ou co-construire les affects ?
In : L’autre, cliniques, cultures et sociétés,
revue transculturelle, 2004, volume 5, n°2 : La pensée sauvage.
Bernard Golse est Pédopsychiatre-Psychanalyste, Chef du service de Pédopsychiatrie de l’Hôpital Necker Enfants Malades, Professeur de Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université René Descartes (Paris V).
Service de Pédopsychiatrie, Hôpital Necker-Enfants Malades, 149 rue de Sèvres, 75015 Paris. E-mail : pedopsy@nck.ap-hop-paris.fr
Dans la très belle préface que Jean-Marc de Biasi a rédigé pour la nouvelle édition de L’éducation sentimentale de Flaubert, il reprend l’histoire du mot « sentiment » pour en montrer la charge relativement péjorative qui a pu s’y attacher au début du dix-neuvième siècle (renvoyant aux notions alors disqualifiées de « sentimentalité », de « sentimentalisme » ou de « sentimental », par exemple) et par ailleurs, il remarque utilement que le titre même du roman est ambigu, citant à ce propos une lettre de Marcel Proust à Léon Daudet, en 1920 : « Si l’on se place de votre point de vue, la première faute de français de L’Education sentimentale, c’est le titre. Il est même obscur, puisque vous l’interprétez : L’Education du sentiment.
Moi, je comprends tout autrement : L’Education purement sentimentale, où les maîtres n’ont fait appel chez le jeune homme, qu’au sentiment ».
Alors : éducation des sentiments ou éducation par les sentiments ?
Il est possible que les deux aspects de la question soient en fait indissociables et en ce qui concerne le bébé, il est clair que c’est dans le partage des sentiments avec un (ou des) adulte(s) que les sentiments peuvent en fait se différencier chez lui.
Mais une autre question surgit : affect, émotion ou sentiment ?
Etymologiquement, le terme de « sentiment » renvoie au champ sémantique de la sensation et de la sensibilité et il me semble qu’à l’heure actuelle, ceci rapproche le concept de sentiment de ceux d’affect et d’émotion dont nous savons bien, depuis Bion notamment, à quel point ils s’enracinent dans les éprouvés corporels.
Peut-être peut-on seulement indiquer que les affects et les émotions sont souvent plus mouvants, plus brefs, plus dynamiques que les sentiments mais ceci pourrait être contesté.
En réalité c’est moins l’aspect durable des sentiments qui fait la différence, me semble-t-il, que la dimension d’adresse à l’autre.
Je dirais volontiers que les émotions participent fondamentalement d’un mouvement vers autrui, alors que les sentiments se situent peut-être davantage au sein d’un mouvement de réception et de vécu en soi-même.
Ensuite, je me suis posé la question de savoir quel pourrait être le contraire de l’éducation des sentiments, et j’en suis venu à l’idée que ce pourrait bien être la séduction des idées.
En effet, « e-ducere » signifie conduire loin de soi (l’éducation étant l’aide apportée au sujet en vue de son autonomisation)alors que « seducere » signifie au contraire attirer vers soi (la séduction ayant valeur d’attraction).
Par ailleurs, les concepts et les pensées secondarisées ne sont-elles pas d’une certaine manière, le « contraire » des affects et des émotions ?
D’où l’hypothèse que la séduction des idées serait diamétralement opposée à l’éducation des sentiments dans la mesure où admirer quelqu’un pour la force de conviction de ses idées n’assure en rien, tant s’en faut, que l’on partage émotionnellement quelque chose avec lui, C’est-à-dire qu’on soit véritablement ensemble affectivement.
Affects et émotions : quelques définitions
D. Houzel, dans le Dictionnaire International de la Psychanalyse (notions, biographies, oeuvres, évènements, institutions), a rédigé l’item « Emotion » de manière extrêmement instructive. Ce qu’il importe de retenir de son travail, c’est la proximité relative des concepts d’affect et d’émotion à ceci près que le terme d’affect renvoie sans doute davantage à la théorie des pulsions, tandis que celui d’émotion renvoie peut-être davantage à la théorie des relations d’objet. Il semble par ailleurs, que le terme d’émotion comporte une valence plus dynamique que celui d’affect dont la fonction principale, dans le champ de la métapsychologie de base, correspond surtout à une fonction de coloration du représentant-représentant de la pulsion (Darstellung-Repraësentanz).
G.Haag de son côté, quand elle parle des émotions, insiste souvent sur leur dynamique intense qui lance quelque chose de soi vers l’autre, comme l’indique d’ailleurs l’étymologie même du terme (émotion) qui implique l’idée d’un mouvement qui nous fait sortir en quelque sorte de nous-mêmes. Ceci est évidemment très sensible chez les bébés qui, à défaut de langage (in-fans), passent par l’image motrice pour penser leurs impulsions et leurs attractions relationnelles et pour nous montrer, à leur manière, quelque chose de leurs élans interactifs ainsi figurés au travers de certaines de leurs émotions. Ce lancer-vers-l’autre a donc valeur simultanée de constat et de tentative d’annulation de l’écart intersubjectif (ce que l’on retrouvera d’ailleurs, mutatis mutandis, au niveau du langage verbal). Ajoutons encore que si l’émotion partagée peut se jouer à deux, il n’en va pas de même, on le sait, des processus d’attention conjointe qui impliquent toujours un objet tiers (chose, activité ou personne).
Histoire des idées et des connaissances
Pour Darwin, il existait six ou sept affects de base (joie, tristesse, colère, dégoût, peur, honte et surprise). Ces affects, pour cet auteur, font en quelque sorte partie d’un équipement neuro-psychologique de base dont l’innéité renvoie à une vision quelque peu constitutionnelle et statique de cette question.
Dès 1925, dans son article sur « La négation », Freud insiste sur le fait que le « jugement d’attribution » est premier avant le « jugement d’existence ». On sait que dans cet article – dont la première partie est consacrée à l’étude de la négation en tant que mécanisme de défense chez le sujet adulte névrotique mais dont la deuxième partie envisage la négation comme un mécanisme central et fondateur dans l’ontogenèse de l’appareil psychique – Freud opère un renversement qui vaut comme un véritable coup de force. Il montre en effet que, contrairement aux modélisations de la psychologie académique classique, l’approche métapsychologique invite à considérer que, face à un objet externe, le premier acte de pensée ne consiste pas à se demander d’abord si l’objet existe bel et bien (jugement d’existence) mais plutôt s’il est source de plaisir ou de déplaisir (jugement d’attribution). Si l’objet est jugé comme « bon », alors il sera introduit dans le monde représentationnel (interne), si l’objet est jugé comme « mauvais », alors il sera éjecté, vers un dehors encore indéfini et mal circonscrit, vers un non-moi externe (le « moi-plaisir » originel se constituant précisément dans le mouvement même de ce travail de triage en fonction du principe de plaisir/déplaisir). Nous n’irons pas plus loin ici dans l’analyse du clivage qui se met ainsi en place entre un dedans d’abord entièrement bon et un dehors d’abord entièrement mauvais, mais l’on voit bien comment dans ce travail de délimitation, Freud accorde de fait un rôle central à l’affect dans la constitution même du monde représentationnel.
Houzel souligne, quant à lui, les apports théoriques de Klein et de Bion à cette problématique de l’affect.
Il y a ensuite, nous semble-t-il, tout un mouvement des idées qui mène des positions freudiennes aux travaux de Stem, en passant par les conceptions de I. Fonagy et de A. Green sur le travail et la fonction de l’affect. Peu à peu, on assiste en effet à un double mouvement conceptuel. D’une part, le principe de plaisir/déplaisir se voit revisîté et d’autre part, l’affect revêt progressivement une fonction de représentance. En effet, alors que jusque-là, la psychanalyse considérait globalement le plaisir comme lié à la décharge et le déplaisir lié à la tension, toute une réflexion – et notamment celle de Stem à propos des interactions entre mère et enfant – se fait jour qui montre que le plaisir peut aussi découler d’une mise en tension pourvu que celle-ci respecte certaines conditions de vitesse et d’intensité (ni trop forte, ni trop brutale).
Cette vision dynamique de l’indexation de l’expérience interpersonnelle par un affect de plaisir mérite également d’être prise en compte dans les rapports du sujet avec ses objets internes et ceci rend compte du plaisir qui peut être lié à l’attente ou au suspense, encore qu’ici certains tenants de la vision métapsychologique classique puissent éventuellement objecter que le plaisir, si plaisir il y a, ne serait pas lié à la montée de la tension pulsionnelle mais plutôt à l’anticipation psychique de la décharge… Comme on le voit, les choses ne sont pas simples ! C’est toute la question des feeling shapes décrites par Stem dans le cadre des interactions précoces qui se trouve ici posée. Feeling shapes qui constituent de véritables lignes émotionnelles et temporelles et qui permettraient une reconnaissance et un investissement de l’objet par le biais de ses contours rythmiques et interactifs (style interactif et caractéristiques de l’accordage affectif) avant même que le bébé puisse le reconnaître par ses specificités formelles et statiques, ce que S. Lebovici, dès 1960, avait annoncé de manière prémonitoire en affirmant que « l’objet peut être investi avant d’être perçu ». Comme on le voit les affects et leur agencement dynamique, prennent peu à peu une fonction de représentation de l’objet et cette nouvelle conception des choses se retrouve également dans les modélisations de Fonagy sur « La vive voix » (fonction de figuration affective de l’énonciation) et de Green sur « Le discours vivant » (fonction de représentation de l’affect et non plus seulement de coloration émotionnelle quantitative du darstellung-repraësentanz.).
Ainsi donc, au fil de cette histoire des idées, on sent bien que les affects ou les émotions sont progressivement de plus en plus perçus comme une manière de penser l’objet. Ceci rejoint les travaux de Bion pour qui les affects ou les émotions ne sont en rien de simples motivations pulsionnelles sous-tendant l’activité exploratoire ou sublimatoire de l’objet mais valent, au contraire, en eux-mêmes comme un premier mode d’appréhension et de connaissance de celui-ci.
Les liens K s’enracinent dans les liens A et les liens H mais ils sont intrinsèquement, eux-mêmes, des liens émotionnels.
Nous l’avons vu également avec les travaux de Stem pour qui le style interactif est en soi un mode de connaissance et de reconnaissance de l’objet (notion de « Représentations d’interaction généralisées »).
Il faudrait encore mentionner ici Meltzer et son concept de « conflit esthétique » qui renvoie bien à une découverte de l’objet primaire par le biais de l’émotion (esthétique), puisque c’est pour échapper au dilemme énigmatique entre le dedans et le dehors de l’objet (« Est-ce aussi beau au dedans ? ») que le bébé va fragmenter et pulvériser l’objet d’abord perçu comme un tout – théorie qui, comme Houzel l’a bien montré, implique un renversement hérétique entre les deux positions kleiniennes puisque, pour Meltzer, ce serait la position dépressive qui serait première, la position schizo-paranoïde ne survenant que comme une défense secondaire vis-àvis du conflit esthétique initial et de nature fondamentalement dépressive.
Notons au passage, que le conflit esthétique peut aussi être compris comme une dialectique conflictuelle entre une tridimensionnalité originaire et un accrochage bidimensionnel immédiat.
Sur un tout autre plan, nous dirons enfin que les données les plus récentes sur la mémoire (Edelman) plaident également en faveur d’une intrication serrée entre émotions et cognition puisque c’est bien l’affect qui, dans cette perspective, contextualise l’engrammation mais aussi l’évocation et la (re) construction des souvenirs qui ne sont plus considérés, aujourd’hui, comme liés à des traces mnésiques plus ou moins stables et fixées.
Au terme de ce rapide survol, on insistera seulement sur le fait que le travail de l’affect est actuellement de plus en plus décrit comme éminemment dynamique et comme un processus qui comporte en lui-même une dimension de représentation et de communication. Par ailleurs, en ce qui concerne le bébé, les processus de passage de l’indice au signe, soit les processus de sémiotisation, apparaissent comme fondamentalement affect-dépendants puisque c’est dans le cadre des interactions précoces qu’ils vont se jouer et se déployer et que celles-ci, nous l’avons dit, se trouvent centrées par le jeu des affects et des émotions.
On sent donc à quel point l’affect pourrait être un point de passage conceptuel fécond entre le plan de l’interpersonnel et celui de l’intrapsychique, alors même qu’au niveau représentationnel, ces deux plans se situent souvent dans un rapport conflictuel difficilement dépassable.
Emotions, représentations et espace de récit
Le rôle des émotions dans l’investissement et la représentation de l’objet.
Nous allons retrouver ici le rôle des émotions dans la genèse des représentations mentales. Rappelons en effet que, dans le cours de la croissance et de la maturation psychiques de l’enfant, il est clair que la communication analogique précède, et de loin, l’avènement de la communication digitale qu’elle prépare et qu’elle conditionne tout à la fois – l’accès de l’enfant au langage se faisant ainsi, très probablement, par le biais de la dimension pragmatique du langage comme l’ont bien montré des auteurs tels que Austin ou Bruner par exemple.
De ce fait, la communication émotionnelle (interactions affectives) se fondant précisément sur les contours rythmiques et dynamiques de l’accordage affectif (ou harmonisation des affects) tel qu’il a été décrit par Stem, on voit bien le rôle central que revêtent les émotions dans la representation de l’objet et partant, dans l’investissement de celui-ci.
L’enfant se voit ainsi très tôt compétent pour décoder les modalités du style interactif de l’adulte qui prend soin de lui, soit le style de l’objet primaire ainsi que ses variations grâce à sa capacité d’inscrire dans sa psyché une sorte de moyenne de toutes ses expériences interactives préalables, moyenne à l’aune de laquelle il « mesurera » l’écart éventuel propre à la nouvelle séquence interactive vécue par lui.
Il y a là un véritable travail d’abstraction puisque le bébé effectue en quelque sorte une tâche d’extraction de certains invariants interactifs (« représentations d’interactions généralisées » de Stern) vis-à-vis desquels, les écarts ensuite éprouvés constituent sans doute, on le sait. l’une des voies de passage possibles des processus d’interaction fantasmatique.
C’est tout ce champ de réflexion qui a pu faire dire que les représentations abstraites précèdent l’émergence des représentations figuratives (Haag, Leroy-Gourhan), que les contenants émotionnels précèdent les contenus idéiques et même que les significations précèdent les représentations (Stem à Pise, communication non publiée). Mais en tout état de cause, tous ces travaux soulignent l’importance du rôle de l’objet dans l’établissement de la communication des émotions et donc, l’importance des émotions dans les protoreprésentations de l’objet par le sujet et du sujet par l’objet.
L’accordage affectif vaut en effet, nous semble-t-il, comme fonction spéculaire micro-comportementale puisqu’elle offre à l’enfant une signalisation en écho, en miroir de son propre vécu émotionnel ou affectif et que ceci lui permet un accès à soi par le biais d’autrui (détour par l’autre sur lequel ont insisté des auteurs aussi différents que Winnicott, Bion et même Green).
Le même type de raisonnement peut être appliqué aux affects de l’attachement.
Le paradigme de la Strange Situation (Ainsworth) a permis en effet de dégager une typologie des schémas d’attachement dont la dimension émotionnelle est inscrite dans les termes mêmes qui ont été choisis pour en rendre compte (attachement sécure, anxieux ou évitant).
Les représentations moyennes que l’enfant se forge de ces différents pattems correspondent au fond aux Working Internal Models décrits par Bretherton dans le cadre de la théorie de l’attachement de Bowlby (Modèles Opérants Internes) et là encore, l’enfant procède à une comparaison incessante de ses modèles internes et des réactions de l’objet lors des nouvelles expériences de séparation et de retrouvailles.
Ici aussi, le rôle de l’objet apparaît donc comme essentiel dans l’accès ou non à l’éprouvé des émotions, et pas seulement quant à la nature des émotions.
A tout ceci, il faudrait encore ajouter la question de la « capacité réflexive », concept proposé par P. Fonagy. Précurseur de la théorie de l’esprit qui a été développée, on le sait, dans une perspective principalement cognitive (Frith, Baron-Cohen), la capacité réflexive correspond à l’acquisition par le bébé du vécu, de l’éprouvé, du ressenti que lui et l’autre fonctionnent tous deux en termes d’états mentaux.
Cette capacité réflexive apparaît à la fois comme la cause et la conséquence de l’accès à l’intersubjectivité mais surtout, elle fait sentir également à quel point la cognition n’est pas seule en jeu : les affects et les émotions sont mis ici en position centrale à la fois comme phénomènes à représenter et comme moyen de la représentation.
Le rôle de l’objet dans l’investissement par le sujet de ses propres émotions
D’un côté, il y a bien sûr les identifications projectives du bébé, identifications normales ou pathologiques (Bion), identifications projectives qui ont à voir, d’ailleurs, avec cette dynamique du « se-lancer-dans-l’autre » évoquée ci-dessus. D’un autre côté, il y a les identifications régressives de l’adulte qui fondent la « préoccupation maternelle primaire » (Winnicott) et qui, en remettant l’adulte au contact ou en lien avec ses propres parties infantiles, lui permettent d’entrer en relation émotionnelle profonde avec le bébé (fût-ce au prix d’une certaine rivalité).
Toutefois, et c’est là le point important, il existe une dialectique intense entre les identifications projectives de l’enfant et les identifications régressives de l’adulte. C’est ainsi qu’une indisponibilité psychique de l’adulte ou un manque de malléabilité (Milner) vont le rendre peu réceptif aux projections du bébé, en induisant chez lui une sorte de répression interactive des affects puisque, dans ces conditions, ne fonctionne plus la voie de retour qui sous-tend la mise en forme représentative des affects chez l’enfant, comme nous avons essayé de le montrer précédemment.
Dans le cadre des thérapies conjointes parent(s)-bébé, voire même de la cure-type, ces considérations permettent de comprendre l’impact du contre-transfert non seulement comme outil d’analyse de ce qui se passe dans la psyché du bébé ou du patient, mais encore comme agent organisateur de son monde représentationnel par le biais d’un véritable « dialogue des attentions » (Tardos) au sens plein du terme d’attention (Bion).
Rappelons ici le travail de Green intitulé « La représentation de chose entre pulsion et langage ». Ce travail extrêmement heuristique souligne bien le double ancrage, corporel et relationnel, de la représentation de
chose et surtout, dans la perspective qui est ici la nôtre, il souligne également l’importance du guidage interactif de la mère dans l’aide apportée à l’enfant quant à la mise en place de ses processus de figuration. Une fois la tension pulsionnelle mentalisée (« J’ai soif »), c’est en effet la mère qui, par son jeu microinteractif, va aider l’enfant à aller chercher dans son stock de traces mnésiques inactives,
une trace particulière qui va venir en lieu et place de représentantreprésentation activé de (Darstellung-repraësentanz) afin de permettre la figuration de la pulsion (« J’ai soif de ceci ou de cela »).
Une hypothèse absolument identique et parallèle peut alors être faite à propos du travail de l’affect (Affekt-Repraësentanz) même si Green ne la formule pas nommément dans le cadre de cet article, et on a là, dès lors, une modélisation très claire d’une part de la participation de l’affect à la fonction de représentance de la pulsion et d’autre part, du rôle de l’objet et de son contre-transfert (ancrage relationnel) dans les processus de figuration des besoins pulsionnels du sujet (ancrage corporel).
Ainsi donc, même la pulsion se joue à deux et de ce jeu subtil, les affects et les émotions ne sont pas, on le voit, les moindres des intervenants.
La notion d’espace de récit
Chaque fois qu’un adulte s’occupe d’un enfant, il se met en place entre eux un style interactif absolument spécifique de ce couple adulte-enfant particulier Ce style interactif est en effet la résultante de la mise en jeu des caractéristiques propres aux deux partenaires de l’interaction, remarque qui doit d’ailleurs nous conduire à relativiser beaucoup, et en fait à réfuter totalement, les notions de « bonne » ou de « mauvaise » mère… dont on sait tous les ravages qu’elles ont pu induire.
L’adulte apporte dans l’interaction toutes ses capacités d’accordage et d’harmonisation des affects, toute son histoire (notamment infantile) et tout le poids de sa personnalité, mais aussi tout l’impact de la place que cet enfant particulier occupe au sein de son monde représentationnel (d’où la remarque que chaque adulte ne s’occupe pas, à l’évidence, de la même manière de chaque enfant).
La nature des projections que l’adulte effectue sur l’enfant dépend alors en grande partie de tous ces éléments et de sa capacité d’identification régressive au bébé, soit à sa capacité de rester en lien vivant avec ses propres parties infantiles.
Mais le bébé apporte également sa part personnelle au système interactif non seulement par le biais de ce que les auteurs anglo-saxons appellent désormais son « tempérament », mais également par sa compétence à savoir introduire au sein de ses interactions actuelles quelque chose ayant à voir avec ses expériences précoces, que ces expériences aient été vécues avec l’adulte en relation avec lui aujourd’hui ou avec d’autres.
De ce fait, la rencontre entre cet adulte-là et ce bébé-là se trouve être éminemment spécifique et originale et elle représente un espace de récit où l’adulte « raconte » quelque chose de son histoire infantile et où le bébé, conjointement, « raconte » quelque chose de son histoire première.
Chacun tente probablement d’induire chez l’autre des fonctionnements qui lui rappellent ces vécus anciens et il y a là, on le sent bien, une sorte de dynamique « transférentielle » partagée à laquelle pourtant, chacun des deux partenaires de l’interaction doit savoir résister.
L’adulte ne peut demander au bébé de fonctionner seulement à l’image du bébé qu’il a lui-même été ou qu’il croit avoir été (il y aurait là un risque d’aliénation contraignante), mais le bébé ne peut demander aux adultes qu’il rencontre de fonctionner seulement sur le modèle de ses premières imagos (il y aurait là un risque de répétition mortifère).
La question est finalement d’écrire une « troisième » histoire, de coécrire un nouveau récit qui tienne compte des deux histoires précédentes mais pour les dépasser et ouvrir un espace de créativité commun à l’enfant et à l’adulte. Et c’est dans ce mouvement de narration conjointe – qui ne peut se faire que sur le fond d’un partage d’affects – que le bébé va, peu à peu, différencier ses propres affects, ses propres émotions et ses propres sentiments.
Conclusion
Alors qu’en est-il du concept d’éducation des sentiments ? J’espère avoir montré que les sentiments ne s’apprennent pas, qu’il n’y pas d’éducation des sentiments qui soit véritablement pensable. Les affects et les émotions
se co-construisent, me semble-t-il, au sein de la dyade et c’est le partage d’affects qui va permettre au bébé d’instaurer sa vie affective et émotionnelle personnelle. La question des émotions s’avère donc, aujourd’hui, indissociable du jeu interactif et elle repose en des termes nouveaux l’hypothèse de l’anobjectalité première. Y a-t-il ou non, pour le bébé, un objet qui existe d’emblée ? C’est peut-être R. Roussillon qui nous indique le mieux une troisième voie en proposant l’idée qu’il y a sans doute un autre précoce, mais qui ne peut exister comme tel qu’en se constituant comme un double, comme un autre-miroir et empathique de soi, d’où, on le voit, la place prépondérante accordée ici aux affects et aux émotions, mais sur le fond d’un travail d’historicisation commun à l’adulte et à l’enfant.
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RESUME
Entre mère et bébé : éduquer les sentiments ou co-construire les affects ?
Après une rapide définition des notions d’affects et d’émotions, l’auteur résume l’histoire des idées et des connaissances en la matière et analyse leur émergence chez le bébé. Il conclut que la rencontre entre adulte et bébé ne peut être une éducation des sentiments et qu’elle ne fonctionne que si elle est un véritable espace de récit partagé.
Mots-clés :
Affect, émotion, mére-bébé, bébé, Freud, Bion, co-construction, récit.
ABSTRACT
Between mother and infant : educating emotions or co-constructing affect ?
After a brief definition of the notions of affect and emotion, the author resumes the history of ideas and knowledge concerning these notions and analyses their apparition in infants. He concludes that the encounter between adult and infant cannot be an education of emotions and that it will only function if it is a space of shared narrative.
Key words :
Affect, emotion, mother-infant, infant, Freud, Bion, co-construction, narrative.
RESUMEN
Entre mamá y bebé : ¿ educar los sentimientos o construirlos juntos ?
Luego de una rápida definición de las nociones de afectos y de emociones, el autor resume la historia de las ideas y de los conocimientos en esta materia y analiza su emergencia en el bebé. Concluye en que el encuentro entre al adulto y el bebé no puede ser una educación de los sentimientos y que solo funciona cuando puede ser un verdadero espacio de relato compartido.
Palabras claves :
Afecto, emoción, mamá-bebé, bebé, Freud, Bion, construirJuntos, relato.