Anthropologie du contemporain et clinique du sujet*/ Contemporary anthropology and the clinical approach of the « subject ». Par Olivier Douville

Maitre de conférences en psychologie clinique, université de Paris-X-Nanterre, Paris, France Unité de recherche Médecine, Sciences du vivant, service de Psychanalyse, Université Paris- VII-Denis-Diderot, Paris, France Psychologue clinicien, EPS de Ville-Evrard, 93330 Neully sur Marne, France Directeur de publication de Psychologie Clinique, nouvelle série, 22, rue de la Tour-d’Auvergne, 75009 Paris, France

Reçu le 28 août 2003 ; accepté le 28 novembre 2003

In L’évolution psychiatrique : Anthropologie et psychiatrie. Janvier-mars 2004, volume 69 – N° 1 pp. 31- 47. © 2003 Publié par Elsevier.SAS.

Résumé

La psychanalyse a partie liée avec l’anthropologie. Les échanges et dialogues, et les incompréhensions tout autant entre ces deux disciplines, ont fait l’objet d’une très vaste littérature. Les stratégies d’échanges obéissent à des rhétoriques qui sont celles de l’analogie, de l’emprunt, ou de la distorsion. Les emprunts ont parfois fonction, pour les psychanalystes de justifier de l’aspect « méta » de leurs constructions, et de rendre compte de ce qui, de la psychanalyse est applicable à l’ensemble de l’Histoire des civilisations. Un des termes privilégiés de l’anthropologie est celui d’ethnie or ce terme fait l’objet, parallèlement à son dégagement, d’une importante demande sociale et idéologique. Il serait demandé à l’explication ethniciste de rendre compte d’un certain nombre de tensions dans les rapports d’insertion du sujet migrant et de ses enfants dans les institutions de soin et/ou d’éducation.

Ce paysage idéologique peut remodeler considérablement les scénarios de terrain et les postures du clinicien et de l’anthropologue telles qu’elles lui sont assignées. Les rhétoriques et thématiques nourrissent les échanges entre anthropologie et psychanalyse doivent prendre en compte une critique de la fabrication idéologique du référent ethnique pour prendre en considération les conflits subjectifs et leurs inscriptions sociales.

Abstract

Psychoanalysis is closely linked te, anthropology. A large body of literature has been published on the various exchanges and dialogues, as well as on the lack of understanding and differences in points of view between the two disciplines. The strategies of exchange reflect certain patterns, i.e., an borrowing, or distortion. These exchanges are sornetimes used by psychoanalysts as a basis justifying the ‘meta’ aspect of their construction and to determine what, in psychoanalys applicable to the History of civilizations as a whole. One of the special terms in anthropology is of ethnicity, but in parallel to its disengagement, this term is also the subject of important social idealogical demands.

The ethnie explanation is required to take into account a certain num tensions in the relationship of social insertion experienced by the immigrant subject and his chi in the care-giving and/or medical institutions. This ideological landscape can considerably te the in-field scenarios and the attitudes of the therapist and the anthropologist in this respect. patterns and themes that are present in the interactions between anthropology and psychoa should also take into account a critical analysis of the idealogical, construction of the ethnie te in order to take into consideration subiective conflicts and their imnlications in a social context.

Mots clés : Altérité ; Anthropologie ; Enfant- ancêtre ; Ethnie ; Identité ; Mondes contemporains ; Psychanalyse ; Sinistrose

Keywords : Alterity ; Anthropology ; Child-ancestor ; Ethnic group ; Identity ; Contemporary worlds ; Psychanalysis ; Sinistrosis

1. Préalables épistémologiques

La psychanalyse a partie liée avec l’anthropologie. Les échanges et dialogues, incompréhensions, tout autant, entre ces deux disciplines, ont fait l’objet d’une très littérature [1,2].

Les stratégies d’échanges entre ces disciplines obéissent à des rhétoriques qui sont de l’analogie, de l’emprunt, ou de la distorsion. Les emprunts ont parfois fonction, psychanalystes, de justifier de l’aspect « méta » de leurs constructions. Un des termes privilégiés de l’anthropologie est celui d’« ethnie ». Or ce terme fait l’objet, parallèle à son dégagement, d’une importante demande sociale et idéologique. Il serait demandé à l’explication ethniciste de rendre compte d’une certain nombre de tensions d rapports d’insertion du sujet migrant et de ses enfants dans les institutions de soin d’éducation de l’actuel pays de résidence. Ce paysage idéologique peut remodeler considérablement les scénarios de terrain et bouleverser les postures du clinicien et de l’anthropologue qui leur sont assignées.

Notre rapport conceptuel et méthodologique à l’anthropologie est le suivant. Selon l’anthropologie a pour tâche de produire une connaissance, dégagée des préjugés, systèmes de valeur propre à telle ou telle société. L’ anthropologie est le fait de scientiformés à l’école du concept et dont le projet s’adresse à l’humanité en son ensemble. Cette discipline doit souligner l’unité humaine du système cognitif et du rapport aux interdits majeurs tout en soulignant la diversité des expressions et des formes culturelles, mais jamais en restant campée à ce niveau là. En cela, elle ne peut creuser le lit d’un ethnicisme sauf à se renier elle-même. Les rhétoriques et thématiques qui spécifient les rencontres entre anthropologie et psychanalyse doivent donc prendre en compte une critique de la fabrication idéologique du référent ethnique afin de considérer les conflits subjectifs et leurs inscriptions sociales.

Or, certaines tendances des sciences sociales et de la psychologie donnent-elles droit de cité à des préjugés surannés tel celui qui veut que chaque culture soit saine, équilibrée et parfaite, sans besoin de se modifier ? La culture posée comme indépendante de l’histoire, tous les individus considérés comme normaux par et dans une culture sont ethnicisés de façon homogène, chacun valant pour l’autre : tel serait l’horizon idéaliste de l’opinion interculturelle. Il s’en conclut que les bouleversements sociaux et les conflits, les exils et les migrations tout autant, ne peuvent qu’avoir un impact de traumatisme égal pour tous, que ces changements et ces déplacements sont en eux-mêmes des facteurs d’angoisse. De là une compréhension qui rend systématique l’équivalence entre migration et trauma au risque de déboucher sur des modèles imaginaires du redoublement : double vulnérabilité de l’enfant de migrant, par exemple.

Ainsi la santé psychique ne pourrait se développer que dans l’uniformité. Or la seconde moitié de notre siècle a été marquée par des mouvements politiques, sociaux et culturels favorisant l’hétérogénéité et le morcellement, et surtout, par des destitutions, ou même des destructions massives des altérités, destitutions qu’accentue la mondialisation des logiques de marché. Qu’observe-t-on alors comme modalités de résistances à ces destitutions ? Centrons notre attention sur les nouveaux modes de désirer entrer dans l’histoire contemporaine, et de peser sur son cours : mouvements des indépendances, décolonisations et revendications ethniques se font souvent au nom d’une identité ethnique, nationale ou culturelle, supprimée, bafouée ou menacée. La circulation mondiale de techniques, d’hommes et de marchandises rend pourtant manifeste l’hétérogénéité de nos mondes contemporains. Doit-on dès lors penser nos sociétés modernes – et il n’y en a plus beaucoup d’autres – comme pathogènes’ 9 N’est-il pas plus réaliste de penser la diversité et l’hétérogénéité comme des réalités devenues tout à fait banales au point de faire partie du quotidien de nos temps modernes ?

Ce sont bien les modifications des paradigmes cliniques qui ont pris comme objet l’étranger à l’épreuve du déplacement qui renseignent sur les différents rapports entre clinique et anthropologie. Elles le font tant au plan des soubassements théoriques des acteurs de soin qu’au plan des dispositifs préconisés [3].

2. De la psychologie culturelle aux « cliniques de l’exil »

La psychopathologie de l’immigration qui était centrée sur les problématiques d’adaptation des primo-arrivants [31 a précédé le domaine plus vaste des cliniques de l’exil [4,51.

Ce qui fut bien à certains moments de sa pensée la position de G. Devereux (cf. infra).

Ces dernières, à leur tour, élargirent le champ d’une écoute des effets de l’immigration faisant place à la parole et aux actes des enfants marqués par l’histoire de l’exil [6,71 et qui héritiers de cet exil, jouaient aussi leurs « cartes psychiques » au sein société d’accueil.

Aujourd’hui, de nombreux patients dont l’histoire personnelle, familiale et « culturel est marquée par de violentes ruptures, et/ou par des exils rendus plus complexes en raison d’effacements dans la généalogie, viennent consulter des cliniciens. Cette dé ne concerne pas leur santé mentale – qui ne va pas si mal ni ne les inquiète tant q [3] -, mais elle a lieu parce qu’ils tiennent à parler de leurs soucis personnels, fa amoureux. Souvent, ils viennent chercher quelque chose d’eux-mêmes, de leurs questions et affects au singulier, ils viennent surmonter ce qui dans la concrétude migration a occulté un réel travail d’exil intérieur. À ces hommes et à ces femmes, il pas répondu par une solution communautaire et prescrite mettant en jeu les fi programmatiques aux contraintes de la tradition – ce que les deux illustrations cliniques vont suivre tenteront d’indiquer – ; l’écoute aura comme objet d’aider à l’élaboration singulière du rapport au concret de chaque vie. S’en déduit, parfois et plus souvent qu’on ne le pense, une distance critique de la façon dont chaque singularité concernée par ce travail se vit comme le reflet de « sa » culture [4,5].

Pour être menée à bien, l’étude de la clinique des effets des déplacements des expatriations et de la perte du lieu doit élargir ses références théoriques et ses dispositifs d’invention. Le modèle brutal de la rupture traumatique pour les parents primo-arrivants celui de la « double fragilisation » (ou « double vulnérabilité ») de l’enfant migrant voient nuancés en même temps qu’est précisée la fonction de l’enfant comme perme traduction et le passage [6-91. Les lectures de ces effets de l’exil s’attachent de plus aux formes des déplacements et des pertes identitaires dans les logiques des transmission [10-12]. Le sujet en exil n’est plus réduit alors à cet être privé de son « self » culturel dépourvu de la codification culturellement prescrite de la souffrance et de l’angoisse devient situé comme un être de transition, affirmant dans le franchissement la possibilité réaliser une nouvelle saisie de lui-même, de son lien à l’origine, de sa capacité à inventer transmettre du neuf, enfin. Ce parti pris clinique, qui entend rompre avec des techniques d’écoute et de soin prescrivant l’inlassable répétition du supposé trésor ancestral coutumier, est le fait de psychanalystes formés à l’anthropologie – tous ayant pris des distances critiques avec les modélisations ethnopsychiatriques contemporaines aussi rajouter que ces cliniciens marquaient (et marquent encore) une grande sensibilité à la dimension politique et aux poids des violences de l’histoire [ 1 ]- 16], au point que débat pouvait voir le jour, au-delà des polémiques et des surdités, il opposer perception toute culturelle du sujet en exil à une perception de celui-ci, beaucoup plus liée, elle, à l’histoire et au politique.

L’interrogation qui court dans cet article sera située parce que l’expérience cl psychanalytique rend compte des phénomènes de liaison et de déliaison. À quelle condition se crée pour un sujet un savoir sur l’origine et comment ce savoir interroge-t signifiants de la filiation ?

Or, aujourd’hui, ce n’est pas pour approfondir une investigation d’anthropologie que sur les modes de construction collectifs d’un rapport à la santé et à la liberté q notions d’ethnie et de culture sont mises au premier plan des causalités et/Ou des thérapeutiques propres à certaines consultations en direction des migrants. C’est plus pour répondre à un imaginaire du même et de l’autre qui avait autrefois hanté la psychiatrie coloniale. En quoi ces consultations se situent au diapason des préjugés actuels. Il est un effet de la demande sociale qui va dans le sens d’une stigmatisation et pour lequel l’« interculturel » a acquis récemment dans divers champs disciplinaires la dignité d’un nouvel objet scientifique. En regard d’un risque de stigmatisation de pans entiers de la population française, la caution ethnologique fréquente en psychologie et en psychiatrie se présente comme un recours de vérité, en raison d’une représentation « pré- structuraliste » de J’ethnologie puisant sa légitimité originelle dans la culture et l’ethnie. Une connaissance sur l’interculturel fait ainsi l’objet d’une demande sociale particulièrement vive de la part de spécialistes aux statuts différents, amenés par les évolutions sociales contemporaines (qui s’infiltrent dans la pratique de leur métier et les problématiques politiques concernant l’immigration) à s’interroger sur l’interaction entre des acteurs aux appartenances singulières. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, les travailleurs sociaux s’affrontent aux contradictions des rapports sociaux internes aux ensembles périphériques marqués par l’exclusion, les thérapeutes se trouvant dans les dispositifs de secteur face à des migrants en voie de déréliction personnelle.

Un parfum de « retour aux sources » qui conjoint les délices de la psychologie des peuples aux charmes surannés des ethnographies de la communauté ethnique masque mai la réduction et de la clinique et de l’ethnologie à des descriptions fascinées d’une altérité irréductible. À ce compte-là, l’altérité est vite rabattue sur la différence, ce qui radicalise le sujet considéré comme une altérité exotique en ne reconnaissant en lui qu’un seul ordre de rationalité et de causalité psychique [4,5].

3. Pour une critique des références issues des travaux de Georges Devereux

3.1. La référence à l’ethnie : l’« inconscient ethnique »

La référence à l’ethnie et à l’identité ethnique reste, néanmoins, une des pierres de touche de beaucoup de traitements culturalistes de patients issus de l’exil.

Cette référence procède d’univers de légitimité assez disjoints, qui ne se résument pas à une simple reconduction des anthropologies essentialistes (celles qui se donnent comme objet d’étude l’ethnie entendue comme un fait originel). Le fondateur de l’ethnopsychiatrie, Georges Devereux [171 a défini une modalité d’existence de l’inconscient ethnique nommé par lui « le segment inconscient de la personnalité ethnique » . Il définit cette modalité, tout en la démarquant précisément de l’inconscient collectif jungien, comme la part de l’inconscient total que chaque sujet possède en commun avec d’autres membres de sa culture. Cet inconscient s’acquiert alors tout comme s’acquiert ce que l’auteur nomme « caractère ethnique ». La notion proposée par Devereux était conforme à ce qui fonctionnait alors dans le champ d’étude culturaliste qui, datant de la toute fin des années 1920 avec Margaret Mead [181 et du milieu des années 1930 avec Ruth Bennedict [191, s’était vue renforcée par les travaux de Ralph Linton [20].

2 Devereux G. Normal et anormal (1956). ln : ([ 17 1, p. 1-83).

3 Je reviens ici au terme « étranger » en tant que forme transitive du verbe selon un usage noté par S et codifié par Furetière.

4 – G. Devereux, 1956 in ([ 17], p. 62-74),

5- soit les univers à rationalité traditionnelle.

6- soit les mondes modernes.

7 -G. Devereux, in 17], p. 66).

8 -G. Devereux, in 171, p. 67).

3.2. Une autre hypothèse

À l’inverse de cette substantialisation de l’inconscient, qui confond répression et refoulement, ne pouvons-nous pas proposer une hypothèse autre ? Elle porte sur a rapport de chacun à l’inconscient a de plus particulier. Le montage inconscient du sujet à son corps provient non seulement du travail de répression de représentations el d’interdits partagés mais plus encore d’autant de manque à être de l’autre et d’impuissance de l’autre à signifier au sujet quelque chose de son corps. Le sujet est introduit dam symbolique par autre chose que des apprentissages et des gains successifs de signifier venant doubler l’étoffe du monde dans un tissu de sens. Si le monde de la réalité ce rêve bien tempéré du corps, est le résultat d’une longue construction psychique qui prend appui sur des écritures nouvelles de l’histoire ou des rites obscurs et anciens, c’est toutefois bien l’incomplétude qui joue son rôle dans le rapport du sujet au symbole et ai l’anthropologue peut tenter d’opérer une recension des représentations de l’âme et du corps (ou de l’âme au corps) singulières à telle ou telle « ethnie », il lui sera impossible inférer les aléas de la représentation inconsciente propre à tel ou tel sujet. Par exemple, une thématique coutumière de persécution par le mauvais oeil n’aura pas la même pu même impact suivant l’importance narcissique donnée par tel ou tel sujet à un d temps de la pulsion : voir – être vu – se faire voir. Enfin ce que le sujet prélève du c l’autre comme lui permettant de s’acclimater à une perte de jouissance nécessaire entrée dans le langage, et bien il n’est pas sûr du tout que cela soit culturellement prescrit déterminé, lors même que des rituels vont mettre en scène des semblants de découpe de corps et de perte sacrificielle valant pour tous, La formule lapidaire serait ici de proposer qu’il n’y a pas moyen, avec la théorie psychanalytique de l’inconscient de poser une détermination culturelle univoque du fantasme fondamental, soit ce fantasme qui sujet à ses premières expériences de manque et de perte et à ses premières tentative représenter auprès des mots charriés par le babillage maternel. La banalisation commune d’un vécu de perte va recouvrir d’un voile de fiction et de semblant ce qui est le y non- collectivisable de toute opération première de subjectivation.

Or ce sujet lié aux premières pertes et aux premiers restes des opérations d’introduction dans l’ordre symbolique est peu situable culturellement, socialement, historiquement n’est pas plus « moderne » que « traditionnel ». Et c’est sans doute dans sa prétention donner une lecture sociologique, ou même ethnique, du sujet de l’inconscient culturalisme dévoile ses fragilités doctrinales.

Autrement dit, un des effets des savoirs psychanalytiques est qu’ils mettent un ter dérives culturalistes, fussent-elles alourdies des méthodologies les plus séduisantes plus sophistiquées qui soit, en s’attachant à l’accueil du sujet du langage. Tout _q soumis à l’altérité du langage. Sa parole traverse des épreuves où elle s’étrange 3 aux destins jamais prédits et jamais clos des inventivités de la métaphore. Uexil ac un inactuel, c’est-à-dire un point structural de l’exil essentiel du sujet parlant. sujétion à l’Autre du langage, sujétion dont témoignent les aventures singulière parole [161. Un culturalisme, même tempéré, passe complètement à côté de ce sujet nécessairement en décalage devant l’étrangeté radicale du rapport de l’être vivant- parlant au langage, où que vive cet être. Un culturalisme, même vibrant d’un humanisme qui, jusqu’à l’emphase, pousse à la défense des minorités et au culte des métissages, ne pourra prendre appui que sur une théorie d’un sujet comme entièrement constitué par des déterminations sociales écrasantes.

3.3. Sujet « traditionnel » vs « sujet moderne », ou de la facticité des oppositions clivées

Je ne puis manquer, à ce point, de retrouver dans la littérature psychologique convenue sur l’ethnie, sans doute héritière du culturalisme déjà présent chez Devereux, l’opposition récurrente entre sujet traditionnel et sujet moderne. Le premier, fils et produit d’une sagesse et d’une cohérence mentale traditionnelle serait un sujet non divisé, ou très peu, et les divisions qui l’accableraient au point de le faire mal aller, proviendraient plus des traumas qu’infligent sur sa cohérence antérieure les irruptions fulgurantes du monde moderne et de ses institutions. Le second, serait lui cette figure héroïque et hégélienne du sujet libre, non pas divisé en lui-même, mais, presque davantage divisé contre lui-même. En lui, la fidélité aux contraintes programmatiques s’estompe ou s’éclipse et elle fait place à une liberté qui s’affronte avec elle-même. Ce sujet, en prise avec l’histoire et de celle-ci acteur, est issu de la lutte, de l’opposition et du conflit, et il n’est pas à appréhender comme le produit d’une pacification de son monde pulsionnel et conflictuel dans les structures sociales existantes de la « tradition ». Une telle opposition du traditionnel et du moderne, qui trouve ses racines chez Durkheim et Weber se retrouve quasiment reconduite à l’identique sous la plume de G. Devereux4. Elle permet de rendre compte de ce que ce dernier nomme « désordre type », soit une forme de catéaorie classificatoire assez vaste et qui inclut les désordres locaux, dits « ethniques ». Je cite : « Seule la distinction entre communauté à solidarité organique (Gemeinshaft)5 et société à solidarité mécanique (Gesselschaft)6 est exploitable dans le cadre de l’ethnopsychiatrie » , et, plus loin : « Si, dans la Gesselsshaft, l’homme ordinaire se trouve isolé et risque de devenir schizophrène, dans la Gemmeinshaft, il est presque contraint à la sociabilité et risque de devenir hystérique »

Risque d’un côté, et de l’autre contrainte. Sujet aux jours frisant de sa liberté, sujet à réintroduire le plus possible dans le monde des assignations ancestrales. Y aurait-il si peu de « jeu » dans les mondes traditionnels, si peu d’inertie traditionnelle dans nos mondes contemporains ? Il est permis d’en douter.

4. Aspects du culturalisme aujourd’hui

Certes, les rapports entre les modalités réflexives, narratives et discursives du souci de soi et l’organisation de la personnalité ne sont pas à dénier. Répliquant aux constructions de Foucault dans son Histoire de la Folie à l’âge classique [211, Marcel Gauchet et Gladys Swain noteront, par exemple, que la pratique de la folie est la face souterraine ou se reflète et se précipite le nouveau partage de la raison et de la déraison accompagnant la naissance de la démocratie en France et lui donnant caution et consistance [22]. La fonction morale comme caractéristique de ce sujet rationnel et libre que l’on nomma citoyen prend une au place dans la relation de chacun à la loi à partir du moment historique où l’expérience de subjectivité de l’entendement se loge sous l’opposition nouvellement tranchée du privé du public [231. La paranoïa, cette notion centrale en psychiatrie et en psychanalyse, moins jusqu’à son éviction des DSM 111 et suivants, est à situer comme l’actualisation d’une structure psychotique c’est-à-dire comme ce qui vient émerger d’une nouvelle place et d’une nouvelle forme de la folie, non seulement en fonction de la fondation d’un disco laïque et scientifique sur la psychopathologie, mais aussi en fonction de la mise en place d’une philosophie morale nouvelle. La notion d’un sujet inaliénable dans l’exercice de droits fondamentaux résumerait cette philosophie. On le voit, le champ de la santé ment ne se renferme pas sur la psychologie des peuples ou sur le médical. La folie, comme pointe ultime des accidents de la subjectivité, est bien prise dans les modifications du social et politique.

Il convient alors d’admettre que les expériences de ruptures qui affectent le lien du sujet à ses montages subjectifs, moraux et rationnels entraînent avec elles des tonnes souvent inédites qu’il a de donner expression à son angoisse, sa détresse, voire à ses préoccupations morbides. Le sujet avec lequel le clinicien travaille est souvent le sujet aux prises avec l’histoire. D’où un débat sur la valeur heuristique (voire thérapeutique – et il est regrettable que ces deux plans soient souvent confondus) du recours au seul sujet « de » la culture celle-ci étant entendue comme tradition ancestrale.

Or, au sein d’un tel débat la sociologie (qui est, bien plus que l’anthropologie, le socle l’ethnopsychiatrie de Devereux) tourne assez rapidement à vide. La sociologie qui légiti l’appréhension ethnopsychiatrique des grandes logiques de la maladie psychique, app constituée d’oppositions assez imaginaires (cf. supra). Et c’est encore une fois, l’évide de l’écart et de la pluralité qui commande la réflexion sur le même et sur l’autre. Il faut rajouter, et corriger la critique aussi, en comprenant la place que Devereux fait désordres types. Il serait injuste et superficiel de ne les tenir que pour des grandes catégories « culturelles » de symptomatologie, ou à l’extrême de structures commandées par l’organisation sociale, structures caractérisées et réfractées sur un pôle « traditionnel ». L’ hystérie et sur l’autre pôle « moderne » par la « schizophrénie ». Ces désordres iraient dénoter, au point de les stigmatiser, dans le registre du psychopathologique, une expérience qui articulerait émergence du sujet, vécu du corps et maniement de la culture. Du même coup, ils iraient figer des modalités extrêmes de l’« être-au-Monde », au risque d’imposer une vision du Hic et du Nunc, dans une visée utilitariste, très vite substantialisée. Ce mouvement d’essentialisation va, ici, attribuer aux traits de la personnalité du migrant. caractéristiques spécifiques à chaque groupe, et à chaque type de lien social, sans t compte des influences sociohistoriques, comme si ces caractéristiques avaient un substrat biologique ou génétique propre au groupe concerné et qu’elles étaient inéluctables. Si, a F. Couchard [241, on peut voir dans cette tension entre l’identification à l’autre, l’étran_ et cette contre- identification lorsque l’étranger devient trop étrange, le fondement même la posture de tout chercheur intrigué par la démarche interculturelle, puis impliqué en champ encore bien mal défini, on ne peut que constater aujourd’hui la perte de cette vertu d’oscillation et d’ambivalence au profit de quelques réifications culturalistes très militantes. Conséquents avec ces aspects précis de la pensée de Devereux, mais moins empressés que lui à promouvoir une ethnopsychiatrie générale appliquée à toute expérience culturelle allogène ou autochtone, certains de ses disciples proclamés ont tenté de réserver l’expérience de l’ethnopsychiatrie à la prise en charge des seuls migrants.

5. De l’efficacité « symbolique »

Il est alors postulé, pour rendre compte de certaines de ces cures à relent chamanique, à une efficacité qualifiée de « symbolique ». Cette opération sidérante provoquerait la guérison du symptôme par l’énonciation d’une fiction pleine de sens. Penser que le sens guérit est sans doute une de nos plus coriaces protestations narcissiques. Un gain de signification, un gain de bon sens, une juste explication et le scandale de ce sujet qui insiste par le biais de la langue privée propre à ses symptômes à exprimer son décalage et son manque d’harmonie cesserait, ipsofacto. Il nous suffit, pour nous déshabituer d’une telle idée reçue de rappeler qu’elle va à contresens des théories de Lévi-Strauss [25] lui-même, qu’elle n’est pas en phase avec des exemples choisis par lui. Ainsi, pour Lévi-Strauss, l’efficacité symbolique n’a rien de magique et ne se réduit pas à imposer du sens originaire sur un corporel inerte, réticent ou agité.

L’analyse de l’efficacité ne se réduit pas à une analyse de la technique ou de l’art chamanique. Elle s’en éloigne décisivement. U efficacité réside dans la structure, dans les modifications des éléments et dans la mobilisation du système que ces techniques engendrent au moyen de la mise en ordre inédite et en jeu des symboles. L’efficacité symbolique est liée au jeu des signifiants et non des signifiés. Elle ne fait pas, à proprement parler, sens ni révélation. Aucune mise en avant d’une influence qui guérit ne vient recouvrir les thèses de Lévi-Strauss. Ceci est, bien entendu, en toutes lettres chez Lévi-Strauss et chez deux de ses plus fins lecteurs. Ainsi, Richard Rechtman [261, et d’une façon plus tenue par l’écriture d’une algèbre, Louis Scubla [27 1, ont pu retrouver ce fait et à nouveau l’établir, qu’on ne guérît pas par l’imposition ou la suggestion. À l’inverse, une idéologie culturaliste de la souffrance psychique va promouvoir des dispositif-, d’influence, la conviction sous-jacente étant bien celle de la transparence entre la pensée sociale et la pensée de l’individu. Théorie du reflet et du sens qui trouverait peu de confirmations dans les travaux des ethnologues.

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