Catherine ZITTOUN : Aperçu de l’hôpital de la Havane

In : Nervure, novembre 2004, n°8

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Ce texte a été écrit suite à une visite à l’hôpital Psychiatrique de La Havane dans le cadre du congrès « Freud, Lacan et quelques autres, à Cuba » qui s’est tenu à La Havane du 16 au 19 mai 2004 à l’initiative de Psychiatres du Monde et de l’hôpital Psychiatrique de La Havane.

Route de la Havane à l’aéroport. Le regard glisse. Pas d’affiches publicitaires, d’enseignes de magasins, de publicités pour Toshiba, Cartier, Wonder… Seulement quelques panneaux à la gloire de la Révolution et de ses leader : José Marti Fidel, le Che et des slogans :

« Cette révolution est la fille de la culture et des idées »

« Personne ne pourra nous enlever l’espérance »

La route est peu fréquentée. Quelques voitures, vieilles chevrolets américaines, peugeot, des cocotaxis. Des files de passagers attendent, patiemment, sous les abribus. Pas d’embouteillages. Les piétons marchent, les mains libres, le temps pour eux.

En face de l’aéroport, l’entrée de l’hôpital psychiatrique au fond d’une grande allée bordée de palmiers et de flamboyants. Le bâtiment de l’administration date des années 30. Sur le fronton, l’inscription « casa de dementes ». Autour, des présences incertaines. Mais il faut circuler vers un auvent. Une quarantaine de musiciens, de tous les accueils officiels, attend le signal du départ. Sous la baguette du chef s’envole « La Vie parisienne ». Cuba a été fortement traversée par la culture occidentale. Dans son histoire de la musique cubaine, Alejo Carpentier, dévoile les dialogues et les voies de passages entre musique cubaine et européenne.

Un peu plus loin, dans la salle de conférence, un projecteur est allumé. Le directeur de l’hôpital a sa propre interprète, pas toujours compréhensible, mais les diapos confirment. L’histoire se résume ici en quelques dates :
- 1857 : Fondation de l’hôpital sous la colonisation espagnole.
-1902 : Cuba acquiert son indépendance.
-De 1902 à 1950 Cuba est sous domination américaine mais la situation s’améliore.
– De 1950 à 1959, moment le plus critique. Les chroniques des journaux de l’époque reflètent l’horreur de la situation. Une trentaine de lits, des paillasses en fer sont alignées dans une pièce. La saleté règne. Fidel parle de « l’enfer de Dante ».
– 1959 : le Che entre dans La Havane. Toutes les installations de l’hôpital sont reconstruites en un temps éclair. De 6500 patients pour 2500 lits, on passe à de plus justes proportions et on construit des installations sportives et des ateliers de « réhabilitation » (1).

Aujourd’hui, l’hôpital est doté de 3500 lits répartis dans 36 pavillons et de 12 centres de réhabilitation sur l’extra-hospitalier. Les services ambulatoires se développent et permettent la réduction du nombre de lits et la réinsertion sociale des patients. De cette dernière étape, rien au fond qui ne diffère de l’expérience de l’antipsychiatrie initiée dans les années 70 à Trieste.

Les services ambulatoires diffèrent peu des courants de thérapie pratiqués, aujourd’hui, dans les secteurs et les CHU. On y retrouve :
des centres d’addiction,
des centres de thérapies alternatives,
des consultations de sexologie et d’orientation familiale
une clinique de la mémoire,
une clinique du stress,
le psychoballet

L’extra hospitalier est, également, pourvu d’un hôpital de jour, accueillant des cas de névroses et de psychoses et d’un hôpital de nuit. Les diapositives défilent vite. Le conférencier, actuel directeur de l’hôpital, laisse peu de place aux questions. La visite de l’hôpital est remise après le repas. Dehors, un air moite, un terrain vague entre des bâtiments anonymes. Et toujours les présences lointaines de ces autres comme des ombres. Après un grillage, un bâtiment quelconque à la couleur passée. Echanges de bonjour et de regards avec les ombres, de quelques cigarettes. Et puis il faut entrer dans le couloir comme un goulet qui s’ouvre sur une grande salle à la lumière triste. On ne voit pas l’extérieur ; les murs sont très hauts, les fenêtres étroites. Le mojito offert en apéritif est excellent.

Là-haut, dans un renfoncement sous le plafond, l’orchestre officiel est prêt à démarrer. L’acoustique est mauvaise. Les sons saturent. On ne s’entend pas parler. Les mets s’enchainent, copieux. Une soprano entre en scène. Opérettes et salsa se succèdent. Il faut repartir. Le car est là. Pas de visite des lieux de vie. Les ateliers de réhabilitation nous attendent. A peine plus loin, derrière un stade, le car s’arrête. La jeune femme là-bas qui entraîne un groupe de patients à la gymnastique est une athlète olympique de renom. D’autres patients toujours vêtus de blanc (quel rôle cette couleur occupe-t-elle dans la représentation de la folie ?) s’entraînent au volley. Ici, autour d’une sportive de haut niveau, on développe des enchaînements de danse, sans faille. Là, on fait danser des cerceaux autour de sa taille. On oublierait, facilement, qu’on se trouve dans le grand hôpital psychiatrique de Cuba.

La salle de thérapie occupationnelle Salvador Allende est un grand réfectoire vitré sur ses deux longueurs. La lumière est franche. Le portrait de Fidel trône en bout de salle et dessous, ces mots « unidos lucamos
unidos vencemos ». De grandes tables se succèdent. De femmes, autour, suivent leurs rythme propres. Sur une table regroupant une vingtaine de patientes, un monticule d’étoffes. Une femme, le regard vide semble émietter un bout de tissu. Une autre s’affaire. Une autre ose le regard. A cette autre table, on fabrique des poupées chiffon. Et les femmes toujours vêtues de cette même robe en coton blanc sans manches.

La réhabilitation passe aussi par la reéducation culturelle. Dans une salle de classe ouverte sur l’ateller, une infirmière institutrice grosse en blouse blanche aide une patiente à faire une addition sur un tableau noir. Et, toujours, cette même atmosphère industrieuse.

Un autre pavillon de réhabilitation des femmes encore, mêmes tenues blanches. Une infirmière aide une patiente à broder le drapeau cubain. Une vieille femme édentée accroche le regard. Elle a vécu 7 ans en France. Le troisième atelier est mixte. A l’entrée, un salon de beauté (coiffure, pédicure, manucure) tout confort. Une infirmière lime énergiquement la corne sous le pied d’une malade. Un quatrième Pavillon, immense, une ruche. On y fait surtout de la vannerie. En marge, devant une machine, un homme aux chaussures éculées meule une corne noire.

Aucun des objets fabriqués ici ne sortira des ateliers, ni n’entrera dans l’économie. De temps en temps, une exposition offre les créations aux regards des familles. Dehors, la moiteur tropicale reprend le corps. Le ciel est bas. Le car attend, s’arrête à peine plus loin devant la salle de spectacle pour une représentation de psychoballet. Sur scène, un groupe de musiciens, djumbe, conga, guitare, Piano, des femmes en robes blanches à dentelles et froufrous. A peine quelques minutes et l’on est repris par la musique, d’une qualité professionnelle.
Le répertoire est large : salsas, rumbas, classique (Beethoven, Satie, de Falla), airs d’opéras. Croirait-on que certains interprètes viennent de passer plusieurs mois à l’hôpital ?

Et comment comprendre qu’un hôpital psychiatrique favorise des spectacles qui, à priori, pourraient mettre en danger l’institution ? Une jeune femme, superbe, s’avance sur scène. Les percussionnistes martèlent un rythme cubain. Elle invoque les dieux de la santéria (2). Ochun (déesse de la sensualité et de la maternité) la prend. Des tremblements agitent, soudain, ses lèvres et ses membres. dans le grand hôpital psychiatrique de La Havane, on laisse les patients communiquer avec leurs dieux, on les y invite. A Cuba, la psychiatrie pratique selon des méthodes et des références théoriques semblables aux nôtres (neuroleptiques, outils diagnostics, psychothérapies, Freud, Lacan) et, dans le même temps, laisse se constituer, en son sein, des « ilots » qui vont à l’encontre du cartésianisme. Ce même paradoxe existe à l’échelle nationale. On trouve lecture de cela chez Freud, Bataille et Foucault. Le pulsionnel du vivant doit trouver des voies d’écoulement dont les plus immédiates sont la fête, la sexualité, deux phénomènes qui traversent, largement, Cuba. La musique, la danse tout comme la liberté sexuelle sont évidentes sur l’île. On laisse faire sous l’oeil attentif de la police. Et que dire de la perfection atteinte par le psychoballet ? Verrait-on en France se développer, à ce point les disciplines artistiques dans un EPS et si oui, à quel prix ?

Catherine Zittoun

(1) Ce mot n’est pas synonyme de guérison mais est l’expression que la personne peut se réaliser socialement, qu’elle soit reconnue et se sente reconnue.

(2) Religion afro-cubaine, syncrétisme entre une religion africaine et le catholicisme. Chaque dieu africain a son pendant parmi les saints du catholicisme.

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