Boris Cyrulnik : Dans notre culture, l’enfant blessé est encouragé à faire une carrière de victime

Propos recueillis par Pierre Boncenne

Rien de ce qui est humain ne lui échappe. En particulier la souffrance. Pour le psychiatre, elle n’est pas une fatalité. Elle peut même devenir un « merveilleux malheur »…

En mai 2001, dans Le Monde de l’éducation n° 292, Boris Cyrulnik nous accordait l’entretien suivant :

Le Monde de l’éducation : Dans un curriculum vitae plein d’ironie, vous avez notamment écrit : « Vocation de maître-nageur-sauveteur ou de danseur de tango argentin, mais une calvitie précoce l’obligea à étudier la médecine, la neurochirurgie, la neurologie, l’électroencéphalographie, la psychiatrie, la psychologie et la psychanalyse. » A l’époque, la fin des années 1950, il n’était pas évident de naviguer entre toutes ces disciplines ?

Boris Cyrulnik : Pas du tout, d’autant que pour nombre d’entre elles on en était aux balbutiements. En ce sens, je fais partie des « jurassic psy » ! Vous noterez que je ne cite même pas éthologie, parce qu’on parlait encore de psychologie animale. La neurochirurgie existait à peine, la neurologie et la psychiatrie étaient totalement associées, quant à la psychanalyse, elle n’avait pas droit de cité à l’université. Mais il était passionnant de participer à des disciplines montantes, il y avait une véritable euphorie et des rapports amicaux. Après, dès qu’une discipline est installée, apparaissent les guerres de clans et de chefs.

Vous avez vraiment découvert l’éthologie à l’âge de quatorze ans en regardant un film sur la vie de Henri Fabre ?

Je n’ai pas romancé, c’était une projection spéciale au Gaumont-Palace réservée pour les meilleurs élèves du lycée Jacques-Decourt à Paris. Et, au même moment, j’ai découvert aussi un article d’Harlow, spécialiste des primates, racontant une expérience importante avec des petits macaques. Il voulait vérifier de façon expérimentale l’affirmation de Freud selon laquelle l’alimentation fonde l’amour. Les singes se retrouvent en présence d’une « mère » en fil de fer portant un biberon et d’une « mère » en feutre qui ne nourrit jamais. D’un côté la dureté, de l’autre la douceur. Le macaque est habitué à bondir sur la « mère » en fil de fer pour se nourrir et à venir se blottir contre la « mère » en feutre. A un moment, on fait rentrer en jeu un ours mécanique qui bat du tambour : stressé, le macaque reste toujours blotti contre la « mère » feutre et dédaigne le biberon de la « mère » fil de fer. Harlow en conclut que l’alimentation ne fonde pas l’amour et qu’il existe une pulsion primaire basée sur la tendresse du contact. Ce fut le point de départ de travaux sur l’attachement, aujourd’hui innombrables. Très tôt, alors que j’étais encore lycéen, j’ai donc découvert l’éthologie, mais sans savoir, bien sûr, que cette discipline aurait cette appellation.

Quelle est la spécificité de la démarche éthologique ?

C’est d’abord une observation naturaliste effectuée là où vit l’être vivant. S’il s’agit d’un animal, on l’observe dans son élément naturel ; si c’est un être humain, on privilégie les conditions culturelles habituelles, par exemple un bébé dans sa crèche ou un enfant à l’école. Ensuite, on choisit une petite séquence comportementale – pointer du doigt, froncer les sourcils, faire une offrande alimentaire, menacer, sécuriser – et on en fait une variable expérimentale pour effectuer une manipulation comme dans un laboratoire. Prenons un cas très simple : dans un milieu humanisé, les chats ronronnent en permanence, mais ils arrêtent en milieu naturel. L’éthologie va se demander quelle est la fonction du ronronnement et ce que la présence de l’être humain apporte dans son apprentissage. Pour essayer d’y répondre, on établira toutes sortes de comparaisons expérimentales entre des cohortes différentes, cent chats en milieu naturel, cent chats avec un homme gentil, cent chats avec un homme agressif. Autre exemple : vers l’âge de 8 à 10 mois, les enfants se mettent à pointer du doigt. On a pu établir que, sous le regard d’une figure d’attachement comme la mère, le bébé regardant en direction de l’objet désigné prépare déjà la symbolisation et la parole. Ce repère comportemental permet de s’interroger sur ce qui se passe chez les enfants ne pointant pas du doigt. On découvre presque toujours soit une solitude, ils n’ont personne pour qui pointer du doigt, soit une carence dans leur développement comme les enfants autistes ayant peur de la relation induite par ce geste. Ces enfants ont un trouble émotionnel précoce qui les empêchera de mettre en place les préalables de la parole, et l’éthologie peut être très utile pour essayer de le détecter le plus vite possible.

Vous ne faites pas de distinction entre l’éthologie animale et l’éthologie humaine ?

Pour moi, la méthode d’observation et le mode de raisonnement sont exactement les mêmes. Et qu’il s’agisse d’un animal ou d’un être humain, il est capital d’intégrer la notion d’évolution sur des périodes prolongées. Si l’on observe des enfants pendant quelques heures seulement, on risque de les étiqueter ou de les empêcher de s’en sortir. Mais si l’on accepte de les suivre sur de longues séquences, on a de véritables surprises : un enfant débile à un âge qui finit par accomplir des performances intellectuelles, un délinquant qui arrête, un brutal qui se métamorphose, etc. En éthologie, il faut vraiment raisonner sur le devenir.

Toujours dans votre curriculum vitae, que voulez-vous dire au juste en écrivant : « Au cours de son internat en psychiatrie, il découvrit que les hôpitaux chronicisaient tout le monde, même les malades mentaux » ?

Je veux simplement indiquer que j’ai été très heureux dans les hôpitaux psychiatriques parce qu’à l’époque le fait de vivre dans un monde hors société était un tranquillisant suprême. Je n’ai jamais été autant en sécurité, avec la régularité d’un salaire médiocre tombant tous les mois. Et j’ai pu constater que même les malades commençaient à être malheureux lorsqu’on leur annonçait qu’ils allaient pouvoir sortir. La lourdeur d’une institution très hiérarchisée favorisait à tous les niveaux une sorte de délicieuse démission.

Aujourd’hui, à Toulon, vous dirigez un groupe de recherches en éthologie clinique. De quoi s’agit-il ?

C’est une spécialité au sein de l’éthologie, discipline dont l’éventail est très large puisque, à l’heure actuelle, on assiste aussi bien à des développements du côté de la linguistique que du côté de la biologie. Moi, en tant que médecin, neurologue et psychiatre, j’ai été un des premiers à essayer d’appliquer aux humains les méthodes que j’avais apprises avec les animaux en faisant des observations spontanées dans un milieu donné et en analysant une seule variable. J’ai commencé par un travail sur les schizophrènes pour savoir s’il est exact, comme on l’affirmait, qu’ils ne rencontrent personne. J’avais un plan d’une institution psychiatrique et toutes les heures les infirmières me téléphonaient pour me signaler la présence à tel endroit de monsieur x ou madame y. On établissait des diagrammes et, à la fin de la journée, en les comparant, on pouvait constater que les schizophrènes rencontraient des gens, mais pas dans les lieux habituels de socialisation. Nous, êtres parlants, on se rencontre dans un bureau, devant le tableau d’affichage ou à la cafétéria. Mais ces lieux sociaux font peur aux schizophrènes. Dès l’instant où l’on a fait une observation éthologique, on s’est rendu compte que les schizophrènes se rencontrent entre eux ou avec d’autres patients dans la périphérie de l’institution et qu’ils cherchent donc une autre forme de sociabilité. Dans un autre registre, pour les enfants autistes ne parlant pas, grâce aux descriptions comportementales de l’éthologie clinique, on peut maintenant établir un diagnostic dès le seizième mois, alors qu’auparavant il fallait attendre trois ans et demi, c’est-à-dire la personnalité constituée. Or, plus le diagnostic sera précoce, plus on aura de chances de faire sortir de leur mutisme les enfants autistes en intervenant sur les préalables de la parole. Mais je pourrais vous citer aussi des travaux d’éthologie clinique permettant de mieux soigner les aphasiques ou des recherches avec des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, qui perdent graduellement l’accès au lexique.

Le leitmotiv de tous vos livres, c’est qu’en dépit de sa souffrance, un enfant ayant subi un traumatisme n’est pas forcément condamné à être victime.

Dans notre culture, on encourage l’enfant blessé – et je ne sous-estime pas la gravité des traumatismes – à faire une carrière de victime. Anna Freud disait qu’il faut deux coups pour faire un traumatisme : le premier, dans le réel, c’est la blessure ; le second, dans la représentation du réel, c’est l’idée que l’on s’en fait sous le regard de l’autre. Or, nous avons précisément tendance à enfermer l’enfant blessé dans une étiquette qui l’empêchera de s’en sortir. Pendant des siècles, le simple mot de « bâtard » a massacré des centaines de milliers d’enfants nés hors mariage qui étaient honteux et malheureux de leur situation. Le regard des autres compte énormément et, d’une manière générale, je m’insurge contre tous les discours de fatalité à propos des victimes. J’ai suivi pendant très longtemps un petit patient ayant été incroyablement maltraité, on a réussi à s’occuper de lui comme de ses parents et il a bien évolué en faisant des études pour apprendre un vrai métier. Un jour, je le vois débarquer dans mon bureau plié d’angoisse parce qu’il était amoureux ! « C’est affreux, m’a-t-il expliqué, j’ai été maltraité, maintenant je vais le répéter », et il a fait une tentative de suicide. Il avait été doublement maltraité : par sa mère et par un slogan ravageur, hélas encore colporté chez les professionnels ! Les enfants maltraités ne sont pas obligatoirement condamnés à devenir des maltraitants. Certes les parents maltraitants ont très souvent été des enfants maltraités, mais il n’est pas obligatoire qu’il y ait une continuation, et toutes les études cliniques sur de longues périodes le confirment.

Après Un merveilleux malheur (Odile Jacob), votre dernier livre, les vilains petits canards, explore à nouveau la notion-clé de « résilience », cette capacité à se remettre de ses blessures. Il est d’abord important de rappeler l’origine très concrète du mot « résilience », qui vient de la physique.

En effet, c’est un mot que l’on trouve dans le dictionnaire employé pour désigner la résilience d’un métal, c’est-à-dire son aptitude à reprendre sa structure après un coup. On utilise aussi le mot « résilient » pour une sorte de ressort permettant, par exemple, l’ajustement entre deux wagons de chemin de fer. Et, bien sûr, il y a une grande proximité avec l’expression « résilier un contrat ». L’autre jour, j’ai même découvert une publicité pour des « matelas résilients », ce qui, je l’espère, est un bon signe. Car, contrairement aux Etats-Unis, où le terme « résilience » est d’usage courant, tel un marqueur culturel d’optimisme, en Europe, il est plus difficile de l’imposer, comme si nous avions un penchant pour le misérabilisme.

Tout en soulignant que la résilience n’est synonyme ni d’invulnérabilité ni de réussite sociale, vous évoquez notamment Barbara, traumatisée par l’inceste et la guerre, qui a pu dire : « J’ai perdu la vie autrefois. Mais je m’en suis sortie puisque je chante ». Voilà un exemple type de résilience ?

Exactement : je m’en suis sortie, ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas été affreusement blessée et que cela ne m’a rien coûté. Il y a des issues possibles : l’engagement affectif, intellectuel, social et la créativité artistique, même si ce n’est pas la voie la plus facile. Pour s’en sortir, il faut disposer très tôt de ressources en soi et pouvoir bénéficier des mains tendues ou tuteurs de résilience.

Selon une image que vous employez, la résilience, c’est « l’art de naviguer dans les torrents ». Difficile, pourtant, de ne pas se laisser entraîner.

En psychologie, on est souvent obligé de recourir à l’aide d’images, même s’il faut prendre garde de ne pas se laisser piéger par leur abus. Ainsi, pour désigner l’état dépressif, on peut invoquer l’expression « avoir des idées noires ». En écoutant beaucoup d’enfants blessés par l’existence, j’ai souvent eu l’impression qu’ils ont été poussés dans un torrent. Des parents maltraitants, l’inceste, le viol, la guerre, la misère : il y a une cascade de coups où chaque souffrance semble préparer la suivante. Si ces enfants se laissent aller, emportés par le torrent, et s’ils n’ont plus rien à quoi se rattacher, vient en effet le moment où ils se fracassent. Au Rwanda, où nous travaillons avec Médecins du monde, la structure traditionnelle du village protégeait les enfants en les accueillant dans un univers d’une grande tolérance. Depuis la guerre, le séisme a été tel que tous les repères culturels ont volé en éclats, et on voit des milliers d’enfants errer sans aucun lien pour se raccrocher. Tombés dans un flot de meurtrissures, ils n’ont plus la force nécessaire pour ne pas se laisser entraîner par la pente des traumatismes. Les mains tendues offrant une ressource externe ont disparu et une partie de la population adulte va jusqu’à considérer ces enfants comme des sorciers que la police doit enfermer. Tous les facteurs de résilience ont été annulés. Il n’est pas sûr, d’ailleurs, que nous-mêmes, lorsque nous essayons d’intervenir, ne commettions pas de graves erreurs. Dans un pays comme les Etats-Unis, on considère qu’en cas de trauma il faut tout de suite parler. Mais cela dépend du développement de la personnalité avant le coup, de la signification de ce coup pour chacun et du contexte dans lequel s’effectue le récit. J’ai vu, au Rwanda, un enfant que l’on a fait monter sur une estrade pour raconter comment son père, entre autres sévices, le violait. Pour moi, c’est inacceptable. Si l’on ramasse un blessé de la route n’importe comment, on risque d’aggraver ses douleurs et il faut prendre des précautions. De même pour les blessés de la vie, à défaut de quoi on les condamne.

La mise en place des facteurs de résilience, expliquez-vous, commence pour l’enfant dans l’attachement, bien avant la parole et l’acquisition du langage.

En écrivant Les vilains petits canards, j’ai pensé à la thématique de Sartre : que vais-je faire de ce qu’on a fait de moi ? Avant la parole, on est façonné par le milieu dans lequel la vie nous a mis. Un enfant dont la mère est dépressive s’attache à elle et à son malheur selon un mode particulier qui peut devenir une prison affective. Voilà pourquoi il est important qu’il y ait tout de suite un triangle parental où la mère n’a pas le monopole des empreintes affectives et le père, un autre homme, une autre femme, voire une institution, joue un rôle quotidien réel. S’il n’y a pas ce système de poly-attachement autour de l’enfant, celui-ci devient un récipient passif et, quand un attachement s’effondre, il n’y a plus de substitut possible pour pouvoir continuer son développement malgré sa blessure.

La notion d’attachement, somme toute assez récente, est d’ailleurs venue balayer la fallacieuse représentation des enfants comme bonne ou mauvaise graine.

Il existait, en effet, des métaphores végétales qui induisaient de redoutables comportements sociaux. Les mauvaises graines, on les arrachait en créant des bagnes pour enfants ou des établissements spécialisés. On enlevait l’enfant à sa famille pour le mettre au bon air et avec une autre alimentation où l’on pensait qu’il se développerait bien. Et quand, après quelques années, on rendait l’enfant à sa mère, on avait brisé l’attachement. Chacun considérait l’autre comme un étranger.

« On n’est pas encore né que déjà on se tricote », dites-vous. Le psychisme de la femme enceinte aura donc des répercussions sur le comportement du nouveau-né. Aujourd’hui, c’est vraiment admis ?

Personne ne le conteste. On peut faire des expériences en filmant des images d’une échographie dans les dernières semaines de la grossesse et en demandant à la femme qui accepte d’observer d’abord trois minutes de silence, puis de chanter une chanson. Instantanément, on voit que le bébé, dont le cœur s’accélère, se met à bouger. En comparant de nombreux enregistrements, on constate aussi que la gamme des réactions des bébés est très diversifiée, allant du vif à l’indolent. Selon l’interaction avec les émotions de la mère, il y a façonnement du tempérament. Les représentations d’images dans l’esprit de la mère provoquent des manifestations somatiques qui ont des répercussions, et on sait, maintenant, que les petites molécules de stress, par exemple, passent à travers le filtre du placenta. Dès avant la naissance, il existe une biologie périphérique, ce que j’ai pu appeler la « nourriture affective », qui aura beaucoup d’influence à tous les stades ultérieurs du développement et déterminera les types d’attachement. Après la naissance, tous ces processus d’interactions vont s’accélérer selon l’organisation du milieu social autour de l’enfant. J’ai eu des conflits avec certains psychanalystes pour lesquels un enfant avant la parole, en somme, c’est de la viande. Je m’inscris totalement en faux contre cette conception. Même dans un univers préverbal, sans articulation du signifiant et du signifié, un enfant appréhende un nombre incalculable de situations. La seule intonation des mots peut lui servir de stimulation, et voilà pourquoi il est important de parler à un bébé.

Aux Etats-Unis 40 % et en France 50 % des enfants âgés de 1 à 3 ans sont gardés ailleurs que dans leur famille. « A l’époque où l’on n’a jamais si bien compris la relation mère-enfant, les nourrissons n’ont jamais été si seuls. » Quelles sont les conséquences de ce constat ?

J’avoue que je n’ai pas de réponse claire. On n’a jamais si bien compris la petite enfance, nos enfants n’ont jamais été si sains physiquement, leur intelligence ne s’est jamais si bien développée et, pour la grande majorité d’entre eux, on ne les a jamais autant respectés. Mais, d’un autre côté, en dehors des agressions trop fréquentes, on constate, après, que beaucoup d’enfants deviennent très malheureux et que les suicides d’adolescents sont en augmentation inquiétante. Peut-être avons-nous perdu dans nos relations avec les enfants quelque chose de fondamental, mais je ne sais pas quoi au juste. Je suis obligé d’établir ce constat douloureux sans pouvoir apporter d’explication cohérente.

Parmi toutes les formes de résilience étudiées dans Les vilains petits canards, vous insistez sur la « fantaisie artistique » comme le principal outil pour affronter le malheur. Et, en citant une liste impressionnante d’écrivains, vous indiquez que « l’orphelinage et les séparations précoces ont fourni une énorme population de créateurs ».

Attention, la réciproque n’est pas vraie : si la souffrance contraint à la créativité, cela ne signifie pas qu’il faille être contraint à la souffrance pour devenir créatif. Par ailleurs, tous les orphelins ne deviennent pas des créateurs, loin de là. Cela étant, lorsqu’on souffre, on éprouve, de fait, une sensation de manque et d’amoindrissement et on a l’impression de ne pas être à la hauteur par rapport au monde autour de soi. Pour essayer de réparer ce manque, on peut réussir à le combler par l’hyperactivité. Mais, dès le moment où l’action cesse, on retrouve par la pensée la cause de sa souffrance. En fait, le plus sûr moyen de calmer l’angoisse induite par une sensation de manque consiste à remplir le vide avec des représentations ayant pour but de transposer cette souffrance. L’invention picturale ou la fantasmagorie littéraire permettent de supporter le réel désolé en apportant des compensations magiques, et il est troublant de constater que beaucoup d’artistes et d’écrivains connus ont été marqués par des souffrances précoces. Chez ces personnalités blessées dans leur enfance, le besoin de création peut représenter quelque chose de vital pour reconstruire leur existence et les empêcher de sombrer. Mais, j’insiste là-dessus, cela n’a rien à voir avec l’accès ou non à la notoriété, et chacun à son niveau peut profiter de la fantaisie artistique.

Vous-même n’avez-vous pas rêvé de devenir écrivain ?

C’est vrai qu’à huit ans je me souviens avoir décidé d’être écrivain. C’est une des raisons pour lesquelles je me suis beaucoup identifié à Georges Pérec qui, au même âge, voulait écrire des livres pour offrir une sépulture à ses parents disparus très tôt. Plus tard, j’ai été très impressionné par son roman La disparition, en découvrant comment la voyelle absente, « e », vient à la place de « eux » pour désigner les parents disparus.

Longtemps vous avez gardé le silence sur votre propre enfance. Vos parents ont été déportés, vous avez échappé à Drancy et vous avez été sauvé par une femme, Marguerite Farge, qui, en 1997, a été distinguée parmi les justes. Pourquoi ne vouliez-vous pas en parler ?

C’était une forme de protection ou de défense et il fallait que je me rende assez fort pour en parler, ce qui peut prendre des décennies. J’avais très peur, selon l’expression, de la ramener. Mais, un jour, une patiente m’a dit que j’avais tort et m’a fait prendre conscience d’une réelle contradiction : je demandais à mes patients de vraiment me parler tout en jouant pour moi la carte de la pudeur. Quand j’ai fait remettre la médaille des Justes à cette femme, comme les organisateurs en ont fait une cérémonie très publique, j’ai admis qu’il me fallait changer d’attitude, que je ne devais pas garder une sorte de secret pour d’autres que mes proches. Maintenant, je ne cache pas que ce fut probablement là ma motivation profonde pour devenir psychiatre : la contrainte à comprendre. Pourquoi des hommes cultivés ont-ils été capables d’infliger un tel fracas ? J’étais persuadé que la psychiatrie me fournirait les réponses et me permettrait d’aider ceux ou celles qui ont subi des épreuves similaires. Le choix de l’objet de science est un aveu autobiographique. Et lorsque j’ai élargi mes préoccupations vers l’éthologie, il est certain qu’en arrière-plan je poursuivais le même but, notamment en essayant de m’interroger sur la manière dont les enfants sont les premières victimes de l’immense violence politique que nous connaissons.

Et, précisément, vous notez : « Grâce à la technologie des armes et des transports, le XXe siècle a découvert une barbarie que ni l’Antiquité ni le Moyen Age n’avaient connue, la guerre contre les enfants. » Comment se manifeste cette nouvelle barbarie ?

On a souvent été d’une rare cruauté avec les enfants. On les a sacrifiés, mutilés, abandonnés ou on les a fait travailler très tôt dans des conditions épouvantables. On a envoyé des petits de douze ans à la mine sachant qu’ils ne reverraient jamais le soleil et qu’ils allaient mourir de silicose. Mais, au XXe siècle, et on l’a vu encore dernièrement, ce sont les Etats qui font la guerre aux enfants. On envoie des armées contre eux, semant la terreur et laissant les survivants avec des traumatismes inouïs. Aujourd’hui, il y a plus de cent millions d’enfants abandonnés sur la planète. Comment peut-on expliquer un tel scandale ? L’OMS prévoit une aggravation du rejet des enfants, de leur exclusion et de leur exploitation. Et le pire, c’est que l’on s’étonne parfois de notre indignation. En Roumanie, j’ai entendu des médecins cultivés se demander pourquoi nous voulions nous occuper des « monstres » irrécupérables alors qu’on avait du mal, déjà, avec les enfants normaux… Que fait-on des « monstres » ? On les tue ? On les enferme à jamais ? Mais, sans opérer de rapprochements abusifs, je voudrais ajouter que nos propres cultures ne sont pas à l’abri de dérives inquiétantes. A La Seyne où j’habite, à l’occasion d’un carnaval, des adolescents sont venus chahuter de manière très désagréable, j’en conviens. Etait-il indispensable, comme beaucoup de gens l’ont fait, de téléphoner aux CRS pour qu’un bataillon intervienne contre eux ? Nous devrions réfléchir un peu plus à la manière dont nous avons peur aussi de nos enfants tout en vivant dans une culture qui prétend toujours les protéger.

Un adulte peut-il devenir un résilient ?

Un adulte et même une personne âgée. Nous avons un groupe de recherche qui travaille sur ce sujet et va commencer à publier des travaux dans quelques mois. Jusqu’à un âge avancé, il existe des flammèches que l’on peut repérer pour essayer de développer des processus de résilience. Même dans la maladie d’Alzheimer, il y a des flammèches : l’accès aux mots se perd mais on peut encore communiquer avec des gestes illustratifs et démonstratifs, le détour de la musique et de la danse. Au lieu d’accentuer les blessures de ces malades et les rejeter, on continue ainsi à les faire participer au monde des humains. Et, que ce soit au début ou à la fin de la vie, n’est-ce pas un objectif capital ?

Sélection bibliographie

Aux éditions Odile Jacob : Les Vilains Petits Canard (2001), Un merveilleux malheur (1999), L’Ensorcellement du monde (1997), Les Nourritures affectives (1993).

Aux éditions Hachette : Naissance du sens (1991), Sous le signe du lien (1989), Mémoire de singe et paroles d’homme (1983).

Producteur de bonheur

Par Edgar Morin

- Extraits –

Edgar Morin* est écrivain et sociologue. De Boris Cyrulnik, il vante les « bons sentiments ». Ajoutant : « Ce mot fait bizarre quand on parle d’un intellectuel. » Mais il est ici autant question d’idées que de chair et de sang ».

… La source de l’amour que l’enfant Cyrulnik portait à ses parents ne s’est pas tarie. L’amour perdu a été retrouvé pour aider et soulager autrui. C’est un homme bon…

… L’éthique de l’oeuvre et de la vie de Cyrulnik nous est indispensable : c’est une éthique de lutte contre la refermeture du malheur, un refus de la résignation à la fatalité du malheur…

* Edgar Morin a notamment publié : Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation (2000 – Seuil) ; Dialogue sur la nature humaine, avec Boris Cyrulnik (2000 – Editions de l’Aube) ; La Tête bien faite (1999 – Seuil) ; La Complexité humaine (1994 – Flammarion)

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