Antropologie médicale et psychiatrie : de nouveaux paradigmes de recherche par R. Rechtman

Paru dans : « Pour la recherche n°17, juin 1998 : Anthropologie médicale et psychiatrie

*Psychiatre et anthropologue, Médecin Chef de l’Institut

Marcel Rivière, CHS la Verrière, 78321 Le Mesnil Saint Denis

Les origines de l’anthropologie médicale

L’anthropologie médicale connaît son plein essor aux États-Unis à partir du milieu des années 1960, alors que depuis plusieurs années déjà, la biomédecine comme les médecines non occidentales suscitent un intérêt croissant parmi les ethnologues. Le terme d’anthropologie médicale apparaît pour la première fois dans la littérature anglo-saxonne en 1963 sous la plume de Scotch (l963). Cette première mention du terme d’anthropologie médicale prolonge une étude publiée dix ans plus tôt par Caudill (1953) dans laquelle l’auteur analysait les possibilités d’appliquer le savoir et la démarche anthropologiques au domaine de la santé. A partir de 1963, le développement de cette branche de l’anthropologie se fera de façon progressivement croissante aux Etats Unis, avec l’apparition d’écoles et de tendances théoriques distinctes, mais se proposant toutes d’investir l’ensemble des domaines se rapportant à la santé et de réunir dans une même approche l’ensemble des contraintes culturelles, sociales, religieuses, politiques, économiques, etc., sans aucune exclusive qu’il s’agisse de la biomédecine ou des médecines non- occidentales savantes ou « traditionnelles » (Foster & Anderson, 1978).

La naissance de l’anthropologie médicale correspond donc à un changement de paradigme qui s’organise autour de la construction d’un nouvel objet intellectuel : la Santé en remplacement du couple médecine/maladie, Historiquement, c’est le développement des Politiques Internationales de Santé qui a cristallisé autour de l’anthropologie médicale trois grandes traditions intellectuelles de l’ethnologie contemporaine déjà traversées par des questions médicales et/ou psychiatriques comme l’anthropologie physique, l’ethnomédecine et le culturalisme de l’Ecole Culture et Personnalité.

C’est dire que l’anthropologie médicale s’est située au carrefour de la médecine et de l’anthropologie. Elle a affirmé sa volonté d’être enseignée aussi bien dans les Facultés de Sciences Humaines que dans les Facultés de Médecine, dans la mesure où elle a suscité l’intérêt conjoint de professionnels d’horizons variés qui ont vu dans l’utilisation des méthodes de recherche de l’anthropologie un moyen d’améliorer la qualité et la diffusion des politiques de santé à travers le monde. Toutefois, la dimension de science appliquée intrinsèque à la démarche de l’anthropologie médicale suscite encore aujourd’hui de violentes controverses parmi les anthropologues médicaux scindant la discipline en deux grandes tendances opposées. L’anthropologie médicale clinique, représentée par l’École de Harvard d’Arthur Kleinman, place la compréhension anthropologique au coeur d’une investigation biomédicale. Son objectif est d’assurer un meilleur développement des aspects les plus performants de la biomédecine, tout en relativisant ses visées hégémoniques et universalisantes afin « améliorer la qualité des soins et la relation médecin/malade (Kleinman, 1988). De façon sensiblement différente, l’anthropologie médicale critique, représentée par l’Ecole de Berkeley autour de Nancy Scheper-Hugues, se veut purement ethnologique et récuse toute « compromission » avec la biomédecine. L’application du savoir anthropologique repose ici sur une déconstruction du savoir biomédical et sur la dénonciation de son caractère oppressif au profil des savoirs locaux (Scheper-Hugues, 1990)

Anthropologie médicale et psychiatrie : une double perspective

Dans une perspective anthropologique, la psychiatrie constitue un objet d’étude que l’anthropologie médicale va investir selon deux grandes tendances. Dans la première, l’anthropologie tente d’analyser les processus culturels et politiques qui contribuent à l’élaboration du savoir psychiatrique et les modalités de la construction de son efficacité. Dans la deuxième, c’est un « partenariat » entre l’anthropologie et la psychiatrie qui est privilégié dans le but de fonder tantôt une ethnopsychiatrie, tantôt une psychiatrie transculturelle.

1 – La critique anthropologique du savoir psychiatrique

La réorientation de l’anthropologie sur des objets du monde moderne s’est accompagnée du développement d’un vaste champ de recherche sur la médecine occidentale et sur la psychiatrie. Êtres de culture, comme tous les autres savoirs, les discours médicaux et psychiatriques pouvaient être investis par les anthropologues, tout comme l’analyse des parcours thérapeutiques en Occident ou la cohabitation de différents systèmes thérapeutiques à côté de la biomédecine comme les médecines parallèles (Zimmermann, 1995). S’agissant de la psychiatrie, les études anthropologiques contemporaines demeurent au moins partiellement inspirés par les travaux de Foucault et restent fidèles à une lecture critique de la construction du savoir psychiatrique.

Parmi les travaux les plus importants dans ce domaine, citons l’excellente analyse anthropologique et politique réalisée par Young (1995) sur les conditions d’émergence de la catégorie « État de Stress Post Traumatique » (PTSD) dans le DSM, l’étude du Trouble des Personnalités Multiples (MPD) par Mulhern (1991 & 1995), ou les travaux plus historiques de Hacking (voir à ce propos infra l’article de S, Mulhern)

2 Le « partenariat » anthropologie – psychiatrie

L’histoire des rapports entre l’anthropologie, la psychiatrie et la psychanalyse remonte ‘a l’aube du XX ème siècle. Elle est contemporaine de la constitution de ces différents champs de recherche en disciplines institutionnalisées. Souvent polémiques, les débats qui ont agité la communauté scientifique se sont régulièrement heurtés à la délimitation d’un champ commun entre l’inconscient et la culture. Alors que les différents paradigmes théoriques de l’anthropologie offraient une perméabilité plus ou moins grande à la pénétration de la psychanalyse comme mode d’explication du psychisme, la psychiatrie s’est régulièrement vue interpellée sur ses prétentions à construire une connaissance universelle de la pathologie mentale. Reproduisant la classique opposition entre l’universalisme et le relativisme, la question de l’influence de la culture sur la genèse, l’expression, la gestion et le devenir des maladies mentales a donné lieu à une imposante littérature internationale qu’il serait impossible de détailler ici (Rechtman & Raveau, 1993). De nos jours, c’est le paradigme de l’ethnomédecine qui prédomine, même si récemment Bibeau (1997) en annonçait le déclin. Le partenariat anthropologie psychiatrie est régulièrement envisagé sous l’angle de l’influence qu’exercent les systèmes autochtones de représentation de la maladie sur l’expression et le traitement des troubles mentaux selon deux grands modèles méthodologiques.

Les différents modèles méthodologiques en anthropologie psychiatrique 1 – Le modèle nosologique

La démarche est avant tout classificatrice et repose sur l’analyse des variations cliniques dans l’expression de la pathologie mentale. L’enquête est centrée sur les maladies, leurs expressions et leur évolution au sein d’un univers culturel précis. L’approche est donc essentiellement nosologique. Les catégories sont soit les catégories de la nosologie occidentale dans le modèle épidémiologique, soit les catégories autochtones de la maladie dans le modèle ethnomédical. Mais dans les deux, le fondement de la démarche repose sur les systèmes de classifications et délaisse l’étude anthropologique de l’ensemble du système culturel lorsque prime la volonté d’application.

1 a- Le modèle épidémiologique

La plupart des grandes enquêtes internationales réalisées par l’OMS reposent sur ce modèle, La démarche part des critères et des syndromes de la psychiatrie occidentale et vérifie leur présence ou leur absence dans des populations non- occidentales. L’objectif est donc de valider à l’échelle internationale les classifications actuelles tout en y incorporant les variations propres à certaines aires culturelles. Cette approche se double généralement d’enquêtes épidémiologiques qui étudient la prévalence et l’incidence de ces différents troubles. L’option transculturelle est manifeste mais ne repose pas sur un authentique partenariat théorique entre l’anthropologie et la psychiatrie. Plus exactement c’est essentiellement l’accumulation de données empiriques qui permet de dresser un panorama transculturel de la pathologie mentale (Murphy, 1994). L’intérêt de ces études est incontestable puisqu’elles permettent de mieux documenter la répartition de la pathologie mentale à travers le monde et de proposer des programmes de santé mentale dans des pays médicalement sous- dotés qui cependant tiennent compte des particularités propres à ces régions. Les célèbres études sur la schizophrénie, comme les études de psychiatrie comparative (Murphy, 1992), ou encore l’élaboration de la CIM 10 et du DSM IV, s’inscrivent dans ce modèle.

Toutefois, l’orientation biomédicale qui prévaut dans ces études laisse nécessairement de côté toutes les manifestations psychologiques et les désordres « sociaux » qui n’entrent pas dans les catégories préétablies. A l’exception, certes, de la récente adjonction des troubles de transe et de possession dans le DSM IV et du retour des syndrome liés à la culture (Culture Bound Syndroms), force est de reconnaître, comme le souligne Kleinman (‘1998), que tout ce qui fait la spécificité de l’expression culturelle de la pathologie mentale, ou plus exactement de la souffrance psychique, est évacué dans ces vastes systèmes de classification (Mezzich & ai., 1996). C’est précisément en cela que le modèle épidémiologique n’est pas anthropologique, même si légitimement il mérite de figurer dans le groupe des approches transculturelles.

1 b – le modèle ethnomédical

Il répond au modèle précédent en inversant le point de départ. C’est à partir des catégories autochtones et des systèmes de classifications traditionnels que le comparatisme est envisagé. L’enquête part des phénomènes ou des événements à partir desquels les indigènes classent et traitent les différents types de désordres pour étudier les procédures diagnostiques et thérapeutiques mises en oeuvre. Ce modèle s’inspire directement de l’ethnomédecine puisqu’il repose essentiellement sur l’étude des systèmes symboliques de gestion sociale de la maladie. Mais il s’en écarte également dans sa volonté de rendre cette connaissance anthropologique applicable au champ de la psychiatrie. Ainsi, la plupart des études s’appuient sur les systèmes explicatifs de la maladie mentale pour inférer l’existence d’une expression différente de la souffrance psychique, laquelle serait directement façonnée par les systèmes de représentations. Certains ont jusqu’à proposer l’utilisation de techniques diagnostiques et thérapeutiques proches de celles des thérapeutes traditionnels au nom d’une stricte détermination culturelle du psychisme (Nathan, 1993). Dans une perspective moins radicale, d’autres auteurs proposent d’inclure au sein des classifications occidentales certaines catégories ou idiom of distress propres à tel ou tel groupe culturel (Eiseinbruch, 1992) tout en invitant les praticiens à négocier avec leurs patients une thérapeutique qui soit compatible ave c leur système thérapeutique (Klein man, 19801) (Kirmayer, 1993).

Ici encore, les avancées scientifiques sont importantes. Toutefois, cette approche qui représente l’exact contrepoint de la démarche épidémiologique reproduit également certains de ses biais. En effet, en instrumental] sont dans la clinique les découvertes ethnomédicales ce modèle se focalise exclusivement sur les systèmes explicatifs de la maladie et délaisse l’ensemble des facteurs socioculturels et environnementaux qui non seulement sont susceptibles d’intervenir dans le déroulement des maladies mentales, mais plus fondamentalement définissent le champ propre de l’anthropologie (Rechtman, 1995).

Ces deux sous modèles de type nosologique envisagent diversement leur rapport à l’anthropologie. Mais les deux s’en écartent dans la mesure où toute théorie générale de la culture, seule susceptible de définir un champ anthropologique, en est régulièrement absente.

2 – Le modèle anthropologique général

Contrairement aux deux précédents, ce dernier modèle repose sur une définition préalable de la culture comme un système de signification. La maladie et les systèmes explicatifs qui tentent d’en rendre compte sont bien évidement présents comme dans J’approche ethnomédicale, mais ils ne résument pas l’ensemble de la démarche, En fait, c’est la maladie en tant qu’expérience culturelle et subjective ( Illness) qui est au coeur de l’enquête et non la catégorie médicale ou traditionnelle (Disease). L’opposition entre Illness et Disease permet de rendre compte de la perception culturelle mais également pragmatique de la souffrance psychique telle qu’elle est perçue par les malades, leurs proches, et les thérapeutes. La perception culturelle de la maladie correspond à l’évidence aux catégories autochtones, tandis que l’approche pragmatique, laquelle domine la plupart des stratégies thérapeutiques des patients quelle que soit leur culture, fait intervenir l’ensemble des facteurs relationnels et environnementaux qui constituent le sens commun et conditionnent la vie quotidienne. Cette démarche extrait la souffrance psychique du seul cadre explicatif, généralement magico -religieux, pour lui redonner son sens banal et quotidien, lequel est également culturellement déterminé. Mais cette détermination ne relève pas des seules catégories de la maladie, elle prend sa source dans l’ensemble des autres systèmes symboliques qui permettent de penser 1’tmivers quotidien. A ce titre, l’analyse du contexte médical global dans lequel les patients évoluent devient fondamental. Les différentes stratégies utilisées par les patients et leur familles, les itinéraires thérapeutiques, et surtout les récits de maladie ( illness narratives) des patients eux-mêmes, constituent le ressort de l’approche anthropologique (Klemman, 1988 &- 1995).

Appliqué à la clinique transculturelle, ce modèle montre, toutefois, certaines limites. Les propositions se résument parfois à une simple adaptation de la situation clinique en favorisant l’amélioration de la relation médecin / malade. La complémentarité des modèles biomédicaux et traditionnels soulèvent encore de nombreuses interrogations épistémologiques que le seul recours aux modèles d’explication (explanatory models) d’A, Kleinman ne dissipe pas (Young, 1990). De même, la subjectivité de la narra,tivité ignore l’aspect processuel de la maladie mentale pour des motifs plus anthropologiques que psychologiques, réduisant la dimension psychopathologique à la seule expression culturelle de la souffrance_

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• Pour les ouvrages difficiles à trouver en librairie, vous pouvez consulter les bibliothèques suivantes :

La Bibliothèque médicale de la Verrière (01 39 38 78 09)

La Bibliothèque Médicale H. EY à l’Hôpital Ste Anne (01 45 65 89 66)

Le Fonds documentaire du CREDA à la Bibliothèque bio-médicale des St Pères (01 42 86 20 49)

• Principales revues françaises et internationales

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• Sud/Nord. Folies et cultures

• Migrations Santé

• Cahiers Intersignes

• La Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrïe

• Transcultural Psychiatry- (Canada, Mc Gill University)

• Culture, Medicine and Psychiatiy (USA, Harvard)

• Médical Anthropology Quartery (USA)

• Social Sciences and Medicine (Grande-Bretagne, USA)

• Anthropology and Medicine (Grande-Bretagne, University Collège London)

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