Cerveau, pensée et comportement par Dr Katia ILLEL

Paru dans « Synapse », février 2003, N°193

Une prestigieuse conférence réunissant des experts pluridisciplinaires sur la question des relations entre cerveau, pensée et comportement s’est tenue le lundi 18 novembre 2002, lors de la soirée inaugurale du 1er Congrès PSY & SNC. Cette soirée qui se tenait dans le cadre étonnant de l’esplanade de la Cité des Sciences a réuni plus de 700 personnes, psychiatres, psychologues, psychanalystes et autres spécialistes du champ de la santé mentale. Elle a été réalisée avec le concours des laboratoires Janssen-Cilag, également parrain de l’exposition « Le Cerveau Intime » que les participants ont eu l’opportunité de découvrir à la suite de la conférence.

L’ INVENTION DE LA TETE

Alain Prochiantz est chercheur, Directeur de recherche au CNRS et Directeur du Département de biologie de l’École Normale Supérieure de Paris.

En introduction de sa conférence, Alain Prochiantz insiste sur l’importance de sortir de la dichotomie innée – acquis, réductionnisme – « systémisme »… et sur le rôle de la génétique du développement pour résoudre un certain nombre de ces fausses contradictions.

« D’un oeuf de poule sortira toujours une poule, si l’oeuf est une cellule et une poule quelques milliards de cellules, et entre cet oeuf et cet organisme, il se passe un nombre immense d’événements cellulaires, moléculaires qui conduisent finalement à la même forme ».

Comprendre comment cette forme s’accomplit au cours du développement, et passe de génération en génération, est probablement la question essentielle pour ceux qui font le métier d’embryologiste. Le fait que cette forme soit atavique, c’est-à-dire héréditaire, suggère qu’il existe dans le système génétique quelque chose qui marque la forme et qui permet à cette forme de passer à travers les générations sans modification, sauf mutation qui serait amenée à modifier la forme et par là donnerait naissance à une forme nouvelle viable ou non. C’est sans doute ainsi qu’apparaissent les espèces nouvelles.

Les premiers résultats qui ont permis de comprendre comment on peut passer d’un génome à une forme ont été obtenus par les généticiens du développement, et en particulier au début du siècle dernier, vers 1900-19 10, par l’équipe de Morgan grâce aux mutations affectant la forme des appendices chez la mouche drosophile. Ce type de mutation indique que l’on peut donc toucher les gènes qui codent la forme. La découverte de ces gènes que l’on a appelés gènes de développement a donc permis d’unifier 3 disciplines qui marquent le domaine de la biologie en tant qu’il est distinct des autres sciences comme la physique ou la sociologie. Ces disciplines sont le développement, l’évolution et la reproduction, ou plutôt la génétique.

Cette fusion entre génétique, développement et évolution permise par la découverte de ces gènes fait probablement de cette découverte l’une des plus grandes de ces dernières années. Si ces mutants ont été identifiés au début du siècle dernier, les gènes eux-mêmes, dont les mutations sont à l’origine des modifications morphologiques au cours du développement ont, pour leur part, été découverts dans les 20 dernières années. Ces gènes sont très particuliers car ils codent des facteurs de transcription qui régulent l’expression d’autres gènes au niveau du noyau, donc mettent en route des « programmes de développement », c’est-à-dire un ensemble de gènes effecteurs dans la construction de l’organisme. Ce sont donc des gènes « architectes » qui régulent l’expression d’autres gènes qui seraient des gènes constructeurs.

Ces gènes ont été également découverts chez les vertébrés, en particulier chez l’homme. Les gènes de développement de la famille des homogènes sont exprimés dans le système nerveux. Chaque domaine du système nerveux est caractérisé par une combinatoire d expression de ces gènes qui décide du devenir morphologique et fonctionnel de ce domaine d’expression. Cette combinatoire constitue donc une signature topologique.

Il faut savoir qu’au début, le cortex est un plan et non une boule (le cortex humain représente 2 mètres carrés pour seulement 4 millimètres d’épaisseur). Au cours du développement, le problème est donc de tracer des bords dans ce plan, de décider, on pourrait dire, où se trouve la ligne, on pourrait dire « entre le salon et la salle de bains ». Si pour une espèce donnée, la ligne se situe toujours au même endroit, il est clair que selon les espèces la surface totale diffère comme diffèrent les surfaces affectées aux différentes fonctions. Les bords bougent entre les espèces, ce qui explique que, en comparaison avec les singes, les aires associatives, cognitives sont proportionnellement plus étendues chez l’Homme que les aires olfactives. Ce sont donc les gènes de développement qui sont responsables de l’endroit où sont tracés les bords, c’est-à-dire de la surface dévolue aux différentes fonctions assurées par le système nerveux central.

Ainsi, chez Homo sapiens, le cerveau est non seulement plus grand que chez le chimpanzé (notre cousin le plus proche), mais les surfaces relatives dévolues aux fonctions sont aussi très différentes. Si la vie a commencé il y a 3,5 milliards d’années, l’apparition des singes est extraordinairement récente, et celle des hommes l’est encore plus. Nous nous sommes en effet séparés des gorilles et chimpanzés il y a environ 15 millions d’années, et de l’homme néandertalien, au passage un individu extraordinairement « cortiqué », il y a seulement 120 000 ans. Homo sapiens est donc apparu il y a 100 000 ou 40 000 ans, selon les critères que l’on choisira. Ce qui est très peu, on pourrait dire que, par rapport à l’apparition de la vie, c’est comme une dizaine de secondes dans une journée de 24 heures. L’apparition d’Homo sapiens constitue donc un phénomène d’une rapidité et d’une violence incroyables, provoqué probablement par des mutations dans les gènes de développement ou leurs éléments régulateurs.

Ceci amène Alain Prochiantz à proposer que nous sommes et ne sommes pas des animaux. Le système nerveux central sert, essentiellement, à se déplacer pour attraper ou collecter la nourriture, rejoindre ou saisir un partenaire sexuel, fuir un prédateur, c’est-à-dire qu’il permet de s’orienter et de bouger. Ses fonctions sont donc, à l’origine, de l’ordre du sensorimoteur. Ce qui explique, pour presque toutes les espèces, l’existence d’une relation linéaire entre la taille (poids du corps) et le poids du cerveau. Cette relation disparaît avec le genre Homo, et explose avec Homo sapiens. La surface du cortex perd son rapport de proportionnalité avec la taille du corps, du fait du développement des régions corticales qui ont donné à Homo sapiens ses extraordinaires performances cognitives.

Toutefois, la question du développement ne se limite pas à la formation des bords ou au seul développement précoce, le développement ne s’arrête pas à la naissance ou avec la puberté, mais continue chez l’adulte, donnant ainsi une nouvelle grille de lecture aux phénomènes d’adaptation.

Un premier élément est l’existence de cellules souches dans le cerveau adulte, donc d’un renouvellement qui touche de grandes populations cellulaires, neurones, astrocytes, oligo – dendrocytes. Un deuxième est que les neurones changent de forme. Par conséquent, bien que nous soyons toujours les mêmes, le cerveau se modifie, les neurones et les synapses changent et cette modification constitue un mode d’adaptation par modification de l’individu, par individuation et ce jusqu’à la mort. Les gènes du développement, bien évidemment, qui sont actifs chez les adultes, participent à cette fonction morphologique adulte. Après avoir « fait les bords » aux étapes précoces du développement il leur appartient de déterminer toute la vie comment se différencient les nouvelles cellules et comment évoluent les réseaux neuronaux.

Pour conclure, Alain Prochiantz rappelle que les gènes du développement sont des gènes que nous partageons avec les mouches, avec tous les métazoaires et même avec les métaphytes, les plantes. Ce sont probablement des modifications irréversibles des systèmes de régulation de l’expression de ces gènes qui sont à l’origine de l’évolution des espèces. L’évolution des individus dépend peut-être aussi de changements dans l’activité de ces gènes. De ce fait s’ouvre à la recherche médicale une nouvelle classe de cibles pharmacologiques : les gènes de développement.

DE LA PULSION DE MORT AU SUICIDE CELLULAIRE

» Psychanalyste, André Green s’intéresse au fonctionnement du système nerveux central, mais celui-ci n’est pas dissociable des mécanismes de la vie qui le passionnent. « Où est donc passé le psy ? », se demande-t-il quand il voit l’intitulé de la séance inaugurale « Cerveau, pensée, comportement » alors que le Congrès s’appelle « Psy et système nerveux central ». Pourquoi le psy a-t-il été en quelque sorte squeezé entre la pensée et le comportement ? S’il y a provocation de sa part, avec le titre qu’il a choisi, c’est parce qu’on s’est beaucoup moqué de Freud pour cette idée de la pulsion de mort, et que l’un des arguments principaux pour récuser toute crédibilité à la chose était bien que la biologie, elle, ne montrait rien qui puisse valider si peu que ce soit une idée de ce genre. C’est en 1920 que Freud a lancé l’idée, et nous nous retrouvons en 2002 avec un phénomène qu’on décrit – ce ne sont pas des psychanalystes qui l’écrivent, ce sont les biologistes eux-mêmes – sous le nom de suicide cellulaire.

Une lecture attentive de l’oeuvre de Freud montre qu’il accorde une prévalence à la pulsion de mort. On s’est étonné de cette conception que Freud a osé mettre en avant et du déséquilibre évident dans ce qu’il dit entre la pulsion de mort et ce qu’il appelle la pulsion de vie. Et voilà qu’aujourd’hui, ce que nous dit la biologie est que la vie n’existe que lorsque sont neutralisés les signaux qui commandent la mort cellulaire. Il y a là une rencontre doublement troublante, d’une part qu’une démarche clinique puisse aboutir à une intuition du genre de celle de Freud, et d’autre part que cette idée aille si puissamment contre le bon sens.

Les ancêtres du suicide cellulaire remontent vers 1855 avec la découverte de la chromatolyse. Il faudra attendre ces toutes dernières années pour voir apparaître la notion dans toute sa précision avec l’ouvrage de Jean-Claude Ameisen (1999) La sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice. Pour André Green, il ouvre des perspectives épistémologiques intéressantes pour les psychanalystes. Ce qui finit par émerger au début des années 70, à propos de la mort cellulaire c’est que « la mort cellulaire est programmée au niveau des modalités précises de sa réalisation, le suicide cellulaire résulte du déroulement d’une séquence stéréotypée d’événements coordonnés…  »

C’est un phénomène actif d’autodestruction et il ne faut pas chercher à y déceler des germes d’intentionnalité. Au contraire, ce que montrent les biologistes, c’est l’indifférence aveugle de tous ces mécanismes à l’égard de tout ce qui peut concerner l’avenir de l’espèce. Ce suicide cellulaire résulte d’une instruction qui est puisée dans le code génétique. En prenant le cas d’une moisissure, elle peut créer lors des circonstances défavorables un corps, formé d’un agrégat de cellules, qui connaît plusieurs phases transitoires, et qui finira peut-être par se dissoudre en un corps multicellulaire, à un certain moment de son périple. Cette colonie de cellules individus va se transformer en un individu nouveau. Pour Ameisen, « une -grande partie des cellules qui composent ce corps sont des cadavres des cellules mortes…  » La grande idée qui préside c’est que les organismes se répartissent d’une part entre des cellules qui meurent au fur et à mesure que le corps se construit et que d’autre part, il existe un état de la vie où les cellules sont comparées à l’état des spores, c’est-à-dire qu’elles vivent d’une vie ralentie.

La mort programmée nécessite la fabrication par la cellule elle-même, en réponse à un signal de mort, des armes qui vont la faire disparaître. La description vers 1970 du suicide cellulaire arrive à une précision tout à fait remarquable. Idée nouvelle, c’est le groupe cellulaire qui est premier et non la cellule. Ce groupe cellulaire fonctionne essentiellement sur les relations qu’une cellule entretient avec son entourage. Lorsque les signaux de la mort cellulaire sont donnés, la première manoeuvre est celle de la déconnexion de tous ses liens avec les cellules environnantes. Ensuite arrive un état de morcellement avec condensation et fragmentation du noyau. Suit alors une découpe des gènes comme par l’action d’une paire de ciseaux, qui réduit les gènes à des états de fragments totalement isolés. Puis c’est le corps cellulaire qui se condense et se fragmente. Quant aux membranes, si elles ont perdu leurs connexions, elles n’éclatent pas, ce qui évite un retentissement trop fâcheux sur son entourage.

Il y a là, pense André Green, des idées à retenir et notamment cette idée essentielle de la déconnexion. En effet, si maintenant on comprend que c’est la position des cellules qui est importante, ceci ne se dissout pas dans u n concept vague de coordination ou de groupalité, mais d’interdépendance fonctionnelle à partir des signaux échangés. Il y a des raisons particulières qui ne sont pas toujours bien connues qui provoquent le suicide cellulaire. Il pense aussi que les développements tirés di système immunitaire par Gerald Edelmai (1992) dans Biologie de la conscience, sont de vues profondes et stimulantes sur le fonctionnement du système nerveux et sur l’importance relative de ce qu’il appelle « le système d soi » et « le système du non- soi ».

André Green précise : nous avions l’idée qu nous naissions avec un capital de neurones que nous pouvions en perdre mais nous n pouvions jamais les remplacer. Il y avait matière à rêverie sur ce trésor, cette peau q chagrin qui était notre lot de mammifère supérieur. Eh bien c’est faux ! C’est faux parce que d’abord au cours du développement neuronal la perte en cellules est considérable, elle peut atteindre 85 % dans certaines zones cérébrales. Ce qui se révèle également nouveau c’est que la greffe des neurones est possible qu’on ne soupçonnait pas que des neurones dits sans passé, greffés au milieu d’autres, pourraient acquérir leur expérience.

« Le destin d’une cellule dépend de la qualité liens provisoires qu’elle a tissés avec son environnement », affirme Ameisen. Ici on retrouve force des idées concernant l’auto- organisation qui a été sous-exploitée dans notre discipline. En ce qui concerne un phénomène qui a toujours retenu l’attention des psychanalyste qu’ils ne cessent d’élaborer, voici ce que n apprenons – « Quelle que soit la manière do se reconstruisent au cours de notre existence, les réseaux qui contrôlent notre mémoire la plus ancienne sont sans doute ceux qui constitue la trame la plus riche et la plus solide de la tapis de notre cerveau ». Ce n’est donc pas une vue de l’esprit que de défendre l’idée de l’importance des premières relations chez l’ humain. Ni une mystique, ni une intentionnalité, l’idée du groupe cellulaire premier a une résonance pour la psychanalyse. La conception du sujet de la psychanalyse a rompu avec deux idées ( l’idée de l’unité et l’idée de l’homogénéité. Et de la même manière que les biologistes mêmes insistent sur l’hétérogénéité cellulaire, André Green insiste sur l’hétérogénéité constitutive du psychisme. À partir du moment (et ceci a bien été vu dans les tendances modernes de la psychanalyse sous forme de la relation d’objet) où Freud propose l’idée que l’individu n’est repérable qu’à travers la définition de sa relation parents, à ses géniteurs, c’est le concept famille qui prend la place du concept de sujet. À partir du moment où Freud insiste rôle de l’identification, on voit bien que le sujet du psychisme auquel il pense est égal fait d’un ensemble de rapports internes. Green le compare au groupe cellulaire : ses relations avec les personnages les plus importants qui ont marqué sa vie, et surtout son enfance, sont les agents déterminants son psychisme. C’est bien parce qu’il y a cette division qu’il peut y avoir, par ailleurs, transfert. Il n’y aurait pas de transfert possible, s’il n’y avait justement cette aptitude à rencontrer l’autre, cette nécessité de relations, qui soient en même temps intrapsychiques et intersubjectives.

La psychanalyse entretient avec la biologie des rapports de résonance et pour André Green : « Nous ne sommes pas en mesure de dire aujourd’hui de quelle manière on passe de l’une à l’autre, mais il y a quand même des comparaisons qui parlent. Et comment oublier que Freud a commencé par qualifier les psychoses de névroses narcissiques pour arriver, à la fin de sa vie, à considérer que les psychoses étaient surtout marquées par les forces de destruction. Si nous rapprochons ces deux idées, nous comprenons que l’idée initiale du narcissisme est bien cet état de déconnexion et de rupture des liens, qui favorise l’entrée en jeu des mécanismes de destruction ».

Enfin, pour André Green, il reste au moins encore un problème sur lequel nous devons réfléchir, et qui a beaucoup agité la communauté analytique française, celui du rapport du langage et de l’inconscient. Dans le rapport à l’autre, le langage joue un rôle tout à fait fondamental et quand nous parlons de la représentation de l’autre en soi, que fait le langage sinon cela ? Que fait le langage sinon qu’à travers la production d’énoncés reconnaissables comme interprétables, obligatoirement « j’incorpore le langage de l’autre en moi ». Si le langage est le plus sophistiqué des modes de transmission, nous savons cependant que les autres modes de transmission persistent, et ont leurs propres mécanismes. C’est ce qui fait qu’André Green pense que ce n’est pas du côté de la linguistique que la solution viendra ais du côté de la sémiologie et de la séméiotique pour que nous comprenions les relations qui existent entre ces divers niveaux de transmission intersubjective et intrapsychique.

Pour conclure, André Green estime que ceci est tout le travail de l’analyste qui, fondé sur un rapport verbal indispensable, en arrive à être obligé de penser, de traiter et de théoriser les rapports du système linguistique avec celui des systèmes non linguistiques dont celui des représentations qui jouent le rôle le plus important dans la conception psychanalytique. En fin de compte, ces différents langages, coexistant au sein de l’individu, semblent refléter cette hétérogénéité et la nécessité de liens optimaux entre eux pour que continue à fonctionner une entité non seulement vivante mais également psychique.

L’inconscient cognitif

» En introduction de sa conférence, Boris Cyrulnik, psychiatre, éthologue, rappelle que I*inconscient est un mot qui existait bien avant Freud et qui était alors la spécialité des zoologues. Il souligne que pour ce qui est de l’inconscient cognitif, on ne peut pas être conscient de tout dans le monde, tout percevoir du monde, et, même au contraire, la partie sensorielle du monde que l’on perçoit est minuscule comparé au réel qui est innombrable. C’est lui qui donne forme au réel en sélectionnant ce à quoi neurologiquement, sensoriellement, nous sommes préférentiellement sensibles.

En neurologie, certaines situations cliniques peuvent aider à comprendre ce que pourrait être l’inconscient cognitif. Ainsi, lors de certaines altérations pariéto – occipitales droites qui provoquent des négligences spatiales gauches, le sujet blessé soutient qu’il voit tout mais en fait il ne prend pas conscience de tout ce qui est dans le champ gauche. De la même manière, une personne sur 10 ne perçoit pas le rouge et pourtant elle soutient qu’elle voit toutes les couleurs du monde. Son monde est cohérent quand même. Les personnes qui ont une négligence spatiale gauche ont donc aussi un monde cohérent mais cela donne une représentation du monde un peu particulière. Le syndrome d’Anton Babinski en est un autre exemple : les patients ont une paralysie de l’hémicorps gauche et soutiennent qu’ils ne sont pas paralysés parce qu’ils ne peuvent pas en prendre conscience. Ils trouvent toujours une raison cohérente pour expliquer pourquoi ils ne répondent pas aux stimulations qui viennent de leur hémicorps gauche.

Boris Cyrulnik nous montre également que nous pouvons aussi apprendre à notre insu : il y a en effet des apprentissages totalement non conscients. Des tests montrent ainsi que nous pouvons apprendre des choses totalement non conscientes. Bien sûr cette attention sélective, cet inconscient cognitif est très proche de la mémoire implicite qui entraîne des automatismes, c’est-à-dire des sensibilités préférentielles au monde. On ne perçoit pas tout du monde, et ce que l’on perçoit structure notre monde.

Chez l’homme, la synaptogenèse continue pendant toute la vie, et même dans les maladies d’Alzheimer cela continue alors qu’une partie du cerveau disparait, une autre partie continue à circuiter. C’est toutefois dans les petites années que nous apprenons plus vite et ces éléments peuvent s’incorporer dans notre cerveau, « frayés », « stabilisés synaptiquement » (Changeux). Cela crée une aptitude préférentielle, une sensibilité préférentielle à un type de monde. Donc l’empreinte du réel structure notre cerveau qui crée des sensibilités préférentielles et des habiletés relationnelles.

Boris Cyrulnik s’interroge : « Puisque cette notion de crypte est possible, est-ce que cela est possible chez les êtres humains avant la parole ? » Certaines expériences concernant les apprentissages dans les semaines qui précèdent la naissance, réalisées à partir d’observations intra-utérines, montrent qu’il y a des préférences comportementales réactionnelles. Cela illustre l’idée que les apprentissages non conscients, et non pas inconscients au sens freudien du terme, commencent très tôt à provoquer des structurations du monde.

Dans la thèse d’Anne Robichez, il apparaît très clairement qu’à partir du 1 Il mois, tout bébé doit pointer du doigt en direction d’un objet saillant de son monde, regarder dans une autre direction de l’espace vers la figure saillante, c’est-à-dire la figure d’attachement, l’adulte privilégié, avec lequel il a un lien d’attachement, et tenter d’articuler des mots. Cet ensemble comportemental apparaît vers le 1 l’- 13′ mois. S’il apparaît, on peut prédire que le bébé parlera parce que ce geste désignatif a une fonction séiotique. Dans la même idée, Baron Cohen a travaillé sur 16 000 dossiers avec 3 items comportementaux à 15 mois : est-ce que le bébé soutient le regard, est-ce q’il pointe du doigt, est-ce qu’il joue à faire semblant ?

Sur l’ensemble des enfants, 44 n’avaient pas accès à ces trois items : 30 avaient eu une tragédie médicale ou humaine, 14 ont été diagnostiqués autistes à l’âge de 3 1/2 ans. Ce diagnostic aurait pu être porté dès l’âge de 15 mois parce qu’un bébé qui ne pointe pas du doigt dans son monde de représentations préverbales n’a pas compris que par un geste on peut manipuler le monde mental de la figure d’attachement.

Boris Cyrulnik évoque également des expériences qui ont été réalisées sur l’ontogenèse de l’empathie (d’après Premack) avec une série d’enfants de 3 et de 4 ans. Elles montrent que certains enfants ont un trouble de l’ontogenèse de l’empathie par carence affective, par excès d’entourage affectif ou pour d’autres raisons pas encore comprises et qui semblent prouver que l’enfant reste alors prisonnier de son mode et ne se représente pas le monde d’un autre.

L’émotion est aussi une forme de biologie, elle peut être provoquée par des images, des gestes ou des mots. L’émotion que l’on provoque dans le corps de l’autre peut modifier sa réceptivité au monde, donc modifier ses apprentissages. On peut donc remanier cognitivement nos apprentissages à notre insu. Des travaux réalisés avec des enfants isolés, abandonnés montrent qu’ils ne parlent que des moments relationnels. Lorsqu’ils sont passés dans des moments d’isolement sociaux, affectifs ou sensoriels, ils ne mettent rien en mémoire. Il faut un autre pour constituer sa mémoire intime.

Chez les personnes âgées, Boris Cyrulnik propose le terme « d’effet palemseste », terme qu’il a découvert chez Baudelaire (Le Palemseste de la mémoire). Il nous rappelle que Eco, Baudelaire et Freud disent à peu près la même chose : on retrouve les morceaux de réalité déniés dans la période d’une enfance reculée, on retrouve les symptômes psychiques pendant toute la vie ; c’est-à-dire que probablement le fait qu’il y ait des phénomènes biologiques n’exclut pas le travail de la mémoire et le travail de la parole, le travail psychologique.

Comment rendre observable cet effet palemseste chez les gens âgés ? Pour cela on a la musique. Nous nous rappelons très longtemps l’air des chansons alors qu’on oublie très vite les paroles. On rend là déjà observable que la musique tient mieux que les mots dans la mémoire biologique, elle s’imprègne mieux, et effectivement, en neurologie, on voit que la période qui imprègne la musique est contextuelle autour de la zone du langage et que les enfants dès l’âge de 10 mois répondent à la musique avant de répondre aux mots. La musique s’imprègne mieux dans le cerveau que les mots, ce qui est un peu analogue à l’aphasie des polyglottes.

On a donc un argument en faveur de l’effet palemseste, et aussi des arguments en faveur des retours de mémoire quand les problèmes ont été déniés psychologiquement, c’est-à-dire que le déni psychologique qui est une notion de psychanalyse crée un monde intime qui modifie les apprentissages. Et l’on voit alors un problème qui apparemment pendant toute la vie n’a pas agi au prix d’une amputation de la personnalité, et bien au 31 âge ou au moment où démarre un processus d’Alzheimer, on voit resurgir les problèmes enfouis dans la mémoire, des problèmes traumatiques par exemple qui étaient arrivés cinquante ans avant et qui resurgissent comme si c’était aujourd’hui.

En conclusion Boris Curulnik rappelle que la conscience a été assassinée au XIX, siècle, surtout par les psychanalystes, et que l’inconscient s’est beaucoup développé surtout avec Freud qui l’a chargé d’un sens particulier qui est celui de notre culture. Mais aussi, comme il l’a démontré lors de sa conférence, qu’il est important d’y ajouter cette notion d’inconscient cognitif qui existe autour de la parole c’est-à-dire avant elle, à l’occasion de la parole et même après elle.

De la molécule au comportement

« Qu’en est-il du réductionnisme aujourd’hui ? Le totalisme moléculaire va-t-il tout emporter sur son passage ? », s’interroge Patrice Boyer, chercheur en neurosciences et psychiatre. Toute molécule en se fixant à un récepteur va déclencher une cascade d’événements tranductionnels puis transcriptionnels . Il s’agit d’événements moléculaires intracellulaires puis intranucléaires qui aboutissent toujours via l’activation d’une protéine kinase à une synthèse protéique quel que soit le système de second messager.

Le résultat est par définition un événement neural, et le problème est de savoir comment cet événement neural va être intégré dans le grand brouhaha cérébral. Il est évidemment naïf de penser qu’un tel événement puisse être transcrit en comportement, mais il faut essayer de comprendre quelles sont les voies d’intégration qui lui sont offertes pour qu’il puisse modifier ou s’implémenter dans un programme d’actions.

Un événement neural naît dans le cerveau, soit au niveau du néo-cortex, c’est-à-dire des cortex sensoriels primaires et des cortex multimodaux associatifs qui constituent la plus grande superficie du néo-cortex (notamment les plus antérieurs d’entre eux qui sont impliqués en psychopathologie dans la plupart des maladies : cortex frontal et préfrontal, dorso-latéral, ventro- orbitaire, médian), soit au niveau du paléo-cortex, c’est-à-dire des structures médianes et du cortex cingulaire (qui joue un rôle très important dans la régulation de l’action) soit au niveau de l’archi-cortex, c’est-à-dire au niveau des structures limbiques (hippocampe, amygdale, nucleus accumbens). Ce dernier est un cortex un peu particulier car il s’agit d’un cortex à trois couches donc la communication va être différente, mais dans la régulation de l’événement neural (intégration des sorties possibles), il est particulièrement intéressant pour notre discipline (importance attribuée aux régulations hippocampiques, amygdaliennes/mémoire, émotions). Le piège est d’attribuer à une structure précise une fonction déterminante, de hiérarchiser alors qu’il faut davantage prendre en compte les boucles de contrôle et leur fonctionnement. Il n’en reste pas moins qu’un événement neural va survenir à un de ces différents niveaux et se traduire en une modification du comportement et un changement des programmes d’action.

Il ne faut pas oublier non plus les structures sous- corticales et les boucles de rétrocontrôle cortico – sous- corticales (striato- thalamo- corticales notamment) et élucider comment ces dernières régulent les aires de projection. 80 % des synapses qui vont projeter dans le néo-cortex et qui intéressent la boucle thalam o-corticale ou les autres boucles, sont glutamatergiques et donc excitatrices (feed-back positif). Les autres synapses sont le plus souvent inhibitrices (feed-backs négatifs de type GABA), les synapses dopaminergiques ayant un rôle modulateur assez complexe.

Le plus souvent donc, l’événement neural va se traduire en excitation et en projection excitatrice au niveau des synapses du feed back positif. C’est finalement ce feed-back qui devra être régulé. Comment va se canaliser le potentiel d’action excitateur qui diffuse au niveau des couches les plus superficielles ? À quoi va-t-il donner naissance ? Dans un élan un peu provocateur, Patrice Boyer pose la question suivante : « Peut-on modifier un schéma fait pour la motricité pour rendre compte d’un événement mental ? » « Peut-on reconsidérer les boucles de contrôle, qui sont des boucles corticosous-corticales, voire même plus postérieures, comme pouvant être impliqués dans quelque chose qui s’appellerait un événement mental ? » C’est là que se situent probablement la pierre d’achoppement et le point de rupture entre les disciplines. Dans cet ordre d’idée, on peut citer par exemple Baxter qui a construit toute sa pathogénie du TOC sur ces boucles et sur l’idée d’un équilibre entre des boucles excitatrices qui implémentent une action directe et celles qui vont interrompre l’action directe. La pathologie du TOC étant une pathologie de l’action qui ne peut pas s’interrompre. En réalité les choses sont plus complexes.

En restant dans la motricité, on constate que ce qui est excitateur part du cortex paralimbique et passe par le striatum ventral. Par contre, la vole qui vient du cortex associatif et qui projette comme les autres dans le thalamus pour reprojeter sur le cortex par le circuit thalamo-cortical est inhibitrice. Ce qui caractériserait les cortex les plus évolués serait donc la possibilité d’interrompre, d’inhiber, de freiner.

Au seul niveau de la motricité, Patrice Boyer souligne cette distinction qui est très importante. Les cortex associatifs sont des cortex capables d’envoyer des messages qui sont plutôt des messages de freination et d’interruption par rapport à ce qui est paralimbique, notamment l’hippocampe et l’amygdale, qui au contraire contribuent à l’action. A un niveau plus architectonique, il se trouve que toutes les boucles aboutissent au niveau des terminaisons dendritiques des couches superficielles. Tout se passe comme si les projections excitatrices et les feed-backs positifs projetaient in fine au niveau des couches les plus superficielles du néo-cortex. Au niveau des relais des cellules pyramidales et des interneurones qui sont à ce niveau, les projections ! font vers les terminaisons dendritiques des couches superficielles.

Comme le souligne Patrice Boyer, le fa remarquable, et c’est de cette façon que I’on peut peut-être modéliser l’intégration d’un comportement ou tout au moins la naissant d’un événement mental, est que les connexions superficielles sont incapables c générer des potentiels d’action et de transmettre un signal si elles ne sont pas synchronisées par les projections thalamo-cortical. Tout se passe comme s’il existait une réverbération thalamo-corticale et que ce qui fait ascendant excitateur venant du thalamus provoquait un phénomène de réverbération da une bande de fréquence précise (40 Hz ?). J. Tassin dit très volontiers que c’est la domine qui va donner un sens aux événement Qu’est-ce que cela voudrait dire dans cette schématisation ?

Un événement neural va se traduire soit par l’activation d’une boucle de type excitatrice de l’action c’est-à-dire le déclenchement d’une programme d’action qui est de type implementation d’un acte (un acte moteur ou, da certaines conditions beaucoup plus cor plexes, acte finalisé) ou va aboutir, si la seco de voie prend le pas au freinage de cet action, à la modulation, à l’inhibition. Ce qui est excitateur projetant au niveau des couches superficielles rentre alors en rêve bération dans une bande de fréquence dite de « conscience » ou tout au moins de « mentalisation », grâce d’une part à une excitation thalamo-corticale et à d’autre part un input dopa – minergique venant de l’aire tegmentale ventrale. Il n’est donc pas absurde de penser qu’une signalisation se traduise par un évènement mental à partir du moment où sur modulation dopaminergique vient accompagner la réverbération thalamo-corticale.

Patrice Boyer pense qu’il existe aujourd’hui des moyens de concevoir une voie finale comportementale ou tout au moins des comportements mentalisés dans notre spécialité partir de l’intégration d’événements neuraux et que les dysfonctions de telle boucle c contrôle ou de rétro-contrôle (application thérapeutiques actuelles en relaçant les stimulations thalamo-corticales en stimulant les noyaux sous-thalamiques) jouent sur l’événement mental.

Et comme il le souligne pour conclure, il aurait donc la possibilité de faire un po entre des événements locaux moléculaires une intégration qui finalement est une intégration événementielle.

Nous remercions vivement ces prestigieux orateurs, d’horizons et de pratiques différentes, d’avoir su nous montrer et nous faire découvrir de nouvelles pistes de réflexion et d’étude sur ces questions « ce veau, pensée et comportement » auxquels nous sommes tous confrontés dans notre pratique quotidienne.

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