Est-il possible de construire une vie sur le mensonge, le non dit et l’oubli ? Les origines, l’histoire familiale, ne finissent-elles pas, un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre, par rattraper celui qui, par une pirouette faite à la mémoire, s’imaginait débarrassé de la glèbe qui entravait son envol. Les ruptures dans la trajectoire de l’existence existent, souvent elles ne se font pas sans que l’on doive en supporter le poids, parfois écrasant. Le poids du doute. Le poids de la culpabilité.
Richard Lemaire a vécu vingt ans dans le bonheur. Grâce à son travail de scénariste, grâce à sa femme et à ses deux enfants, grâce surtout aux silences et aux mensonges sur sa véritable identité, il croyait s’être réfugié, claquemuré au coeur d’une tour où rien, et surtout pas son passé, ne viendrait le déloger. Jusqu’au jour où une annonce, lue dans Libération, lui fait comprendre que son père est malade et que sa famille le recherche.
Vingt ans ! Il lui avait fallu toutes ces années pour feindre d’oublier qu’il ne s’appelait pas Richard Lemaire mais Rachid Benoucif : ‘Ma trouille de la misère m’avait poussé à tout renier, ma famille, mon nom, à tirer un trait sur les années Rachid. »
Il avait alors dix-huit ans, et un destin tracé : « Très vite, je sentis que USINE, PRISON, CAME ne seraient plus les canassons de mon tiercé gagnant. Même dans l’ordre. Un mur venait de tomber. J’étais un mec qui s’en était sorti… en rentrant dans une autre famille. Dans la foulée, je changeais de nom et de prénom lors de ma naturalisation. ln « autre mec ; tout neuf »
Pour certains, s’en sortir passe par le reniement de soi et la négation des siens. Mais voilà : Richard se retrouve au chevet de celui qui est à l’origine de ses jours. Tandis que ses certitudes s’effondrent, il voit ses repères minés par la honte. Son destin se dérobe d’autant plus que le mourant « voulait que je l’accompagne, seul, dans son village natal. Un endroit que je n’avais vu que deux mois à l’âge de neuf ans. Mes racines ? Non Elles n’étaient pas de l’autre côté de la Méditerranée, ni de ce côte’ non plus, d’ailleurs. Où se trouvaient-elles ? Sans doute dam le regard voile de mon père mourrant… » l’évocation du père par le fils (d’échanges, il n’en est pas vraiment question) fait partie des passages les plus émouvants du livre. Le travail de la réalisatrice Yamina Benguigui sur l’immigration algérienne a commencé de lever le voile sur la mémoire des femmes en exil. Une autre histoire attend d’être écrite, celle des relations entre les pères et leurs enfants et notamment leurs fils. Rachid retrouve donc son père Mohammed. À l’heure où « la mort allait rafler toute la mise », il mesure ce que la pudeur a pris à l’affection, le silence à la transmission.
Mais ce que la mort ne peut prendre à aucune filiation, c’est ce voyage à rebours qui conduit le fils sur les traces du père, cette force souterraine qui le pousse à rassembler les morceaux de l’histoire paternelle. Comme toute quête existentielle, elle ne sera pas sans dangers, ni dommages, Richard Rachid découvrira entre autres qu’il est le fils d’un bagnard, envoyé quinze ans à Cayenne pour un double meurtre. Que cet homme, après avoir connu l’enfer et avant d’être cet immigré en France, père de cinq autres enfants, avait eu une autre vie. À Cayenne d’abord, dans l’Algérie coloniale ensuite.
« Il y a à peine quelques semaines, j’étais un mec avec une femme, des gosses, un appart’ dans le VI arrondissement de Paris et voilà que je me réveille un jour et que je suis le fils d’un bagnard. d’un assassin. N’en jetez plus, la cour est pleine ! » De cette autre honte, le silence du père l’avait protégé. Le fils n’est pas au bout de ses surprises.
L’étonnant, dans ce premier roman de Mouloud Akkouche, par ailleurs auteur de polars et de livres pour enfants, est peut-être sa chute. À la question de départ, celle de savoir s’il est possible de construire une vie dans le mensonge, le livre semble répondre par l’affirmative. Cette expérience, qui tout au long du récit apparaît comme essentielle dans la vie de Richard, est finalement et peut-être paradoxalement – présentée comme une parenthèse, un simple interlude. « L’ interlude Rachid »…
M. H.