Nous ne savons pas encore si le recours aux guérisseurs est occulté systématiquement parce que relevant du monde des Africains considéré comme incompréhensible aux locuteurs français, ou parce qu’en fait le saturnisme n’est pas considéré comme une maladie en soi et que le recours systématique aux marabouts relève d’une prise en charge globale des problèmes d santé de la famille la santé en terme d’évitement d’infortunes, de raffermissement de la chance et de la prospérité, de réalisation des ambitions individuelles et collectives.

Ainsi monsieur S1, très pédagogue : « Je vais t’expliquer, Nadia On consulte pas un moody (marabout) pour la peinture. Ça non ! Il n’y connaît rien. Quand le gosse va mal à l’école, là d’accord. Quand c’est une maladie qu’il attrape en naissant, alors là, on peut rien. Depuis la naissance, c’est Dieu qui l’a voulu ! Quand on naît avec, on peut rien, mais si tu attrapes après, bon, c’est peut-être un mauvais sort. S’il n’est pas trop fort, tu peux guérir, tu vas voir un Bambara (archétype du guérisseur animiste, quoique la plupart des guérisseurs bambara soient islamisés). C’est comme ça qu’on appelle ceux qui soignent mais qui connaissent pas le Coran. »

Premières conclusions (octobre 1992) : Les enfants de familles récemment transplantées du tiers monde en milieu urbain parisien, reléguées dans des habitats médiocres non entretenus, construits hâtivement à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle « à des fins spéculatives » (H. Guerrand) ou détournés de leurs usages initiaux (chambres de « bonne » du dernier étage d’immeubles bourgeois, locaux à usages industriels ou de bureau), nous ont révélé une pollution majeure de l’écosystème domestique urbain. Ceci, à notre sens, est le premier enseignement de cette endémoépidémie.

Le deuxième enseignement de notre étude est de souligner le fait que l’observance de cette population par rapport aux prescriptions et conseils prédictifs proposés tient non pas à l’adhésion aux modèles de représentation de la santé sousjacents, mais aux usages sociaux qui en sont faits, tant vis à vis des prestations sociales et sanitaires disponibles que du corps social du petit malade.

Le mérite de notre recherche malgré la taille du petit échantillon à partir duquel nous travaillons est de décrire ce qui est familier et souvent incompréhensible aux intervenants médicaux et sociaux en contact avec ces familles. Nous l’analysons en fonction d’un regard anthropologique traitant de la maladie non seulement comme un désordre biologique mais comme un fait social, nous efforçant de faire apparaître le point de vue des familles sur les questions abordées.

Après plus d’un an de confrontations régulières, nous sommes encore plus convaincus que l’approche qualitative est bien celle qui convient pour rendre compte de la complexité des situations de ces familles transplantées dans une métropole où cohabitent différents styles de vie, modes de pensée, façons d’être, qui empruntent les uns aux autres et s’ignorent pourtant mutuellement.

Devant cette réalité nouvelle et fluctuante, impliquant autant d’individus, de cultures et de générations différents, les études statistiques nivellent, simplifient et faussent données et interprétations. Les questionnaires préétablis même semidirectifs suscitent ce que nous appelons des discours placebo : le paradigme étant que, dans la pensée de nos interlocuteurs africains, le monde magico-religieux des Noirs est inaccessible l’entendement des Blancs.

Cette population met à l’épreuve le système français de prise en charge de la santé de la famille imprégné d’une idéologie néo-malthusienne visant à limiter le nombre d’enfants par famille ici l’idéologie, stimulée par le système d’allocations familiales, hypervalorise au contraire des progénitures très nombreuses, multipliées par l’exercice de la polygamie d’une partie des ménages et favorisées par la chute vertigineuse de la mortalité infantile par rapport au pays d’origine.

Il a été démontré que l’exercice de la polygamie était rendu possible non pas par un ratio inégalitaire garçon/fille, mais par un célibat prolongé des hommes il serait intéressant de rapporter la fécondité de cette population d’origine africaine, non pas par famille nucléaire, mais par rapport à la masse des hommes célibataires de même origine géographique vivant dans des foyers de travailleurs.

Le saturnisme fait surgir sous les projecteurs de l’actualité de la santé publique une population qui, malgré l’omniprésence d’une médecine globalement accessible à tous, grâce au système social français, continue à préférer massivement ses propres modèles explicatifs relatifs à la santé, à la maladie, au malheur. Elle bouleverse les schémas intellectuels qui voudraient que l’irruption du développement sanitaire aboutisse, comme cela a été partiellement le cas en Europe, au refoulement de la pensée magique, à l’abandon de systèmes traditionnels de représentation du corps, de la physiologie et de la physiopathologie au profit des modèles biomédicaux.

Rendue prudente, notamment par les procès, de leur point de vue incompréhensibles, dont ont été l’objet des parents exciseurs, cette population constitue en chasse gardée ses croyances et ses coutumes vis à vis des intervenants sociaux et biomédicaux.

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Discussion :

Claudie Lallemand – Je suis puéricultrice de terrain, en PMI, et je travaille à mi-temps, je suis titulaire d’un DEA d’anthropologie.

A Lyon, le problème est un peu différent de celui de Paris. On a à la fois des enfants de milieu maghrébin, de milieu turc, et des enfants français. Quand le Ministère de la Santé nous a demandé à la PMI du Rhône de faire l’étude épidémiologique, en tant que puéricultrices de terrain nous connaissions très bien l’espace vétuste du quartier. Chaque puéricultrice était sur un terrain connu, des quartiers de Lyon choisis pour la vétusté de l’habitat (du XVIIIème et du XIXème siècles). Ce n’est pas tout à fait l’habitat que l’on peut rencontrer à Paris il s’agit d’habitat de centre-ville très ancien, très solide, et très insalubre parce que très dégradé. L’enquête s’est faite très rapidement, puisqu’il y avait un contact très facile avec les familles, et les gens de terrain ont pu avoir rapidement accès avec les mères de familles au discours sur la maladie. Or Lyon a un niveau élevé d’intoxications, puisque dans les derniers prélèvements qui ont été faits sur un échantillon de 100 enfants, on en a trouvé un peu plus de 70% intoxiqués, dont un fort taux d’enfants hospitalisés. Le dénominateur commun de cette histoire est le problème d’environnement.

L’environnement de ces enfants, qu’ils soient maghrébins, turcs ou français, est le même. C’est un habitat de toute façon insalubre. Alors parmi ces enfants de plusieurs origines, est-ce que le phénomène culturel entre en jeu, est-ce que ces gamins, qui ont tous un espace habité et un espace de jeu analogues voît s’intoxiquer ou non ? Il est vrai que certains mangent des écailles de peinture. D’autres n’en mangent pas mais ils sont intoxiqués tout simplement par les poussières de plomb qui sont par terre. Quel est l’enfant, de n’importe quelle origine, qui ne joue pas par terre Entre un et quatre ans, au moins entre un et deux ans, le développement psychomoteur tout à fait normal conduit l’enfant à jouer par terre, à explorer l’environnement il grimpe partout, il touche à tout, il va tout manger. Quels gamins n’ont pas déchiré des morceaux de tapisserie On n’a pas le problème d’une ethnie, mais celui d’enfants d’une population pauvre, mal logée. On retrouve des enfants français dans l’habitat le plus vétuste, des enfants de catégorie « quart-monde ».

Mais on connaît à Lyon des habitats rénovés où des enfants sont intoxiqués. Là, ce sont des gamins qui ne mangent pas de tout on n’a pas non plus de grattage de peinture. Simplement ces gamins de un à trois ans jouent par terre. Dans la rénovation de habitats, il y a certainement des facteurs qu’il faut étudier car on continue d’avoir des intoxications au plomb. Toutes sortes de gens peuvent être intoxiqués par le plomb : des ouvriers et toute la population qui est autour. L’adulte s’intoxiquera moins vite que l’enfant, mais d’autres enfants sont là, et ils n’ont été ni testés ni prélevés. Il y a de fortes présomptions qu’ils aient été intoxiqués uniquement par la poussière de plomb qui est dégagée lors des rénovations.

Alors quand on met un dépistage en route, on soulève chez certaines familles une angoisse très importante, chez d’autres un espoir fou. Certaines femmes ont répondu que les gamins étaient malades, parce qu’il y avait peut-être un espoir de logement au bout… D’autres mères répondaient « Non, non, non, il n’y a rien du tout ». Les enfants étaient carencés, ils avaient des comportements qui pouvaient faire penser au saturnisme, et les mères disaient : « Non, non, non ».

On a fait une séance autour de la cassette sur le saturnisme, et toutes les mères, françaises, algériennes et africaines étaient là ensemble d’autres sont venues qui n’avaient pas d’enfant pris dans l’enquête. On a vu cette peur, cette angoisse et à la fois un espoir fou. Mais au niveau d’une politique de santé, comment répondre Qu’est-ce qu’on va faire dans ces logements, est-ce qu’on va rénover, comme à Paris Est-ce qu’on va sortir les familles de ces logements

Alain Epelboin – Je n’ai pas eu le temps de détailler ici les techniques de la vie quotidienne techniques de balayage, techniques de gestion du corps on mange à la main ; la géophagie est quasi-physiologique chez les femmes enceintes dans cette population, et cela traduit une accoutumance à l’absorption de substances minérales, un non-interdit de l’absorption minérale… Le dernier exemple que je voudrais donner, c’est cette famille qui a été d’abord au Quai de la Gare, puis relogée dans un Algeco de la Porte d’Asnières, et qui est maintenant à Pantin, dans un petit immeuble de deux étages où elle occupe trois appartements sur quatre, trois appartements de deux pièces, donc un six pièces, un peu biscornu d’allure, mais quand même pas mal. Or l’escalier n’est pas balayé. Cela implique une accumulation de poussières, dans un immeuble qui a toutes les chances d’être pourri de plomb, même si on a collé au mur des espèces de papier-tissu merdiques, et j’emploie le mot « merdique » parce que c’est absolument horrifiant. Dans ces logements-là, on sait qu’on a des problèmes de poussière les services responsables collent de la moquette sur le sol, au lieu de mettre simplement du lino, alors qu’on sait très bien que ces familles n’utiliseront pas d’aspirateur. Au mur, au lieu de coller des papiers lessivables à la main, on colle des papiers type tissu…

Certes, une partie de la recherche anthropologique est une recherche fondamentale sur le rapport de l’homme et de la société, le rapport entre maladie et société, une recherche qui se mène spontanément, pour elle-même, et qui n’a pas forcément une application directe. Mais un bon ethnologue, c’est aussi quelqu’un qui est près des réalités c’est donc un emmerdeur, parce qu’il voit de petites choses cachées, et effectivement, dans les dialogues avec les experts, les décideurs, il ne fait que révéler ce que ceux-ci savent très bien, mais qu’ils n’ont pas envie d’entendre. Et donc ils ne l’entendent pas.

Jean Benoist – A Lyon, il y a un bon nombre d’immeubles bourgeois, fort honorablement habités par ceux qui, dans cette ville, tiennent le haut du pavé. Leurs habitudes d’économie laissent penser que bien des parties communes n’ont pas dû être repeintes depuis le XIXème siècle. Est-ce qu’on a des enquêtes dans ces milieux-là ?

Kathleen Boulanger – Je ne sais pas s’il y a eu une enquête dans ces immeubles, mais ce problème de plomb a été retrouvé dans toutes les grandes habitations bourgeoises aux Etats-Unis, et c’est à peu près le seul problème qui touche vraiment à toute la population, riche, pauvre, de tous les niveaux, avec des particules toujours de volume minime, qui sont toxiques pour les enfants.

Alain Epelboin – Les études sur la pollution de l’environnement urbain des sociétés industrielles forment une grosse bibliographie, surtout sur les Etats-Unis. Et cela montre que, comme par hasard, il ne faut ni être pauvre, ni avoir des enfants trop nombreux dans un logement trop étroit, et ni de préférence être noir, pour éviter d’être intoxiqué. Le risque existe pour tous, mais en terme de risque épidémiologique, il y a un rapport avec la densité d’occupation de l’espace. C’est une pollution majeure de l’environnement urbain industriel. Donc que ce soit dans le 20ème arrondissement de Paris ou dans le 16ème, le risque existe toujours. Mais le risque pour la population, le risque épidémiologique est directement en rapport avec la densité de population et donc son niveau de vie.

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