Charles MELMAN : « L’homme sans gravité. Jouir à tout prix »

Editions Denoël, 2002.

La nouvelle économie psychique (NEP) dont nous parle ce livre correspond à une faillite et à un progrès. Faillite des limites, progrès de la science, pour faire court et approximatif.

En effet, le progrès de la science se traduit par une mise à disposition d’objets de satisfaction, dont plus rien ne permet d’en apercevoir la limite : si ça n’est pas disponible aujourd’hui, ça le sera sûrement demain.

Les conséquences sur l’économie psychique, basée jusque là sur le refoulement, sont majeures. Le refoulement cède la place à une jouissance sans limites, et crée un rapport à l’objet marqué par la perversion généralisée.

L’homme nouveau est donc une sorte de mutant, se situant dans une exigence toujours accrue, et dont le rapport au savoir se trouve lui aussi modifié. En effet, ce savoir est devenu un savoir technique, c’est-à-dire orienté par la question de savoir comment satisfaire le besoin d’objet.

Cette économie se manifeste aussi dans le langage : on passe ainsi d’une économie du signifiant (représentant le sujet pour un autre signifiant), à une économie du signe (représentant le sujet pour un autre sujet). Pour le dire autrement, l’économie du signifiant fait qu’une parole renvoie toujours à autre chose, contient à la fois ce à quoi elle fait directement référence, mais aussi appelle d’autres représentations, et donc s’ouvre sur la polysémie et la richesse des sens multiples. La parole poétique en est l’extrême, pur renvoi de la chaîne signifiante, où toutes les dimensions du langage sont convoquées (sémantique, syntaxiques, littérales, mais aussi prosodique, sonores, visuelles, etc..

Lorsque le langage est dirigé par une économie du signe, par contre, on assiste à un appauvrissement : le signe est ce qui ne renvoie qu’à la chose qu’il désigne, sans plus. Le signe a d’ailleurs horreur de la polysémie : une chose est une chose. L’extrême en est la parole technique, ou encore iconique, sans ambiguïté, un peu comme le code de la route. Imagine-t-on une lecture plurielle et subjective des panneaux de circulation ?

Nous sommes donc passé, dans le langage, à une économie du signe, où ce que l’on dit ne veut surtout rien dire d’autre que ce qui est dit explicitement. Cette économie nouvelle interroge alors la place actuelle de l’inconscient et du transfert.

L’inconscient, d’abord, parce que dans une économie psychique basée sur le refoulement et sur le signifiant, la division du sujet se traduit dans la division entre énoncé et énonciation, notamment dans tout ce qui vient « trouer » le langage, lui donner un sens autre, comme le montrent les lapsus, les oublis, etc.. Quand c’est le signe qui conduit le langage, ce qui ne demande qu’à se faire entendre n’a plus vraiment la même place, et en tout cas n’a plus cette possibilité basée sur la polysémie du langage. Que reste-t-il ? Le passage à l’acte, l’acting out, l’expression crue et directe de ce qui, auparavant, était voilé, refoulé, de ce qui manquait. D’où peut-être aujourd’hui, cette exigence nouvelle à tout dire, de manière directe, comme gage d’authenticité. Nous sommes passé de l’ère de la parole à celle de la communication.

Le transfert, ensuite. Que nous demande-t-on aujourd’hui, à nous psychologues ? D’avoir la notice technique permettant de débloquer une machine un peu ou beaucoup grippée. Il n’y a donc plus de transfert au sens classique, dans la mesure où on ne nous suppose plus un savoir sur l’inconscient, un savoir issu de l’Autre, un savoir permettant de dénouer les signifiants de cet autre langage, puisqu’il n’y a plus d’autre langage qu’un langage technique qui ne supporte de dire que ce que ses signes exhibent. Nous sommes donc sommés de nous dépatouiller avec ces signes, comme peut l’être un médecin ou un dépanneur.

Plus de transfert, un inconscient « mis sur la table », que nous reste-t-il donc ? Charles Melman n’est guère optimiste, malgré les relances de Jean-Pierre Lebrun, qui se demande s’il n’y aurait quand même pas quelque chose à faire. « On ne peut faire que dans le transfert », lui réplique Melman, phrase qu’il nous faut méditer, et, sans doute, assumer.

Il y a bien d’autres choses, dans ce livre, et ce qui précède ne se veut qu’une incitation à le lire, ou à en discuter.

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