Je voudrais montrer combien la Cité, la loi et l’espace public façonnent l’infrastructure de la société et non sa superstructure, et ne sauraient être confondues, comme le fait Habermas avec la domination de la bourgeoisie1 Pour le dire, je reviendrai sur mes pas, à travers le centre de Beyrouth détruit et reconstruit, dont j’ai suivi la renaissance d’année en année, depuis treize ans. J’observerai le vide urbain du centre, ses formes vécues, perçues, mais aussi sa conception, ce dont il fut porteur, tour à tour, et ce dont il est l’annonce aujourd’hui.
En novembre 1990, dans les ruines de la rue de Damas où je me rendais pour la première fois, j’ai saisi combien l’espace public établissait une société et combien sa destruction signait la perte de celle-ci. Mais ne s’agissait-il pas d’une représentation fragile souvent inconsciente, comme si la nécessité de cet espace commun allait de soi, et ne s’imposait qu’avec sa disparition ? Alors que les rues et les avenues se défaisaient de leurs barrages, grande était l’émotion de ceux qui me disaient « Ici, il y a deux ans, sept ans, voire neuf ans sinon plus de dix ans que nous ne sommes pas venus ! » La ville retrouvait l’usage d’elle-même et de la circulation.
Par contraste, au milieu des traces de guerre, le génie de l’espace public imposait sa force. En particulier, le vide qui parfois pouvait paraître anonyme et froid, ou trop bruyant, de toute manière sans valeur, montrait ici qu’il était le gardien secret de la liberté de tous et de chacun. D’ailleurs, nombreux furent ceux qui témoignèrent de leur plaisir enfin retrouvé d’aller et venir, au bonheur des trafics. A la limite du heurt, dans le flux enfin ininterrompu, chacun, à chaque instant, recommençait la recherche de son droit et du droit de l’autre. En plein tohu-bohu, ce fut le grand retour de la régularité !
Au gré des espaces publics qui reprenaient vie, il fut possible d’observer la reconstitution d’une unité primaire : pas d’événements spectaculaires, seulement l’ordre d’une circulation quotidienne, non plus l’ordre violent de la puissance du militaire mais l’ordre faible des va-et-vient du plus grand nombre. Déjà, durant les événements, quand après plusieurs semaines de tirs venait une accalmie, qu’il n’y avait plus ni alarme ni mauvaise nouvelle, comme pour annoncer le retour de la paix, chacun allait téléphoner pour dire : « La circulation a repris ». Simple message qui pointait la liberté retrouvée. La rue enfin libre, la ligne de démarcation ouverte faisaient renaître l’espoir. On cessait de se recroqueviller chez soi pour retrouver enfin ce qui n’était à personne. Je me souviens, par exemple, que dans le centre détruit il fut décidé de refaire tout d’abord les trottoirs, comme pour affirmer l’usage le plus modeste et l’extrême intérêt de la civilité ordinaire. Ces faits conduisent à reconnaître la puissance invisible qui reprit corps, là précisément où l’espace public reprenait vie.
Pendant les événements, l’espace commun s’était spécialisé dans la survie et par contrecoup dans l’exclusion, une solidarité forte s’était affirmée, ici et là, localement, tout en s’enfermant sur elle-même. Un lien social fort, de proximité, se substituait au lien civil. Avec la paix et le retour des espaces publics, une solidarité faible l’emporta ; des rapports superficiels et fluides se substituèrent aux rapports de proximité. Le lien civil anonyme, maintenance discrète de la loi commune, fit retour, écartant les passions et la violence au risque de refroidir les rapports sociaux.
Aujourd’hui, le spectacle, l’éphémère de l’instant, le libre passage, la légèreté tissent sous les apparences d’une cohésion impersonnelle un ordre indispensable, mais cette régularité peut paraître mécanique, banale. Pourtant, chacun, implicitement, reçoit de l’autre sa liberté d’aller et venir, et la lui rend. Un échange de civilités minuscules et symboliques recompose quotidiennement le caractère public de l’espace commun. Nul ne doit plus s’emparer des lieux communs. Même le non-lieu, le passage le plus ordinaire, est réhabité et marqué par la loi commune, assurant ainsi, à nouveau, le passage invisible du privé au public.
L’oubli de la dispute civile prête un caractère quasi naturel à l’espace public. On se met à croire que cette réalité va de soi, nul ne s’étonne plus devant la régularité et l’équilibre, le conflit semble éradiqué, la quiétude l’emporte, au point que la critique de l’anonymat, des apparences trop froides et impersonnelles, ou encore la critique de l’économie et de la spéculation immobilière l’emportent. L’ordre semble trop superficiel, simple apparence, illusion. Un nouveau mal-être se diffuse. On voudrait changer ce qui est pris pour un déficit de société, mieux satisfaire telle ou telle communauté, permettre plus d’appropriation sans voir le risque de régression qui met en cause le caractère public. Dans la ville en guerre, le retour de la paix civile avait signifié la levée des barrages, la rue de Damas n’était plus une ligne de démarcation mais l’axe d’une nouvelle mitoyenneté, d’une coexistence.
Mais, paradoxalement, dans la ville en paix, l’oubli de ce temps passé et la recherche d’identité conduisent à ignorer l’ordre invisible : le double de la loi imprimé dans l’espace public. Pire encore, on ne veut plus apercevoir ici que la main d’un pouvoir qu’on aimerait écarter, voire renverser : induite par l’espace public, l’aspiration à l’égalité n’alimente-t-elle pas des revendications qui lui sont contraires ? Hier, expression d’une liberté retrouvée, joie de l’espace ouvert, la circulation s’est privatisée au gré du chacun pour soi et des voitures qui s’approprient la rue, y compris les trottoirs aux risques et périls du piéton ! Ne faudrait-il pas mieux comprendre les règles et les désordres qui se glissent dans les pratiques ordinaires des fréquentations urbaines ? Mieux comprendre la conversion aléatoire de l’ordre privé, voire purement individualiste en ordre commun propre à chaque espace public ?
L’espace public, une architecture du vide et du lien social
La place publique, l’esplanade ou la rue ne sont-elles pas toujours des mises en scène de la société locale ? La présence symbolique, plus ou moins forte, du pouvoir rencontre ici la puissance sociale, c’est-à-dire la manifestation collective du plus grand nombre. Chacun admet de taire ses griefs, de ne pas exprimer sa colère, de retenir sa violence, de contrôler la variété des différends qui l’opposent à l’autre. Suivant la nature des places et des lieux, les marques du pouvoir et/ou du religieux sont plus ou moins fortes, tandis que, simultanément, se composent des rencontres collectives qui donnent figure à la société. Dans ses manifestations ordinaires, l’urbanité intègre la loi et s’affirme autonome. Placée sous le signe du politique et du religieux, la place de l’Etoile est devenue l’espace de rencontre de la jeune société libanaise qui s’y mélange chaque soir sous les arcades. L’attraction du site, sa fréquentation renouvelée manifestent le sentiment d’un bien commun qui se reconstitue de soir en soir. Momentanément, le site public s’impose, tire son sens de ceux qui le traversent, il se pose comme un vide central qui enveloppe sans enfermer ni dominer ; il instille une représentation, un symbole que partagent les usagers. D’où l’intérêt qu’il faut accorder à l’architecture comme matrice et symbole de l’urbanité, l’espace prend corps, là s’affirme une unité.
Suivant les lieux, les heures du jour et les saisons, la mise en scène varie et s’adapte à la diversité sociale, une même civilité se manifeste à travers tous les milieux. Les figures les plus diverses de l’être ensemble trouvent là leurs représentations. Ainsi, la pratique de l’espace public, et non son appropriation, favorise l’acquisition d’un savoir politique ordinaire indispensable à la paix civile. Elle confronte les styles, les origines, les modes de vie, en sorte que chaque place comme chaque rue fédère une mosaïque identitaire. Rythmes, habitudes, valeurs, représentations religieuses, coutumes confèrent à chaque site public une manifestation de la civilité. Ruelles, rues, avenues, boulevards mais aussi squares, allées-jardins, parcs, marchés publics, souks ou encore monuments, façades, trottoirs sont les supports de l’être collectif. Et leur destruction, ou tout simplement leur abandon renvoie à la mort ou au déclin de la collectivité.
Finalement, l’espace public transforme le multiple en unité, au milieu de l’hétérogénéité la plus grande il fait apparaître une cohésion, il contient en lui l’ordre de la loi. La constitution du commun est inscrite là comme une histoire gravée sur le sol et les murs. Les trois temporalités décrites par Braudel comme superposées y sont à l’uvre simultanément. L’histoire quotidienne s’y déroule avec ses événements, ses accidents, voire ses émotions dans le chatoiement de l’instant. Cette temporalité des circonstances et du passage se glisse dans une temporalité cyclique qui rythme l’usage des lieux suivant le jour et la nuit, les saisons, mais aussi le déploiement de la mode, des rumeurs, de l’économie. Par exemple, comme écho des jeux de pouvoir et des menaces lointaines, il y a toujours à Beyrouth une rumeur qui se forme ou qui s’éloigne avant qu’une autre ne revienne, pour quelques semaines ou quelques mois. Enfin, l’espace public est traversé par le temps long.
A la fin du XXème siècle, la ville s’est répandue le long du littoral et dans les vallées de la montagne, des bourgs sont devenus des villettes, d’autres sont délaissés. Des centres nouveaux liés les uns aux autres, de nouvelles circulations, et finalement un réseau urbain littoral donne forme à une ville-pays2 qui établit ses quartiers dans les villages ; l’espace public a changé d’échelle, étendu au territoire urbain il dessine une métropole polycentrique qui intègre les localités et se mondialise, au risque de nouveaux troubles identitaires3. Par réaction à la globalisation, les identités communautaires sont réinvesties et affirmées. Pour autant, la ville-pays et ses mobilités quotidiennes multiplient les intrications entre tous et chacun.
Mais les images mentales des anciens centres sont toujours là et l’étendue du nouveau monde urbain n’a pas encore trouvé son identification. Cette défaillance n’est pas sans danger, d’autant que le même déphasage s’observe aussi au niveau local.
L’espace public, à l’image de la société, se modifie en profondeur sous l’effet des crises. Il porte traces des villes qui se succèdent, donnant à chaque fois naissance à une nouvelle architecture du vide. Et, paradoxalement, le nom des lieux n’affirme-t-il pas une permanence qui ne cesse, comme réalité, d’être nouvelle ? Par exemple la place des Martyrs (encore appelée Burj ou place des Canons), toujours là dans la géographie mentale de la ville, a fait place à une large esplanade ouverte sur la mer, mais pour autant l’ancienne identification subsiste et masque la reconnaissance de l’esplanade, comme si nous étions là face à un décalage, voire à un retard entre l’urbanité de l’âge d’or (avant les événements) et celle d’aujourd’hui qui implique les jeunes générations.
D’autres fonctionnements sont possibles ; les représentations peuvent se renouveler et porter en elles le futur. Par exemple, la corniche d’Al Manara (le phare) fait mémoire des identifications successives qui lui donnent sa puissance. Tout d’abord uniquement tourné vers la mer et la protection de la voie maritime, le phare est devenu le repère de la ville dans sa conquête de la côte. L’aménagement d’une promenade en belvédère, face aux grands hôtels, fit apparaître l’espace public de la corniche comme rendez-vous de la ville, et démonstration de son urbanité cosmopolite. Epargnée par la guerre civile, fréquentée par le plus grand nombre, toutes confessions confondues, cette promenade en front de mer symbolise les beaux jours, l’ouverture sur l’horizon, le bonheur de la paix civile. Al Manara, espace de nostalgie, est aussi l’espace de l’avenir, il porte en lui les images d’avant-guerre et celles de la modernité, des modes de vie traditionnels et mondialisés s’y côtoient.
L’espace public et les lieux qui le composent alimentent une interprétation où chacun trouve ses repères, entre en société, se situe dans l’espace et dans le temps.
L’espace public comme patrimoine commun
Comme lieu de mémoire, l’espace public est le patrimoine de l’histoire collective ; toujours à redécouvrir comme assemblage complexe d’une mosaïque inachevée qui, suivant les points de vue, se construit de plusieurs façons. Les lieux ne sont pas des musées, ordonnés selon des collections d’objets, témoins incontournables et étiquetés ; au contraire, ils vivent de l’oubli, ne cessent pas de se renouveler et de se recomposer en intégrant telles ou telles traces du passé et tel ou tel signe du futur, ils sont porteurs de rumeurs et de mythes sur les origines, parfois radicalement opposés. En fait, l’assemblage de l’unité se fait dans le présent de la ville et non dans son passé. Dans Beyrouth-centre, la neuve, la ville a déjà changé par trois fois depuis les années 70. Durant les événements, la ville ottomane et celle du mandat français se sont écroulées sous les obus. De belles façades gardent, ici et là, l’éclat de l’avant-guerre. Tandis que, rue de Damas, quelques noms de lieux font mémoire du temps de la frontière et des points de passage entre l’est et l’ouest. En plein cur du centre-ville, transformée en esplanade, l’ancienne place des Martyrs met en scène ces trois villes plus une quatrième exhumée des profondeurs ; cette dernière étant elle-même une superposition de sites urbains, soit cinq mille ans de villes enfouies : successivement cananéenne, phénicienne du temps de Beryte, romaine avec son école de droit (l’une des trois plus grandes de la Méditerranée), byzantine, arabo-musulmane, ottomane. Soudainement, le déblaiement des ruines fit apparaître un marché des origines, celles des noms plus ou moins communs, tout une accumulation d’hommes et de civilisations. Une mosaïque de cultures, de religions et d’identités que la ville rapprochait, apparentait et confrontait, de séisme en séisme, en se relevant de ses ruines. Dans le sous-sol, on cherche encore les traces de l’école de droit chantée au IVe siècle par le poète grec Nonnos de Pannopolis et dont les paroles nous atteignent en plein cur de l’actualité : « La discorde qui défait les états ne cessera de compromettre la paix que lorsque Beryte (Beyrouth), garante de l’ordre, sera juge de la terre et des mers, lorsqu’elle fortifiera les villes du rempart de ses lois, enfin, elle assumera la direction exclusive de toutes les cités du monde ». Ce temps exaltant de la Cité n’est pas disparu, au cur du Moyen-Orient Beyrouth ne demeure-t-elle pas un havre du droit ? La ville ne s’illustre-t-elle pas dans le renouveau de ses espaces publics centraux qui entraînent, semble-t-il aujourd’hui, l’adhésion de la jeunesse4
Encore en vente, des cartes postales rappellent les derniers souvenirs des années 70, quand le long des palmiers la cohorte des taxis de service faisait le tour de la place des Martyrs, alors que l’Automatique (un grand magasin) et l’Orient (un cinéma) regorgeaient de monde. Au centre de la place rectangulaire, une statue de bronze commémorait les opposants au régime ottoman qui y furent pendus en 1910, d’où le nom du lieu. Aujourd’hui, la place des Martyrs évoque plutôt les événements et toutes les victimes qui, alentour, ont payé de leur vie le tribut de la guerre civile. Le centre-ville d’autrefois et ses souks ont été rasés et poussés en mer, laissant apparaître un nouveau cap. C’est sur cet immense colline de gravats arasés par les bulldozers que Jean-Paul II est venu célébrer une messe en mai 1997. Plus de 500.000 personnes, de l’est et de l’ouest, toutes confessions confondues, s’étaient rendues en procession de la place des Martyrs à la mer. La foule empruntait cette immense perspective jusqu’alors inconnue de tous. Seules, les mosquées et les églises avaient résisté à la furie destructrice, les lieux des cultes musulmans et chrétiens se rencontraient vraiment pour la première fois au sein d’un même espace. Nul n’avait prévu ce grand ruissellement des gens à travers la ville en chantier. Perchés sur leurs chars, les militaires semblaient submergés, ils ne pouvaient pas voir la perspective nouvelle. Seuls ceux qui parvenaient jusqu’au cap voyaient, avec les yeux de la mer, la ville qui émergeait entre minarets et clochers. Le champ des décombres avancés en mer figurait le point de fuite, la mise en perspective et, dans cet instant, une convergence divine ! Face à la ville en procession, le Pape lançait sa grande exhortation pour la réconciliation et la paix, et tous découvraient pour la première fois la ville dernière-née.
Donc, histoire longue des origines de la ville qui intègre dans son ordre le cycle des guerres et l’événement. La ville renaît dans cet instant où le plus grand nombre se rassemble en un lieu qui, dès lors, symbolise l’unité invisible du multiple, de l’opposé et du contraire. L’origine se déplace dans le présent et l’actuel commun. Ce qui n’était qu’un fait divers, la communion du grand nombre, en fait une mémoire, un symbole. Cependant, le caractère exceptionnel de l’événement qui ajuste le passé au regard du présent ne doit pas occulter une expérience plus ordinaire et plus personnelle qui, à son tour, transforme les lieux communs en lieux de mémoire.
L’espace central des lieux de culte
Mais la mise en perspective évoquée n’est-elle pas bouchée par la vision nostalgique de l’espace disparu ? La place des Martyrs toujours évoquée pour désigner une esplanade plus large que les Champs-Elysées manifeste un déphasage entre la représentation et la réalité ou, davantage encore, un refus de celle-ci. L’espace en cause n’est-il pas trop vide, trop ouvert, abandonné aux circulations ? Nombreux sont les anciens qui regrettent le temps des souks et la reconstruction fonctionnelle, opposant la mémoire identitaire communautaire à l’espace « purifié ». L’enquête déjà citée auprès de 400 étudiants de l’USJ et de l’AUB de Beyrouth fait bien apparaître une fréquentation majoritaire du centre de préférence en soirée, quant à la satisfaction exprimée, elle est massive. Comment peut-on alors affirmer que les effets d’éclatement et de morcellement de cet espace se perpétuent ? Ne faudrait-il pas se demander comment l’espace central s’est trouvé mythifié pendant 15 ans comme le lieu de tous les désirs et de tous les dangers ? Toutes les passions se sont projetées là et la recomposition du centre à la faveur d’une grande opération immobilière, dont la rentabilité est encore incertaine, ne peut que provoquer chez les témoins de l’âge d’or une frustration douloureuse. Il n’empêche, les jeunes générations adoptent cette nouvelle centralité et pratiquent cet espace que d’aucuns jugent « purifié ». Qu’est-ce à dire, sinon que l’ampleur des vides et des circulations imposent à l’espace un urbanisme fonctionnel, en témoignent les voies rapides qui croisent l’esplanade et mettent le centre à moins de vingt minutes de l’aéroport, tandis que la gare routière le connecte sur l’ensemble du pays ! Mais il faut autre chose pour susciter l’adhésion, voire l’enthousiasme.
D’abord, une fréquentation nombreuse, jeune et renouvelée. Non la rencontre restreinte au groupe des frères, mais, la nuit venue, la rencontre de la foule ; ce n’est pas la recherche de la proximité qui l’emporte mais une participation grégaire et individualiste. Ici, on s’évade, on oublie, on s’ouvre à une urbanité centrale « on va au centre-ville comme on va en vacances », et l’agrégation au sein du plus grand nombre et de la diversité entraîne un sentiment partagé de paix, de sécurité, l’impression aussi d’une renaissance du Liban. Ensuite, il s’agit d’une pratique de l’espace, en particulier des rues piétonnes qu’il faut parcourir de long en large pour repérer qui s’y trouve avant d’aller s’installer à telle ou telle terrasse, de faire son choix. Ou encore l’achalandage des vitrines, la mode du prêt-à-porter, l’ouverture nocturne des magasins, la présence des grandes marques internationales, le caractère multifonctionnel, l’ambiance « down town » comme il est dit. Les styles, les langues parlées, la jeunesse, une signalétique de fête, un passage nomade qui individualise et laisse à chacun sa liberté, tous ces signes ouvrent sur de l’ailleurs ; quelque chose de branché, qui renvoie aux autres capitales, aussi bien Téhéran, Riad que Paris, New-York ou Moscou. Les rues Maarad, al Omari, Allenby mettent en perspective la modernité avec, comme point de fuite, le minaret luminescent de la mosquée Majidiyé sur la mer. Au centre de cet urbanisme réhabilité, triomphe des années 30, la place de l’Etoile et ses abords immédiats ouvrent sur un double espace religieux. La façade byzantine de la cathédrale Saint-Georges des grecs orthodoxes et, en retrait, la cathédrale Saint-Elie des grecs catholiques signalent l’espace chrétien, tandis que, au cur de la rue qui porte son nom, la grande mosquée Al Omari et, à ses côtés, la mosquée Emir Mansour Assaf ouvrent sur l’espace musulman. Dominant l’ensemble, presque accolés l’un à l’autre, se dressent le minaret de la mosquée Emir Monzer et le clocher de l’église Saint-Louis des Capucins avec, ici et là, entre-temps, les derniers cris de la mode, les terrasses des brasseries « omsiyat al Balad » (la nuit du centre), suivant l’enseigne d’un café, et partout le va-et-vient du monde. Ici, se côtoient les signes du divin, de l’unité et du multiple.
Chacun se laisse attirer par la valeur du lieu, sans pour autant identifier les raisons de l’attraction, simple sentiment d’une détente, d’une conversion de l’esprit, d’un instant de paix porté par les lumières, installé au centre du monde, là où l’espace vient à la rencontre de la ville-pays. Ici, comme au centre de toutes les capitales, l’architecture aménage le vide et se pose comme témoin d’une régularité qui donne corps à l’esprit public. Les édifices musulmans et chrétiens qui président le Balad s concentrent au centre de tous les pouvoirs, n’assurent-ils pas l’ici-bas d’une transcendance ? Tandis que les vitrines renvoient aux marchés du monde, aux trafics et aux réseaux, à la puissance de l’espace marchand, globalisé, nomade, enfin le parlement, discrètement, inscrit le « balad » dans le territoire de la nation.
Décors de carton-pâte pour un film sans prise sur les manières de voir communautaires ? Six mosquées et quatre églises s’impliquent dans des proximités visuelles et la ceinture des souks qui les séparait a disparu : les voici les unes et les autres exposées et associées dans un espace commun. Une représentation émergente s’impose. D’anciennes limites, voire des frontières deviennent des mitoyennetés. Un double espace religieux s’investit dans l’espace public et en devient l’acteur.
Le centre recomposé propose au plus grand nombre une nouvelle distribution de ses repères, notamment un croisement des identifications religieuses, visions inconscientes, sans cesse recommencées au gré des circulations et de la fréquentation des lieux. Implicitement, l’autre et son caractère sacré deviennent le signe d’une coexistence. La représentation inscrit une mémoire commune : celle du centre-ville comme haut lieu de la rencontre entre les communautés. Tout se joue dans la répétition et l’événementiel, le passage, une présence collective éphémère qui recommence chaque soir. Cette pratique paisible et heureuse n’organise-t-elle pas un nouvel âge d’or, une référence dans l’histoire, bref un retour de la Cité ?
Cependant, ces faits demeurent émergents, et restent peu ou pas interprétés, les générations de la relève sont renvoyées à leur adhésion communautaire sans voir que, peut-être, leur pratique nocturne est inverse à leur pratique résidentielle. Dans les représentations dominantes, la persistance de la place des Martyrs ou de la place de l’Etoile comme manifestation d’un urbanisme colonial déplace a priori le regard et occulte l’émergence d’une nouvelle citoyenneté. Le fonctionnement du centre reste coincé dans le passé sans qu’il soit vu comment celui-ci est devenu partie prenante de la mobilité qui s’est emparée d’une ville-pays étendue à tout le littoral. Car la circulation n’est pas d’abord communautaire mais collective et soumise à un même droit. L’urbanisme du centre n’a-t-il pas été conçu comme moteur d’un échange général ? Au milieu du mouvement, les édifices religieux interviennent pour convertir la temporalité du passage, servir de repère sans doute, mais aussi affirmer le sacré, la présence du divin, comme si le centre était en lien avec l’au-delà, le lieu d’un échange entre le visible et l’invisible, un arrêt au milieu de la mobilité. Mais, fixé sur un territoire perdu, le regard n’élabore pas les représentations qui servent l’édification contemporaine de la Cité. Loin des pratiques quotidiennes, le sentiment de perte d’un espace mythique laisse le présent sans identification et précipite le sentiment d’une anomie dont le remède ne peut être que communautaire. L’identification est alors gouvernée par le modèle du lieu traditionnel : le cercle, avec son centre, ses frontières, son ordre hiérarchique et sa permanence. Cette territorialité traditionnelle imaginaire induit une interprétation menaçante de la mobilité, perçue comme contraire à l’ordre. Alors que les centres se sont multipliés, que les réseaux imposent un type de territorialité ouverte, le maintien d’une vision circulaire, attachée à l’ancien centre dénonce les usages de l’espace public, met en évidence un mal-être et en procès la cité émergente.
La dette de vie et l’alliance
Dans les ruines de la ville, ce n’étaient pas les communautés qui avaient disparu, elles s’étaient au contraire renforcées : c’était la Cité. Ce n’était pas le lien social qui était brisé, mais le lien civil. Durant quinze ans, la bataille avait sans cesse repris autour de l’ancien centre-ville, en particulier autour de la place des « Martyrs » que les miliciens se disputèrent tour à tour. Le plein des ruines prit la place du vide, la vengeance se substitua à la circulation symbolique de la dette entre tous et chacun. Des identités exclusives les unes des autres s’affrontaient et se voyaient à leur tour divisées par la colère. L’autre comme tel était devenu insupportable. Il n’y avait plus que des relations de proximité, et une religion du même. De plus en plus sur le qui-vive, la société se cachait. Mais, pour douloureuse qu’elle fût, l’épreuve de la guerre civile permit de dégager les fondations territoriales et relationnelles de la Cité
Ce n’est pas d’abord la solidarité, l’amour d’une communauté, ni l’ordre policier ou militaire, ni davantage l’économie qui instituèrent la présence de la Cité au milieu de la ville, mais le sentiment d’un vide intouchable, d’un patrimoine invisible. C’est ce qui fut brisé par la guerre civile. Les barricades et les barrages qui divisent alors la ville font apparaître des territoires absolus, des frontières interdites, des murs infranchissables, sous peine de mort. Fin de l’espace public.
Alors, finalement, la production du lien civil et sa projection sur l’espace public ne relèvent-elles pas de ce que Marcel Mauss appelle l’économie du don5 ? Tant la territorialité de l’être collectif ne se déduit pas tout d’abord de la logique du contrat ou du marché, mais d’une obligation « donner, recevoir, rendre » à la base de la société première6. Les modalités de cette relation par laquelle circule la dette de chacun envers tous, voire la dette de vie, conduisent à s’acquitter de ses devoirs tout en obtenant reconnaissance de ses droits, mais surtout impliquent une inscription dans l’histoire, ici dans le présent-futur de la Cité, d’où l’extrême importance qu’il faut accorder à l’identification des espaces publics et du territoire. On l’a vu précédemment, l’anomie toujours à l’uvre renvoie à des représentations déphasées. Par contre, l’amour des lieux publics porte en lui l’amour de la cité, et implique une approche positive. Le territoire et les espaces publics qui le composent doivent être détachés de leurs figures géographiques et matériels pour être redécouverts comme constitutifs d’un espace symbolique, c’est-à-dire pour suivre ici Marcel Mauss et Alain Caillé, comme espace d’alliance. Ce territoire du vide se pose comme signifiant d’un manque (l’unité du multiple). L’espace public témoigne d’une absence7 et d’un désir de l’être collectif qui permettent la généralisation du don.
Avant d’être définis par leurs frontières, le territoire et les espaces publics qui l’agencent organisent un espace qui se glisse entr communautés et société, voire encore s’impose comme un vide intermédiaire entre lien civil et lien social. Ce lieu agonal, où la dispute demeure régulée, dépourvu d’ennemi, s’affirme comme celui d’un pacte : espace de réciprocité qui se constitue autour d’un même souverain. Au cur de l’identité politique, le territoire et sa mosaïque de lieux publics ne se présentent pas comme une géographie mais comme un lien historique, simultanément projection du politique, présence de la loi et matrice de l’alliance.
Le territoire, somme des espaces publics, ouvert et fermé car délimité par des frontières n’est-il pas le lieu où s’élaborent les figures d’un peuple ? C’est-à-dire les signes de ce qui perdure au-delà de toute séparation et demeure en lien, au-delà des vivants, non seulement avec les morts mais aussi avec ceux qui sont à naître ? Le territoire n’est-il pas le gardien du sang versé et, comme tel, le signifiant archaïque de la vitalité et de la fécondité ? En somme, ce territoire hors sol de la Cité, socle de l’identité politique, est le lieu de tous les lieux de mémoire, le porteur de l’histoire commune, celui qu’il faut reconnaître pour entrer dans l’alliance, être reconnu, pouvoir recevoir, rendre et donner. Symbole du territoire, la marqueterie des lieux publics donne figure à l’identité politique et confère au groupement de la population son caractère. Sans cesse recomposée, sa permanence donne son unité à la mosaïque identitaire qui instille, au milieu de la diversité, l’idée d’une société qui se nourrit de ses particularismes. L’oubli de la nature symbolique et du vide du territoire n’est-il pas le signe de tous les dangers ? N’est-ce pas l’uvre d’un matérialisme, voire d’un surfonctionnalisme ou d’une appropriation individuelle ou collective qui met fin à l’espace agonistique de l’alliance au profit de la dispute des intérêts désormais dépourvus d’une référence commune ? Dépourvus d’espace commun, et d’une loi inscrite dans un territoire, le multiple et la diversité sont voués à une déliaison générale. Cette perte laisse libre cours à l’hégémonie égoïste et désenchantée de la société des individus et Annah Arendt a montré combien la pensée totalitaire se produisait comme une réponse à cet état : « La domination totalitaire » écrit-elle « se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme »8. Cette représentation négative entraîne le rejet de l’espace commun et agonal : la machine totalitaire peut se mettre en marche. Tout doit être détruit et renversé afin de libérer l’unité promise du peuple, de sa terre et de son destin. Ne faut-il pas que soient détruits, tout d’abord, la symbolique de l’espace public, afin de briser les figures quotidiennes des mitoyennetés caractéristiques de la mosaïque identitaire ?
La mosaïque identitaire
Le centre-ville de Beyrouth est, par excellence, le lieu d’une métamorphose parfois douloureuse de l’identité politique qui se joue au gré de la dialectique de l’un et du multiple. Elle s’établit suivant ces deux pôles, sans qu’aucun ne puisse l’emporter, du moins tant que subsiste une économie du don commune à tous. L’aporie du passage de l’un au multiple n’appelle pas la composition d’une identité métissée qui ferait peu à peu disparaître la diversité, mais bien l’uvre d’une mosaïque. La qualité de celle-ci résulte du nombre très élevé de ses composants, tandis que chaque élément est original et conserve, dans l’assemblage, sa spécificité tandis que la figure de l’ensemble intègre la particularité, à condition que l’unité de l’ensemble demeure faible. L’unité forte efface toutes les particularités au profit d’une figure unique. La mosaïque identitaire manifestée par exemple par les lieux de culte ou le peuplement résidentiel du centre de Beyrouth laisse apparaître des discontinuités, des écarts, voire encore des cloisonnements, des divisions, des combinaisons. La composition de l’ensemble varie, non seulement en raison des heures du jour mais change de mois en mois, d’année en année. D’où l’art quotidien de la Cité qui transforme les limites et les cloisonnements en mitoyennetés.
Beyrouth expérimente en son centre un ordre pluriel des cultures et des religions qui s’avère de la plus haute importance pour toute la Méditerranée, comme si la prédiction de Nonnos de Pannopolis s’appliquait toujours. D’autant qu’il s’agit de maintenir le territoire d’une unité faible, toujours traversée par de fortes tensions. Tels le communautarisme et le nationalisme qui mettent la mosaïque sous la coupe de l’un, tandis que l’individualisme la pulvérise dans l’anarchie du chacun pour soi. En outre, vue de trop près, la mosaïque disparaît au profit des seuls particularismes, vue de trop loin elle s’efface au profit d’un caractère unique commun, reste à trouver les distances à partir desquelles se composent et se superposent les figures contrastées de l’un et du multiple. Dès lors, à la question peut-il exister plusieurs représentations de la même unité, on voit qu’il est possible de répondre par l’affirmative. D’où l’idée d’un art qui est ici celui de la politique, qui porte en lui une part d’invention, une unité encore inédite, car il ne s’agit ni d’un puzzle où tout est prédéterminé, ni d’un métissage où tout n’est plus qu’un mélange. La mosaïque de l’identité politique n’assigne pas à l’avance à chacun une place unique, l’ordonnance de la totalité venant suspendre toute liberté, ici au contraire, des substitutions, des agencements divers, des accommodations originales ouvrent le jeu des combinaisons possibles. A la différence du puzzle ou d’une figure métissée, la mosaïque identitaire gère de multiples oppositions internes, l’homogénéité se forme au milieu de l’hétérogénéité. A l’inverse, le métissage si cher à Michel Serres, compose une nouvelle figure, où les originaux disparaissent. Ici, au contraire, entre les particularismes il importe de renouveler constamment le liant des compromis. L’identité de l’être collectif s’affirme alors comme fragmentaire et inachevée, le centre de Beyrouth en est bon témoin.
Ici, au centre de la ville-pays qui tend à couvrir le Liban du littoral, une identité politique s’élabore à partir du paradigme de la mosaïque qui s’impose tant au paradigme du cercle, sédentaire et communautaire, qu’au paradigme nomade des flux et des réseaux. Une vieille tradition nomade-sédentaire reste présente au cur de la Cité qui a fait retour. On assemble ici, pour le monde, des temporalités et des valeurs contraires, on vise à produire l’unité de l’hétérogène ! Dans cette perspective, il est intéressant de suivre les aménagements de l’ancienne place des Martyrs, on s’interroge sur le retour de la statue des Martyrs jadis érigée en hommage aux Chrétiens, Musulmans et Druzes exécutés pour la cause du pays, pourquoi ne pas reconnaître qu’après la guerre civile la place est devenue une esplanade qui fait mémoire de tous ceux qui sont tombés là, n’est-elle pas aujourd’hui le symbole du retour de la Cité, l’esplanade de l’échange et des mitoyennetés, en somme l’esplanade du Liban et du futur ? Ne faut-il pas identifier ce vivre ensemble central ouvert au monde ? Donner toute leur importance aux pratiques ordinaires de la Cité, là où le vivre ensemble prend corps et donne ses repères à l’esprit citoyen ?
1 Habermas J., L’espace public, Paris, Payot réédit. 1993, p. 25 et ss
2 Beauchard J. (sous la direction de), La Ville-pays, éd. de L’Aube, 1999
3 Beauchard J., La bataille du territoire, L’Harmattan, Paris, 2000
4 Enquête de Liliane Barakat, colloque Habiter le patrimoine : sens, vécu imaginaire, Saumur, octobre 2003
5 Mauss M., Sociologie et anthropologie, PUF Quadrige, Paris, p. 147 et ss
6 Caillé A., Anthropologie du don, le tiers paradigme, Desclée de Brouwer, 2000
7 Laclau E., La Guerre des identités-Grammaire de l’émancipation, La Découverte/MAUSS, p . 102.
8 Arendt H., Les systèmes totalitaires, Seuil, Paris, 1972, p. 22
Références bibliographiques de Jacques Beauchard
La mosaïque territoriale. Enjeux identitaires de la décentralisation (dirigé par), 2003, éditions de l’Aube, collection Bibliothèque des territoires, 182 p.
Génie du territoire et identité politique, 2003, éditions l’Harmattan, 144 p.
Penser l’unité politique. Entre fondements, turbulences et mondialisation, 2001, éd.l’Harmattan, 150 p.
La bataille du territoire. Mutation spatiale et aménagement du territoire, 2000, éd.l’Harmattan, 143 p.
La ville-pays. Vers une alternative à la métropolisation, (dirigé par), 1996, éd. IAAT/de l’Aube, collection Cités et Territoires, 125 p.