Paru dans Paru dans « Santé conjuguée – janvier 1999 – Cahier : patients sans frontières : l’approche interculturelle en soins de santé primaires, page 43-47
Par Ali Aouattah, docteur en psychologie, centre D’Ici et d’Ailleurs
En dépit du développement du système de santé de type occidental et la multiplication des services publics et privés de santé, le recours aux thérapies traditionnelles est encore un phénomène courant au Maroc. Une des branches de cette médecine traditionnelle est la prise en charge thérapeutique des malades mentaux.
Que ce soit exclusivement, alternativement ou parallèlement aux consultations psychiatriques, les patients de ce genre ne manquent pas de se tourner vers ce secteur de la culture traditionnelle. Un psychiatre marocain va jusqu’à dire que 99,9 % de ses patients ne le consultent qu’après avoir épuisé les différents recours thérapeutiques dispensés par le champ de la pratique curative traditionnelle. Le surnaturel occupe une place prépondérante dans la représentation marocaine du désordre mental, et ce aussi bien au niveau de son origine que de son traitement.
Etiologies ethnopsychiatriques marocaines.
Le discours traditionnel propose plusieurs modèles culturels dans sa recherche des causes des maladies mentales ; modèles qui vont des esprits maléfiques aux sorciers en passant par le mauvais oeil.
La possession.
Tant l’histoire que l’anthropologie nous apprennent que la possession a souvent été et est encore une modalité d’interprétation paradigmatique de la pathologie mentale : dans cette conception religieuse et culturelle, le désordre mental est conçu comme une prise de possession par un esprit divin, ancestral ou démoniaque, possession qui peut être tantôt perçue comme un signe d’élection, tantôt comme un signe de punition. Le modèle de la possession est un modèle qui prime dans la société marocaine. Celle-ci renvoie à l’action maléfique des esprits, en l’occurrence les jnouns, qui se trouvent immanquablement impliqués dans chacune des formes courantes de la folie.
Les jnouns sont, selon l’Islam, des êtres invisibles pouvant être classés en deux catégories : les bénéfiques et des maléfiques. Dans les milieux traditionnels, on arrive à penser que les démons sont partout, invisibles tout en étant proches de nous, vivant plutôt la nuit que le jour, pouvant se manifester sous forme humaine ou animale, capables de se marier avec les humains, de les séduire, et de punir celui ou celle qui les dérange, les blesse, les offense ou simplement empiète sur leurs domaines ou lieux de résidence, à savoir des lieux où l’on trouve de l’eau, des endroits sales, obscurs et/ou sanguinaires comme les égouts, les grottes, les abattoirs… Certains sont musulmans, d’autres sont chrétiens, juifs ou païens. L’univers des jnouns est complexe, effrayant pour le profane, et toute communication avec lui, en dehors de tout rite ou de toute protection, est dangereuse et peut exposer à plusieurs maux et malheurs. On ne peut violer les tabous de fréquenter des lieux démoniaques, celui de prononcer le nom des jnouns, celui d’entrer en contact avec eux, sans l’observance de quelques rites mis en place par la communauté pour s’en protéger, dont certains sont très conscients, alors que d’autres s’inscrivent dans le domaine de l’inconscient collectif et des comportements automatiques.
Les jnouns agissent sur l’individu de deux façons qui constituent deux grands syndromes caractérisés par des tableaux cliniques spécifiques : soit par pénétration dans le corps de la victime (possession), soit en agissant de l’extérieur (somatisation variée). Dans le premier cas de figure, l’individu est littéralement habité par les jnouns qui provoquent chez lui des crises spectaculaires avec des symptômes tels que les convulsions, les contorsions, les hallucinations visuelles et auditives, la confusion mentale, la fuite de la pensée… Dans le deuxième cas, le malade qui est « frappé » ou « giflé » par les esprits souffre d’atteintes subites essentiellement et corporellement localisables (surdité, cécité, paralysie des lèvres ou de l’une des faces du visage).
* La main de Fatma est un bijou en or ou en argent porté en collier et représentant une main stylisée. Cette main est aussi appelée Khamsa, cinq, en référence aux cinq doigts.
La magie.
Le monde où nous vivons est non seulement peuplé d’esprits surnaturels susceptibles de nous agresser à tout moment, mais aussi de toutes sortes de gens et d’individus capables eux aussi de provoquer le malheur d’autrui. La croyance en la possibilité d’une action maléfique engendrée par les autres fournit un autre système explicatif de la maladie, fondé sur les idées d’envoûtement, d’ensorcellement, de sortilèges, des effets dévastateurs du mauvais oeil, des agissements agressifs du sehhar (sorcier) Le sihr (magie), terme invoqué par la mass populaire pour désigner la nature et l’origine de l’action maléfique, nécessite en principe des compétences et des initiations spéciales, mais cela n’empêche pas que des catégories sociales, sans connaissance magique particulière, se livrent à quelques pratiques banales : la femme est en cela très redoutée, constituant un pôle central autour duquel s’organise le discours étiologique de la pathologie mentale relatif à l’action maléfique. Dans les deux cas (spécialistes et non spécialistes), celle-ci est constituée de techniques variées allant de l’administration de produits organiques ou inorganiques par le biais de la nourriture (touwkal) aux écritures magiques confectionnées par un spécialiste sous forme de talisman destiné à être enfoui dans des endroits rendant la personne visée très vulnérable, en passant par des agissements sur les parties contiguës au corps de la victime : rognures d’ongles, cheveux, tissu, etc.
Le mauvais oeil.
Le mauvais oeil est l’affaire de tout envieux, voire même de tout un chacun, même si certaines personnes sont plus que d’autres susceptibles de faire du mal à autrui par le seul effet naturel de leur regard. Dans la tradition marocaine, le mauvais oeil concentre une infinité de croyances et guide une multitude de pratiques prophylactiques. Les préjudices qu’il peut entraîner sont très variés : il peut rendre l’enfant malade, endeuiller les familles, ruiner les biens et les affaires, séparer les époux, rendre fou… Aussi faut-il tout faire pour s’en préserver : éviter les manifestations verbales d’admiration susceptibles de le déclencher à l’insu du sujet ; invoquer le nom d’Allah ; réciter des formules neutralisantes ; porter des talismans ou la main de Fatma*, mais surtout ne pas s’exposer, ne pas attirer l’attention sur soi ou étaler ce qui pourrait déclencher le processus envieux.
Les thérapeutiques traditionnelles :
Maraboutisme thérapeutique.
Le discours populaire recommande au malade la multiplication des visites ou des séjours dans les sanctuaires ayant la réputation d’enrayer le mal : pratiques qui constituent le « maraboutisme thérapeutique », c’est-à-dire l’ensemble des comportements religieux liés aux saints et à leurs sanctuaires. Les saints (sayyed, wali), appelés aussi marabouts, sont des figures à la fois historiques et légendaires, et qui sont détenteurs de la grâce divine, la baraka, grâce à laquelle ils sont en mesure de répondre à toutes les prérogatives que leurs adressent leurs visiteurs : devenir enceinte, réussir une affaire, garder la paix au foyer, guérir, gagner un procès… Toute demande, pour peu qu’elle soit licite, est en principe recevable. Cependant, par une certaine division du travail mystique, la croyance et la pratique populaires ont spécialisé le rôle et le domaine des marabouts. Ainsi, la plupart d’eux excellent dans des sphères circonscrites.
Au niveau thérapeutique par exemple, l’éventail des marabouts qui se répartissent les spécialités médicales n’a rien à envier à la nomenclature moderne. Dans le domaine de la pathologie mentale, il en existe une dizaine à travers le pays vers lesquels vont converger, à un moment ou un autre de leur processus thérapeutique, les malades mentaux qui ont le choix entre des visites répétitives ou des séjours prolongés, accompagnés en cela d’un quelconque membre de sa famille. L’acte qui occupe une place centrale dans cette entreprise thérapeutique est celui de l’imploration du saint. Le malade est introduit, par un membre de sa famille ou par un descendant du saint se trouvant sur place, dans la salle abritant la tombe du saint pour qu’il l’implore et le prie d’user de sa puissance afin de le délivrer des jnouns qui le possèdent. L’imploration s’accompagne de quelques autres gestes inhérents à cette rencontre avec le saint : tourner autour du tombeau, l’embrasser, le toucher, le frotter… D’autres séquences rituelles sont accomplies ou subies : le patient se lave dans l’eau du sanctuaire afin de se purifier des formes mauvaises ; boit de l’eau de la source ou du puits associés au sanctuaire ; brûle de l’encens ; parfois procède au sacrifice d’un animal. En fait, les rituels varient plus ou moins d’un lieu à l’autre, selon justement les supports rituels qui s’y trouvent.
Quoi qu’il en soit, le sacré thérapeutique de cette nature est ainsi fait, c’est-à-dire d’une façon itinérante et diffuse, que le séjour du patient est constitué depuis son arrivée, d’attente, d’espoir et de tentatives de capter les émanations sacrales contenues dans les objets et les lieux du périmètre sacré. La confiance que le malade nourrit vis-à-vis de la capacité du saint de le débarrasser du mal dont il est atteint le mettra en position d’attente et d’espérance quasi permanente. Jusqu’à ce que, à un moment indéterminé du séjour, le saint apparaisse au patient dans un rêve et lui annonce « qu’il peut partir », que la guérison lui est désormais accordée. La guérison n’est acquise cependant définitivement qu’après avoir, selon la volonté affichée par le saint pendant son apparition dans le rêve, accompli une offrande dont il aura précisé lui-même la nature, offrande qui marquera des sentiments de gratitude, de remerciements et de reconnaissance de la dette contractée auprès de celui qui devient, pour le patient et sa famille, un protecteur.
L’exorcisme.
L’exorcisme est une thérapie qui vise à débarrasser le patient de son mal. Que le mal soit le résultat d’un acte maléfique humain ou le fait d’une attaque par les esprits, le rituel s’inscrit dans une perspective « soustractive » : c’est le mal que l’o extirpe, que l’on annule, qui constitue le mythe de référence de cette thérapie. Le procédé thérapeutique se conforme ainsi clairement au paradigme qui préside à la représentation étiologique : trouvant son origine dans la mauvaise volonté d’une puissance anthropomorphe, ou dans l’attaque d’un esprit pathogène, la maladie appelle un rituel expulsant, visant à anéantir et à chasser l’intrus.
Le fquih (scribe) est le personnage qui illustre a mieux la pratique thérapeutique de l’exorcisme ici étudiée. Le terme du fquih qualifie un personnage omniprésent et influent, assurant un encadrement serré des fidèles. En principe, c’est un expert en matière de religion, remplissant des fonctions religieuses (maître d’école coranique chargé d’initier les enfants à la lecture et à l’apprentissage des textes fondamentaux de l’Islam ; dirigeant les affaires de la mosquée). En réalité, il joue également le rôle d’officiant dans un grand nombre de cérémonies publiques ou privées : mariages, circoncisions, funérailles… A ces fonctions, l plupart des fquihs ajoutent celle du thérapeute, se spécialisant ainsi dans la délivrance des personnes possédées ou victimes d’une agression magique.
Le fquih acquiert donc sa légitimité de prodiguer des soins en matière de troubles mentaux grâce à cette condition d’homme religieux connaisseur du Coran. Le traitement consiste d’abord en la récitation de quelques versets coraniques destinée à faire parler le djinn afin d’entamer ce qui constitue réellement le fondement de l’exorcisme, c’est-à- dire une lutte serrée, aussi bien orale que corporelle, avec le djinn pour le combattre et le vaincre. Le terme utilisé par les marocains « sara’a el jinn » (assommer les jnouns) dit clairement cette finalité. Outre le procédé des invocations et du combat, le fquih utilise celui de l’écriture.
Plusieurs façons s’offrent au fquih dans son utilisation des écritures et dans sa manière de les intégrer dans le rituel thérapeutique. La plus classique est celle qui consiste en la fabrication d’une amulette (hejab, hirz). Il s’agit d’un morceau de papier où sont recopiés des versets coraniques, des lettres alphabétiques, des signes cabalistiques, dispersés à travers une figure géométrique. Ce papier est soigneusement enfermé et scellé dans un sachet de tissu, de plastique ou de cuir que le malade portera autour du cou ou en quelque endroit du corps. Le support de l’écriture peut aussi servir pour la préparation d’une infusion. Il est pour cela rincé dans une eau que le patient sera amené à absorber durant les jours à venir, démontrant par là la nature de cette forme thérapeutique, qui procède, d’une manière éclatante, par expulsion et purification : la parole coranique, diluée et bue, pourchasse le mal qui s’est introduit par effraction dans le corps partout où il se trouve. Le fquih peut aussi utiliser l’intérieur d’un bol pour ses écritures, les effacer ensuite avec de l’eau, dont une partie sera absorbée par le patient alors que l’autre, accompagnée d’incantations, sera appliquée comme massage de quelque partie souffrante du corps de ce dernier. Une autre méthode consiste à brûler le papier contenant les passages coraniques dans un brasero. Toujours dans le même but exorcistique, le malade est tenu d’inhaler la fumée qui s’en dégage pour faire fuir le djinn, étant entendu une fois pour toute que c’est la baraka que contiennent les formules religieuses qui conduit à la guérison.
Conclusions.
Ceux parmi les travailleurs psycho-médico-sociaux qui interviennent dans le champ relatif à la santé et à la maladie des immigrés se rendent compte que ces derniers « emportent leurs maladies avec eux ». Ce constat, assez banal en somme, est à l’origine de plusieurs méprises quand il est, pour une raison ou une autre, tu et ignoré.
Que de drames, que d’errances parfois, quand les personnes d’origine immigrée, y compris celles qui sont nées ici, sont confrontées à des intervenants qui ne comprennent pas ou mal des symptômes qui seraient immédiatement intelligibles dans leurs pays d’origine, que de cas diagnostiqués comme relevant de la psychiatrie lourde parce que le thérapeute ne maîtrise pas les instruments et les codes qui conviennent pour gérer le problème. Parler, décrire et analyser les systèmes culturels d’interprétations et de traitement des maladies mentales tels qu’ils sont véhiculés par les personnes d’origine immigrée sont des actes qui ne relèvent pas de la simple condescendance, où nous, travailleurs psycho-médico-sociaux, parce que formés dans et par la science, nous nous paierons le luxe de respecter les croyances et les traditions des autres. Ils font tout bonnement partie intégrante d’une éthique médicale dont l’enjeu serait de veiller à ne pas amputer « l’autre » d’une de ses parties au détriment de telle ou telle autre jugée plus respectable aux yeux de la « science ».