Bernard HOURS : L’anthropologie de la santé publique et des systèmes de soins

In : Journal des anthropologues, n° 60, 1995

On se propose dans cet article de délimiter le champ de l’anthropologie de la santé publique et des systèmes de soins, ainsi que les problématiques majeures qui y trouvent leur place. On ne dressera ici qu’un bilan global sans prétention exhaustive, en essayant d’identifier des tendances, de les illustrer, tout en soulignant leurs dimensions anthropologiques, autant que les risques de dilution liés, parmi d’autres causes, aux demandes adressées aux anthropologues. Certaines de ces démarches peuvent provoquer de légitimes inquiétudes qu’il convient néanmoins de tempérer, car une totale absence d’interpellations externes signalerait une discipline exposée à la sclérose, ou au traitement solitaire d’objets anthropologiques en forme de soliloques corporatistes.

Depuis vingt ans, les terrains traditionnels de l’ethnologie ont connu des changements multiples. Les migrations vers les villes et les métropoles des pays industriels ont fait éclater nombre de cadres antérieurs ou en ont modifié le contenu. Au moment où la modernité est qualifiée de « post modernité » voire de « sur modernité », la tradition est devenue un concept idéologique au même titre que la modernité. Modernité et tradition se produisent réciproquement. Les migrations vers les villes et les métropoles industrielles, les programmes de santé mis en oeuvre dans les pays « en développement » sous la pression des organisations internationales et des ONG, ont provoqué de la part des opérateurs une prise de conscience des difficultés liées à la mise en oeuvre de modèles sanitaires plus ou moins adéquats et applicables. Les modèles de santé publique élaborés s’appliquent avec difficulté tant dans les pays en voie de développement qu’en Europe. Les malades s’impatientent et protestent fréquemment contre le traitement et la prise en charge dont ils sont l’objet.

Au delà des structures mises en place pour gérer la santé des populations, les systèmes de santé se présentent comme des systèmes sociaux totaux dont les institutions ne représentent que la partie émergée, enveloppe d’affrontements et de tensions. Les conduites des malades et des professionnels, leurs représentations, les relations sociales multiples, à travers lesquelles fonctionne le système remplissent et dépassent le cadre des institutions de santé, les font vivre et les subvertissent en même temps. Elles sont le lieu de dynamiques et de structurations particulières qui toutes renvoient finalement à la nature problématique de la prise en charge de la maladie par le thérapeute et par la société. Dans les années 1970, le développement de l’anthropologie de la maladie, en particulier les travaux de M. Augé et A. Zempleni, ont permis d’analyser les logiques culturelles, symboliques et sociales à l’oeuvre dans les représentations de la maladie, à partir des étiologies locales et des pratiques des thérapeutes. L’articulation des fonctions thérapeutiques et politiques montre que la gestion du malheur est une nécessité pour l’ordre social dans toutes les sociétés.

Ces acquis importants, illustrent, entre autres, la continuité ou la similitude entre les logiques sociales et symboliques observées dans des sociétés très distantes. Du tradipraticien villageois, à l’hôpital urbain, africain ou européen des questions analogues se formulent, auxquelles répondent des savoirs différents sans être nécessairement étrangers. Toutes ces pratiques, ces institutions de prise en charge de la maladie et des malades par la société locale ou nationale renvoient à des alternatives thérapeutiques. L’examen des itinéraires thérapeutiques fera l’objet d’une première partie qui permet d’articuler anthropologie de la maladie et système de santé. Dans une seconde partie on abordera les stratégies thérapeutiques des différents acteurs du système de santé, avant d’évoquer les logiques sociales qui s’observent dans les institutions de santé et qui permettent de construire la santé publique comme un objet anthropologique.

Les itinéraires thérapeutiques

Porteur des représentations de la maladie dans sa société, un malade n’ignore ni que les offres de soins sont multiples, ni que sa maladie présumée est justiciable de tel ou tel type de traitement. Les connaissances locales ne sont pas son seul bagage. Même villageois rural, il a vu des publicités médicales, écouté des messages à la radio, visité un dispensaire ou un hôpital. Découvrir le « pluralisme médical », c’est prêter aux malades une naïveté qui est surtout celle de l’ethnocentrisme médical ordinaire, ou passé.

L’étude des itinéraires thérapeutiques constitue donc la base des matériaux recueillis, sur lesquels peuvent se greffer les problématiques choisies Elle révèle qu’un certain nombre, limité, de pathologies sont d’abord présentées aux tradipraticiens, et qu’à l’inverse beaucoup de maladies, dont la plupart des maladies infectieuses, font l’objet d’une visite au dispensaire ou à l’hôpital. Autre constatation fréquente, en l’absence de guérison rapide, les recours alternés entre divers thérapeutes ou institutions sont pratiqués par de nombreux patients, de la même façon que plusieurs billets de loterie donnent plus de chances de gagner le gros lot.

Le coût des dépenses engagées est souvent présenté comme un facteur décisif de choix, au nom d’une certaine rationalité économique. Le coût économique d’un épisode pathologique semble plutôt mesuré après la maladie pour laquelle on a pu s’endetter, ou vendre un bien. Il est pris en compte à la pharmacie lorsqu’il faut amputer l’ordonnance pour cause d’insuffisance d’argent. Contrairement à beaucoup de présomptions, le recours aux tradipraticiens n’est pas gratuit. Il devient très coûteux en ville pour les maladies « jetées » (sorcellerie). Ce coût est rarement envisagé avant le choix d’un recours qui est justifié en termes subjectifs de facilité, de prestige, de confiance, de relations familiales. La proximité du recours ne semble pas un facteur décisif, contrairement aux expectatives des planificateurs, sauf dans le domaine préventif qui ne fait plus référence à un choix lié à l’occurrence de la maladie, mais à une habitude prise ou à l’attente d’un don sous forme de comprimes ou de vaccins.

Considérer les itinéraires thérapeutiques des malades, c’est réintroduire la liberté des individus là où les responsables d’organisations n’ont tendance à voir qu’irrationalité ou pire conduites « superstitieuses », ces qualificatifs étant parfois formulés par les médecins nationaux (africains par exemple), formés, pour trop d’entre eux, dans le mimétisme de leurs maîtres européens, ou la caricature de ceux ci. On tombe facilement dans l’anecdote à évoquer les choix des malades et de leurs familles, si l’on ne parvient pas, ce qui n’est pas toujours aisé, à identifier les cohérences et la logique intime de ces conduites. Dans certaines sociétés, le caractère ostentatoire de la dépense médicale (l’ordonnance) prend une place énorme. Différentes générations se positionnent différemment, particulièrement en ville. Les tendances évoquées ne se présentent pas comme des invariants culturels. Elles résultent d’observations menées au Cameroun, au Bangladesh, au Laos, ou de la littérature sur les itinéraires thérapeutiques qui se prêtent mal à l’énoncé de règles, au grand dam des spécialistes en santé publique, mais à propos desquels les anthropologues doivent tenter d’aller au delà de chroniques ponctuelles, perçues comme anecdotiques. L’examen de ces itinéraires thérapeutiques se présente comme une pièce essentielle dans la mesure où il permet d’articuler l’interprétation des malades, l’interprétation ou le diagnostic des différents types de thérapeutes, et l’existence d’une offre de soins instituée, puisqu’un tradipraticien et sa plaque en tôle sont aussi institués que le médecin de l’hôpital derrière son bureau. L’image plus ou moins acceptable que renverront aux malades ces divers « thérapeutes institutions », la facilité avec laquelle il pourra lui donner un sens positif, provoqueront l’acte suivant du malade.

Les matériaux recueillis sur les itinéraires thérapeutiques déconcertent fréquemment les médecins, dans la mesure où leur analyse ne permet pas facilement de transformer en stratégie les informations reçues. Ce type d’enquête constitue pourtant une étape obligée si l’on considère qu’un système de santé est aussi, et peut être d’abord, un ensemble de pratiques, de références, d’interprétations et de représentations de la maladie, mais aussi du recours en tant que choix et options déterminés par des représentations sociales, culturelles, politiques.

Stratégies thérapeutiques et maîtrise des systèmes de santé

L’objectif unique des malades est l’obtention de la guérison, c’est à dire la fin de la maladie. C’est une expectative radicale qui consiste à connaître, à supprimer ou à circonscrire les causes de la maladie. Si cette préoccupation est bien partagée par les tradipraticiens ou certains généralistes à l’écoute de leurs clients, elle n’est pas nécessairement l’objectif des institutions étatiques ou privées de soins qui visent plutôt à supprimer les symptômes, c’est à dire à rétablir le « silence des organes », assimilé à l’état d’équilibre par lequel se définirait la santé. Dans les pays en voie de développement, les institutions de la santé publique mises en oeuvre par l’Etat mesurent leurs résultats à la couverture préventive ou à la fréquentation. La satisfaction du malade, ou sa perception de la guérison, ne sont guère prises en compte dans la mesure où la fonction sociale prime sur les résultats intrinsèques. Les statistiques de fréquentation, le nombre d’examens ou de consultations établissent les performances quantitatives.

De telles divergences illustrent le fossé qui sépare l’offre et la demande de soins. Cette demande, si difficile à interpréter et à planifier est largement écartée au profit d’une offre qui se considère légitime et fondée par sa seule existence. C’est ainsi que sont réunis tous les ingrédients de la santé publique : personnels, matériels, médicaments en un plateau où les patients sont attendus comme de simples consommateurs, disciplinés. L’anthropologue a pour tâche de réintroduire la réalité des rapports sociaux dans un tel contexte, si abstrait, qu’aucun patient réel ne se conduit selon les prévisions. A force de décrire et d’analyser les positionnements et les choix des malades ou les causes des frustrations des professionnels, variables selon leurs catégories, il peut, en principe, contribuer à améliorer la satisfaction des acteurs en situant les enjeux respectifs qui, pour l’anthropologie, sont sociaux.

La stratégie des institutions est fondamentalement de recevoir des patients dont les pratiques seraient conformes aux modèles construits en santé publique. Ces modèles consistent à planifier des comportements de groupes cibles, pas ou peu concernés par les discours qui leurs sont tenus. Le système de santé devient alors une boite qui produit tout autre chose que les résultats escomptés. Face à une telle situation, les anthropologues sont interrogés pour dire pourquoi les malades ne se conforment pas aux modèles. On leur demande aussi de faciliter la compréhension de ces modèles afin qu’ils soient adaptés aux malades. Parfois, mais plus rarement, ils sont sollicites pour participer à la formulation et à la mise en oeuvre des programmes de développement de la santé ou de gestion hospitalière. i

La vogue des enquêtes rapides ou des enquêtes CAP (Connaissances, Attitudes, Pratiques), en particulier dans les pays anglo saxons les plus béhaviouristes, exprime cet usage utilitaire de l’anthropologie dans le cadre d’un remplissage de cases préétablies et jamais remises en question. Cette tentative de management social rassure les organisations, même si les résultats de ces enquêtes n’accouchent, trop souvent, que de banalités, souvent structurées par des postulats technocratiques ou des « rationalités » imaginaires prêtées aux acteurs imaginés. L’anthropologue doit faire preuve de beaucoup d’opiniâtreté pour faire entendre l’idée que les acteurs sociaux ne sont pas des poupées mécaniques, mais qu’ils se déterminent par rapport à des contraintes, à des représentations logiques, qu’il vaut mieux connaître avant de procéder à des excommunications pour cause d’irrationalité. C’est au niveau des professionnels de base, en contact avec la population, que ces raisonnements caricaturaux sont le plus limités. A l’inverse, c’est chez les médecins du haut des organigrammes, et particulièrement ceux qui travaillent sur les maladies dites tropicales qu’ils sont les plus répandus. Avec un certain nombre d’épidémiologistes, leur satisfaction de soi, rend quelques uns d’entre eux définitivement inaptes à entendre d’autres qu’eux mêmes. Il n’y a pas d’altérité au royaume des mandarins, et serrer en public la main d’un tradipraticien n’est qu’un rite politique de circonstance, une sorte de tournée électorale pour les professionnels de l’autosatisfaction. Les succès limités rencontrés par les politiques menées depuis plusieurs décennies, en particulier en Afrique, devraient pourtant inciter à une certaine modestie, plutôt qu’à la surenchère démagogique ou au verbiage communautaire. Si aujourd’hui, plus qu’il y a vingt ans, un nombre croissant de professionnels pensent qu’aucun progrès ne sera réalisé durablement sans une meilleure prise en compte des contraintes et des organisations sociales, culturelles, économiques en place, il reste beaucoup de chemin à parcourir encore avant que les logiques sociales dans les institutions de santé soient considérées autrement que comme un facteur annexe.

Les logiques sociales dans les institutions de santé

L’enquête ethnologique avec ses méthodes et ses règles, dont l’unité de lieu, permet de construire des objets anthropologiques pertinents. Ne pas privilégier la méthode expose à la construction d’objets évanescents ou « à la mode », la mode se présentant comme une « para anthropologie », au même titre que les cosmétiques sont de la « parapharmacie ». La connaissance des représentations croisées des professionnels (largement les infirmiers puisqu’il est quasiment impossible d’aborder un médecin dans des conditions satisfaisantes en anthropologie) et celles des malades et de leur entourage, montre que leurs rapports et leurs relations sociales renvoient à une anthropologie largement politique. Dans les institutions sanitaires, s’observe et se dévoile une médiation politique de l’Etat et de la société globale comme entité politique légitimant des normes. La proximité de la maladie et du mal, la perte de socialisation liée aux maladies graves, constituent l’hôpital en zone dangereuse pour l’Etat comme pour les citoyens. Lieu de dissolution du lien social ou d’altération de ce lien, les institutions thérapeutiques révèlent des logiques sociales majeures, tant par leur fonctionnement que par leur dysfonctionnement. Les groupes sociaux, ethniques, les classes, se télescopent dans les hôpitaux et tentent d’y défendre leur statut dans la société. A cet égard, l’absence de reconnaissance sociale constitue la principale plainte des malades hospitalisés, et la violence qui règne dans les hôpitaux publics s’adresse à l’Etat, dans tous les pays où ce type d’enquête a été réalisé, en Europe comme dans les pays en voie de développement.

Partagée entre sa vocation à construire de nouveaux objets et le risque permanent de servir d’alibi institutionnel qualitatif, l’anthropologie des systèmes de santé, tout comme le discours anthropologique sur la santé publique sont exposés à de multiples dérapages. Servir d’alibi, ce n’est pas seulement se prêter à des enquêtes rapides ou répondre à des questions ethnocentriques ou sans pertinence, c’est aussi, peut être, produire un discours complaisant résultant de positionnements sociaux où l’anthropologue sert parfois de faire valoir au médecin, ce dernier rassurant l’anthropologue sur son statut et sa dignité sociale. De tels jeux et enjeux sociaux de la recherche méritent, comme nous y invite Bourdieu, une investigation scientifique critique. La vogue des données qualitatives se présente comme un gadget actuel, aussi bien pour le marketing d’une lessive que d’un programme de santé. Le « marketing social des préservatifs » dans la lutte contre le sida constitue un exemple où se retrouvent aussi bien des enquêtes rapides destinées à réaliser un saupoudrage qualitatif, que des recherches rigoureuses construisant de nouveaux objets ou interprétant en détail les conduites des malades ou des populations à risques (cf. la thèse intéressante de F. Deniaud : Capotes anglaises, « chaussettes » africaines : une monographie de la prévention du sida. Recherches en « ethno prévention » sur la sexualité et actions de prévention par des jeunes abidjanais).

Il appartient aux anthropologues de montrer et de prouver que leurs objets sont socialement pertinents plutôt que de se lamenter sur la nature inadéquate des demandes sociales. L’anthropologie des systèmes de santé se produit dans des contextes pluridisciplinaires gérables, dès lors que l’anthropologue est apte à vivre sans ostracisme son épistémologie et son identité, sans sombrer dans la persécution, les clins d’oeil ou la confusion de rôles et de fonctions. Pour une discipline qui se définit par l’affrontement de l’altérité et l’analyse de la fabrication complexe des identités, il convient de gérer sans faux fuyants sa propre identité, qui ne se résume pas à la critique de celle des autres.

Aller au contenu principal