Banlieues, culture et psychopathologie

Si en psychopathologie, on considère que la capacité à résoudre les conflits intrapsychiques et interrelationnels dépend de la solidité de l’identité et du narcissisme, en clinique, l’identité renvoie aussi bien à la notion de sa genèse que de ses troubles dans une perspective de compréhension du monde, de soi et de l’autre…

Le travail avec les migrants et/ou enfants de migrants est aussi l’histoire d’une rencontre avec la clinique transculturelle ainsi qu’avec la banlieue, cet espace porteur de souffrance et d’exclusion mais, qui peut, également, être porteur de créativité.

La dialectique psychopathologie-banlieue introduit d’emblée la problématique du lien, lien entre idéologie et politique, d’abord, dans un contexte de révolution médiatique sans précédent, lien entre souffrance, expression psychopathologique et prise en charge ensuite, et lien entre psychopathologie individuelle et psychopathologie sociale enfin.

En effet, et pour n’en rester qu’à ce dernier aspect du lien, la problématique du rapport psychopathologie individuelle/psychopathologie sociale souligne l’importance voire la nécessité d’un regard transculturel, seul à même de permettre un décryptage correct de “l’être”, du “dire” et du “faire” banlieue. Comment saisir ce qui caractérise à la fois chacun et l’ensemble, dans leur normalité comme dans leur pathologie, dans leur altérité comme dans leur universalité est, en effet, la question essentielle. Comment écoute et communication doivent-elles et peuvent-elles aller au-delà de la simple transcription du discours ou de sa traduction ?

À un autre niveau, mais non moins essentiel, se pose également la question d’une culture “spécifique” des banlieues. Dimension importante et capitale puisqu’elle conditionne et détermine le poids de la culture dans l’expression psychopathologique. Si la banlieue vit, témoigne et est le reflet des mutations sociales, si elle connaît une acculturation parfois traumatique, la culture se transformant radicalement dans ses éléments de base, dans ses critères et sa dynamique, on peut légitimement s’interroger sur le dysfonctionnement psychopathologique afférent. L’émergence d’une psychopathologie “nouvelle” peut-elle s’expliquer par la seule référence à la banlieue ou au phénomène banlieue ? Quel liens entre ces nouvelles données ? S’agit-il d’une expression réactionnelle à la dégradation des conditions socio-économiques de ces populations, et à l’augmentation de la précarité sociale et psychologique, donnée reflétée au plan sociologique par le hiatus entre le discours politique et le discours populaire ? Ou s’agit-il plutôt d’une évolution vers l’acquisition d’une culture de plus en plus différente, au point qu’elle en devient fatalement conflictuelle ?

L’exemple des sectes, des conduites toxicomaniaques et délinquantes en général, dans leur profil évolutif et dans un univers souvent en décalage, est sur ce plan à analyser. Ceci nous amène à souligner qu’en banlieue comme ailleurs, en opposition ou en rupture, le fait psychopathologique, dans une référence au différent, s’exprime de façon prévalente par la souffrance humaine dans l’expression psychopathologique, et la problématique culturelle dans la marginalité sociale.

Se pose alors, dans la culture référencée, dans une démarche universelle et dans une perspective de soins, la question de la place voire de la définition et des limites des concepts de santé, de normalité et de pathologie.

Au-delà des banlieues et de leurs problèmes, au delà de la psychopathologie dans sa référence aux soins, et dans une perspective épistémologique, en référence aux liens qu’une société organise entre ses membres et comment individuel et collectif interagissent, la métaphore de M.Mammeri (Poèmes kabyles anciens, éd Plon, Paris 1974) en introduction d’un de ses ouvrages, est à ce propos illustrante. Il écrit : “La vision réductrice est en même temps thérapeutique. Au terme de la civilisation brillante à laquelle elles étaient parvenues, les tribus d’Europe s’aperçoivent qu’elles souffraient aussi de leurs maux, dont tous n’étaient pas guérissables par les moyens des catégories grecques. Alors elles ont découvert ( ou inventé ) des humanités miraculeusement immunisées contre les maladies qui les affectaient. Elles sont allées, traquant les paradis perdus, de par le monde, comme les peuplades qu’elles finirent par refuser d’appeler “primitives”. Elles ont imaginé des fables pour guérir, des fables à la vérité transparente, comme il sied aux shamans des peuples qui, depuis longtemps, ont laissé mourir en eux le sens de la nature, la perception des symboles et des correspondances. Ce qu’aisément je lisais à travers un verbe qui tendit à devenir ésotérique ( comme celui des vrais shamans ) était à peu près ce qui suit …. incapables d’élucider l’opaque, ils mythifient et, ce faisant, se mystifient …”.

D’où l’importance d’une approche complémentariste, d’une analyse efficiente des données culturelles et psychosociologiques, et d’une évaluation des changements induits. Aspects nouveaux, dans une perspective ancienne et reflétant notre malaise dans la civilisation. Malaise vécu et malaise exprimé dans la dialectique psychopathologie-banlieue, où il faut concilier la double ambiguïté d’une situation qui doit à la fois éviter la ghettoïsation d’une spécificité globalisante, et tenir compte de particularismes toujours opérants. Dans cette perspective, une esquisse d’analyse peut être avancée en tenant compte du fait qu’elle ne peut représenter qu’un instantané d’une situation complexe et mouvante.

Les mutations socio-culturelles de ces années de crise sont difficilement contrôlables. Elles ont induit des changements tant au niveau national qu’international. Changements aux plans économique, sociopolitique, humain et culturel, surtout perceptibles, au niveau social comme au niveau individuel, chez les populations et les sujets à haut risque psychosocial. De plus, la vulnérabilité induite connaît une inflation quasi permanente.

Cette évolution voit l’émergence de critères nouveaux tels que :

* Une adolescence qui se prolonge, posant le problème du statut de ces adolescents en rupture de modèle, aspect sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. * La place et le statut de l’adulte dans un contexte de chômage élevé. La baisse de l’offre et de l’emploi pour un nombre de plus en plus important d’adultes modifiant significativement le rapport de l’homme à la production et créant des contraintes nouvelles. * L’évolution de la structure familiale, reflet du nouveau statut de l’individu en référence aux nouveaux modèles de communication. * La stagnation, voire la baisse du niveau de vie, qui accentue les clivages socio-économiques et culturels, d’autant que ces facteurs se conjuguent avec la quête d’un renouveau politique, culturel, voire mystique, phénomène facilité par l’inflation des médias et de la communication avec, comme en écho, l’urgence d’une ouverture au monde toujours plus grande, creusant chaque jour, un peu plus, l’écart et le clivage entre “réalité” et “fantasme”.

Cette évolution apparaît, de ce fait, porteuse des germes d’une rupture nécessitant une adaptation permanente et mettant le sujet, notamment l’adolescent, en conflit avec les normes ambiantes. Au plan psychopathologique, la perturbation de la dynamique familiale est, souvent, le témoin de la difficulté des parents et des enfants, à répondre à des injonctions paradoxales, ainsi que de leur incapacité à produire de nouvelles manières d’être et de faire, seules à même d’éviter que l’acculturation massive et forcée qu’ils connaissent ne soit traumatique. Le corollaire immédiat en est la carence d’autorité pour les enfants et, généralement, la démission avec vécu d’échec pour les parents.

Difficultés multiformes, pathogénie et étiologie complexes, interactions vicieuses, crise morale et identitaire concourent au conflit transgénérationnel, transculturel et trans-social, compromettant toute transmission efficiente comme en témoigne l’augmentation constante du nombre de décompensations de type mystique, notamment à l’adolescence.

En filigrane, se pose la question de la criminalité infanto-juvenile, de l’alcoolisme et des toxicomanies. Problèmes qui peuvent être exacerbés par des conditions particulières au milieu ambiant et à l’adolescence, et par les particularités liées à cette phase de la vie.

En effet, l’adolescent, à la recherche de soi, se trouve dans l’impossibilité de se réaliser en affirmant son individualité. Le milieu, en affirmant son devoir social et en lui refusant cette reconnaissance, exige de lui une démarche inverse et paradoxale. Démarche d’autant plus paradoxale chez l’adulte jeune qu’il a un emploi et est productif. Incapable d’éluder et/ou d’assumer cette double contrainte, -“être et ne pas être”-, le jeune se réfugie souvent dans le conflit. Etre dans la marginalité ou la décompensation, voire ne pas être dans le suicide.

On pourrait continuer, à loisir, à analyser cet echec à être, à nous interroger sur l’évolution de la famille et son incapacité à offrir à l’enfant un modèle cohérent et, à un niveau plus précoce, sur le hiatus entre école, famille et société.

Reste, au total, la question des soins (et à partir de quel postulat), la question de la prévention, enfin, celle de la liberté et de ses limites, dans une dialectique soi-autrui aux contours nouveaux.

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