Approche transculturelle du mode de rupture de la relation mère / enfant par Jean Pierre Valla *

(*) Professeur adjoint, Département de psychiatrie, Université de Montréal, Canada.

La rupture de la relation mère/enfant évoque immédiatement le complexe d’OEdipe et la construction théorique freudienne. L’application transculturelle du schéma freudien s’est toujours heurtée à de nombreuses difficultés, bien que certains auteurs, comme Ann Parsons (1964) prêtent au complexe d’OEdipe une remarquable variabilité L’universalité du complexe d’OEdipe est un dogme pour les uns, tandis qu’elle est sans fondements scientifiques pour d’autres. Nous examinerons les premières conséquences du sevrage associé à la naissance d’un nouvel enfant et nous verrons qu’elles conduisent à réévaluer certaines conclusions souvent considérées comme universelles.

Dans les cultures dites occidentales

La rupture de la relation mère/enfant dans les cultures occidentales a donné lieu à l’élaboration de plusieurs paradigmes psychologiques.

Selon Freud, l’enfant attribue son éviction du sein maternel à la force physique du père ou de son substitut.

Bowlby (1978) conceptualise plutôt une relation d’attachement mère/enfant qui s’effrite progressivement au fur et à mesure de la croissante indépendance de l’enfant. Le père se substituerait alors à la mère dans la relation d’attachement.

Les travaux de Mahler (l 974) et de Mahler et Coll. (l 975) semblent plus ou moins confirmer l’indépendance progressive de l’enfant et « la naissance psychologique de l’enfant humain » au cours du processus dit de la socialisation.

Dans les cultures dites traditionnelles

La rupture de la relation mère/enfant dans les cultures dites traditionnelles évoque immédiatement le sevrage.

Marcelle Geber (1958, 1961) a constaté que lés enfants africains de l’Ouganda sont en avance sur les enfants européens dans tous les domaines du développement psychomoteur jusqu’à l’âge de trois ans, et qu’ils sont ensuite en retard sur ces derniers. Elle attribue la brusque rupture de l’évolution des enfants ougandais à la brusque rupture du contact intime de ces enfants avec leur mère au moment du sevrage.

D’après Lambo (l 980) les nouveaux nés Yorubas du Nigéria vivent dans un état de satisfaction ininterrompu jusqu’au sevrage. Le rejet dont ils sont alors l’objet de la part de leur mère ne serait pas douloureux car des substituts maternels les prendraient immédiatement en charge.

CoHomb & Valantin (1980) ont montré que le kwashiorkor, complication grave de la carence protidique, qui est une « condition quasi générale à l’époque du sevrage en Afrique », est lié à l’urbanisation récente de la famille et apparaît surtout chez les premiers enfants de la fratrie utérine, car ces conditions favorisent un sevrage affectif par la mère non compensé par les mères de substitution.

Tous les auteurs s’accordent sur un point : le sevrage est presque toujours lié à la naissance d’un nouvel enfant.

Problématique de l’enfant sevré à cause d’un nouveau né

Le complexe d’ OEdipe représente une hypothèse élaborée par Freud à partir de sa pratique clinique, à la fois sur le mode de rupture de la relation mère/enfant chez ses patients et sur l’importance de cette rupture pour la structuration ultérieure du psychisme de l’individu. Rappelons que le complexe d’OEdipe a pour corollaire immédiat le complexe dit « de castration », qui en est l’autre aspect le plus fondamental.

L’enfant attribue son éviction du sein maternel à la force physique de son père, ou de son substitut, en la personne d’un autre adulte, par exemple son oncle maternel, comme chez les trobrianais étudiés par Malinowski (1932). Le père peut être physiquement absent tout en étant suffisamment présent dans l’imaginaire familial pour être néanmoins responsable de la rupture de la relation mère/enfant : l’enfant est alors écarté du sein maternel au nom du père.

Il n’est pas nécessaire de croire à l’universalité de ce mode spécifique de rupture de la relation mère/enfant pour être convaincu de l’importance de la façon dont cette rupture s’opère. Lorsqu’elle est forcée par un tiers (cas général selon Freud) la séparation mère/enfant est en effet la première contrariété importante de la vie de l’enfant.

Lorsque la rupture de la relation mère/enfant est due à la naissance d’un nouvel enfant elle n’est pas directement le fait du père : sur le moment, le nouveau né est en général beaucoup plus important que le père aux yeux de la mère. Qui plus est, le sevrage est dû aux contraintes biologiques imposées par le nouvel arrivant et non au père. Enfin, le nouveau né remplace physiquement l’enfant précédant sur le sein maternel. C’est donc au nouveau né, et non au père, que l’enfant sevré attribue son éviction du sein maternel.

Les conséquences de cette attribution, par l’enfant sevré, de son éviction du sein maternel au nouveau né, sont nécessairement, différentes de celles qui découlent de l’attribution de cette éviction au père. En effet, la castration n’est plus la conséquence de la force physique ni d’une autre qualité sensible du tiers intervenant. L’enfant chassé du sein maternel par un nouveau né ne peut mettre en cause ni sa force, ni ses capacités, intellectuelles ou autres. La séduction exercée par le nourrisson sur sa mère n’est pas associée à ses qualités apparentes. Pourtant elle existe : l’enfant sevré est confronté au rejet dont il est l’objet au profit de son (sa) cadet(te).

Du point de vue de l’enfant sevré le nouveau né détient donc un pouvoir puissant dont l’origine est inexplicable, incompréhensible, cachée, occulte, magique. Ce pouvoir tout puissant du désir, sinon de la pensée, du nouveau né, est castrateur pour l’enfant sevré. Ce dernier se trouve alors dans une situation diamétralement opposée à celle du psychotique : ce n’est pas sa propre pensée qui est toute puissante, mais celle de quelqu’un d’autre. Chez les personnes qui ont vécu ce type de rupture de leur relation à leur mère, la « pensée magique » n’a rien à voir avec la toute puissance de la pensée des psychotiques, car c’est celle d’un tiers intervenant. Il n’y a donc aucune incompatibilité entre cette « pensée magique » là et la socialisation, la culturisation, et la maîtrise conceptuelle.

Cette théorisation qui, à partir d’un matériel clinique, redonne en quelque sorte droit de cité à la magie, présente l’avantage de cerner la réalité beaucoup mieux que les hypothèses précédentes, qui ont donné prise à des critiques dévastatrices mais n’avaient pas été remplacées. La « pensée magique » est devenue le péché originel de l’anthropologie et le caractère nécessairement régressif, voire psychotique, de toute « pensée magique » dans le système psychanalytique, n’a jamais cessé de poser problème. Dans le schéma que nous proposons, la pensée magique chez les personnes chassées du sein maternel par leur cadet n’est plus un « processus primaire » selon la terminologie psychanalytique, mais bien un « processus secondaire ». Cette façon de voir implique, on le voit, une révolution copernicienne de la pensée occidentale à propos de la magie. L’idée que l’OEdipe classique, à la charnière entre nature et culture (Bastide, 1970), est la base nécessaire pour échapper aux pensées magiques considérées comme des contenus mentaux psychotiques. associés à la symbiose mère/enfant, est à réviser dès lors que le tiers intervenant entre la mère et l’enfant apparaît nanti d’un pouvoir magique.

Quelques conséquences de cette problématique

Entre autres conséquences pratiques, il faut citer les constatations cliniques des Ortigues (1966) à Dakar. Ils ont trouvé qu’au Sénégal l’agressivité est essentiellement dirigée contre les frères et soeurs et les égaux en âge (pairs), et non contre les parent%. L’explication qu’ils proposent : en Afrique le père est trop puissant, n’est pas soutenable, mais les données cliniques demeurent.

La rupture de la relation mère/enfant par l’arrivée d’un nouveau né devrait être à l’origine d’une façon ultérieure d’être au monde de l’enfant sevré, différente de celle entraînée par l’OEdipe classique. L’enfant écarté du sein maternel par son père adopte une attitude matérialiste. Il cherche à devenir (où à ne pas devenir) aussi fort ou plus fort que son père, qui, pense t il, l’a évincé grâce à sa force physique. Cet enfant là souhaite ardemment grandir et le temps travaille pour lui : plus le temps passe et plus il grandit. Adulte, il manifestera sa puissance par son contrôle sur la réalité matérielle.

L’enfant écarté du sein de sa mère par la naissance de son petit frère ou de sa petite soeur n’est subjectivement pas dans la même situation. Le temps travaille contre lui : plus il grandit et plus il perd le pouvoir invisible que serait seul capable de lui rendre sa mère : l’avenir ne lui apporte pas l’espoir. Lorsqu’il est présent, le soi disant désir de grandir de ces enfants n’est qu’une attitude socialement désirable ou un désir d’échapper aux contraintes familiales dont ils sont l’objet. Adultes, le pouvoir spirituel sera prépondérant pour eux, et l’univers matériel leur apparaîtra seulement comme le décor dans lequel se meuvent les forces invisibles.

Le concept de Dieu n’est psychologiquement pas nécessaire aux individus qui, enfants, ont attribué à leur père leur éviction du sein maternel. Selon la logique de Freud, il ne représente pour eux qu’une recherche régressive de réunion fusionnelle avec les parents. Par contre, le concept de Dieu est psychologiquement indispensable aux individus qui ont été écartés du sein de leur mère par l’arrivée d’un nouveau né. Le concept de Dieu leur permet de ne plus se considérer comme étant dans une situation sur laquelle ils n’ont plus aucun contrôle après avoir perdu à tout jamais le mystérieux pouvoir qu’ils détenaient lorsqu’ils étaient bébés. Le pouvoir invisible est alors celui d’un Dieu tout puissant et sage qui devient le grand intervenant dans la vie des êtres humains et les protège. Sans être un moyen d’action direct sur les forces invisibles, la prière est un moyen de se relier à Dieu. Les différents aspects du concept de Dieu permettent ainsi de sortir de l’état dépressif afférent aux situations de « learned helplessness » (Seligman, 1975).

Le sevrage dû à l’arrivée d’un nouveau né a de nombreuses autres conséquences qui ne peuvent être développées ici.

Conclusions

La tentation de passer du domaine de la psychologie à celui de la sociologie via l’épidémiologie est grande. Elle conduirait par exemple à opposer à la culture occidentale, dans laquelle le schéma oedipien classique serait prédominant, les cultures africaines dites traditionnelles, dans lesquelles le sevrage dû à l’arrivée d’un nouveau né est plus fréquent, et à expliquer ainsi de nombreuses différences entre ces deux types de cultures. Cependant, de telles généralisations sont purement hypothétiques tant que des recherches empiriques systématiques n’ont pas vérifié leur bien fondé et le caractère heuristique du nouveau paradigme que nous proposons, dans les sociétés dites traditionnelles.

Nous avons simplement voulu signaler ici quelques conséquences d’un mode de rupture de la relation mère/enfant fréquent dans les sociétés dites traditionnelles. Le sevrage lié à la survenue d’un nouveau né a en effet des conséquences fort différentes de celles du processus oedipien tel qu’il a été décrit par Freud. Le modèle que nous proposons fait disparaître certaines invraisemblances liées à l’application transculturelle systématique du schéma freudien, et il entraîne la révision des conceptions classiques sur la « pensée magique ».

Tous les modes de rupture de la relation mère/enfant ne sont, à notre avis, pas épuisés par l’OEdipe et le sevrage dû à un nouveau né, et à ces deux modalités, plus ou moins fréquentes selon les cultures, il faut certainement en ajouter d’autres.

BIBLIOGRAPHIE

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