Cinq idées reçues sur l’immigration.

Par François Héran

Publié dans « Populations et sociétés », BULLETIN MENSUEL D’INFORMATION DE L’INSTITUT NATIONAL D’ÉTUDES DÉMOGRAPHIQUES » , n°397, janvier 2004

L ‘immigration est un thème à ce point passionnel dans notre pays qu’il devient difficile de faire sereinement le partage entre les faits établis et les idée reçues. Essayons, à la lumière des connaissances disponibles, de dissiper quelques confusion.

Première idée reçue : la France serait un « pays d’immigration massive »

La France est certes un vieux pays d’immigration mais il y a déjà vingt-cinq ans qu’elle n’est plus un pays d’immigration massive. Elle est devenue au contraire le pays d’Europe où la croissance démographique dépend le moins de l’immigration : pour un quart à un cinquième seulement. Chaque année, la France compte 200 000 naissances de plus que de décès, alors que le solde migratoire (la différence entre les entrées et les sorties de migrants) est estimé aux alentours de 65 000 personnes. Même en faisant l’hypothèse invraisemblable que les statisticiens français auraient tout faux et leurs collègues européens tout juste, au point de devoir doubler notre solde migratoire et de laisser inchangés ceux des pays voisins, l’apport migratoire ne représenterait encore que 40 % de notre croissance, ce qui laisserait la France dans les derniers pays d’Europe par l’importance de l’immigration. Ce constat a beau figurer chaque année au bilan démographique de l’Insee, à celui d’Eurostat, et Population & Sociétés en faire état systématiquement dans son numéro de mars, il reste largement méconnu. C’est l’image contraire qui prévaut : celle d’une France en déclin démographique, prise d’assaut par une vague montante d’immigration. À quoi tient une telle méconnaissance ?

D’abord au fait que des concentrations locales peuvent aboutir à des proportions de population immigrée extrêmement élevées dans certaines communes. Ensuite et surtout, au fait que l’on confond la situation actuelle et les conséquences de la situation passée. La France a bel et bien été un pays de forte immigration après la Première Guerre mondiale (le solde migratoire représentait alors les deux tiers de la crois-sance démographique) ainsi que des années soixante au milieu des années soixante-dix (où sa contribution atteignait encore 40 %, alors que le baby-boom n’était pas achevé). Sur la longue durée, les historiens ont souligné à juste titre l’apport des migrations au développement de la société, particulièrement visible en milieu ouvrier ainsi que dans l’intelligentsia. Cet apport est plus ancien et plus soutenu que dans les autres pays européens.

Si la France a un sérieux problème d’intégration à résoudre, que ce soit dans le système éducatif ou le marché du travail, cela concerne d’abord les enfants issus des grandes vagues migratoires ouvrières des années 1950-1974, parvenus à l’âge actif en temps de crise économique. Cette question majeure nourrit aujourd’hui le débat public. Il ne faut pas la confondre avec celle du flux actuel des immigrants, qui reste, malgré toutes les majorations qu’on voudra, très en deçà des niveaux atteints il y a trente ans et sans commune mesure avec les niveaux atteints aujourd’hui en Allemagne et en Europe du Sud : la maîtrise des flux par les autorités françaises est plus efficace qu’on ne le dit, ce qui se combine avec le fait que notre faible taux de croissance rend le pays moins attractif. En rappelant ainsi les ordres de grandeur du phénomène, on ne nie pas la pression migratoire exercée aux frontières. Cette pression existe, en particulier à travers la procédure de demande d’asile, mais elle ne s’assimile pas à une invasion, elle correspond pour l’essentiel à un flux régulier en provenance de nos anciennes colonies d’Afrique et d’Asie, où les étudiants sont de plus en plus nombreux. Rien à voir avec les migrations massives que l’Allemagne a accueillies en provenance de l’ex-Union soviétique et de l’ex-Yougoslavie. Rien à voir non plus avec les migrations de main-d’œuvre qui affluent dans les pays de l’Europe méditerranéenne en pleine croissance.

Deuxième idée reçue : le taux de fécondité de la France serait largement dû aux familles immigrées.

Une façon de nier ces constats consiste à dire que l’ex-cédent des naissances sur les décès observable en France, de très loin le plus important d’Europe, serait largement dû aux naissances des enfants d’immigrés. De façon logique, en effet, l’Insee ne compte pas comme immigrés les enfants d’immigrés qui naissent sur le sol français : ils n’ont franchi aucune frontière. Du coup, l’enfant né en France d’un couple d’immigrés figure au solde naturel et non au solde migratoire. Cela fausserait-il notre bilan démographique par rapport à celui de nos voisins ? C’est oublier que le problème se pose à l’identique dans tous les pays d’Europe : les démographes français suivent là une norme universelle. Si l’on voulait y renoncer, il faudrait faire de même dans tous les pays d’immigration, ce qui laisserait inchangé le classement réciproque des pays.

Peut-on néanmoins en avoir le cœur net en évaluant la contribution récente de l’immigration à la fécondité de la France ? Le calcul vient d’être actualisé pour la décennie 1990 par Laurent Toulemon, grâce à l’enquête « Étude de l’histoire familiale » associée au recensement de 1999. Disons seulement que l’écart entre la fécondité des immigrées et celle des Françaises natives est très inférieur aux chiffres qui circulent. Dans la période 1991-1998, le nombre moyen d’enfants par femme était de 1,72 en la famille immigrée surchargée d’enfants cessera de correspondre à la réalité.

Troisième idée reçue : indénombrable, l’immigration irrégulière serait « innombrable ».

Ce n’est pas parce que l’immigration irrégulière est en toute rigueur indénombrable qu’elle est nécessairement innombrable. Les opérations de régularisation effectuées périodiquement dans les pays européens donnent en fait une idée de leur ordre de grandeur car le simple bruit d’une régularisation mobilise rapidement les intéressés. En réalité, on surestime toujours le nombre des sans-papiers. La France a régularisé en 1982 quelque 132 000 immigrés et satisfait en 1997-1998 environ 90 000 demandes sur 130 000 (une fois décomptées les demandes déposées en double). L’erreur à ne pas faire serait d’ajouter ces données de stock à des données de flux. Dans les deux cas, en effet, il s’est avéré que les durées de séjour des migrants non déclarés s’étalaient sur une dizaine d’années, ce qui conduit à les répartir sur le solde migratoire des dix années pré-cédentes, soit un supplément annuel de 13 000 migrants.

Comparé au solde provisoire estimé par l’Insee (50 000 en année moyenne), c’est une révision à la hausse de 25 %. Correctif important, sans doute, que l’on peut encore majorer par acquit de conscience, mais qui ne bouleverse pas les ordres de grandeur de l’immigration, laquelle reste régulière dans sa grande majorité. On est loin des opérations de régularisation de très grande envergure qu’ont dû mener l’Espagne, l’Italie et la Grèce ces cinq dernières années, avec des effectifs de demandeurs qui ont parfois excédé le demi-million.

Une autre voie d’approche consiste à concentrer les analyses sur les terrains privilégiés du travail non déclaré, principal soutien économique de l’immigra-tion irrégulière. Comme le rappelle une section du rapport Weil de 1997, ce type d’activité se concentre à plus de 90 % dans le BTP, le tourisme, le travail agricole, la confection et le service domestique. Les investiga-tions menées dans ces secteurs montrent que l’immigration irrégulière y côtoie une main-d’œuvre au noir nationale encore plus nombreuse, ce qui limite le nombre maximum d’immigrés impliqués. Une partie de cette irrégularité est engendrée par la réglementation du travail saisonnier et temporaire, dont la décla-ration est lourde pour l’employeur et peu intéressante pour l’employé.

Quatrième idée reçue : la statistique publique serait impuissante à comptabiliser correctement les immigrés.

La mesure des flux migratoires est un art difficile : seule une partie des entrées sont enregistrées par les organismes officiels et les retours ne sont guère observables. Mais la cohérence des équations démographiques permet en partie de combler ces lacunes. Une fois nés et élevés en France, les enfants de l’immigration sont intégrés dans la statistique démographique, sociale ou scolaire. Il est toujours possible de relever des incohérences comptables quand on descend dans le détail, mais les démographes n’imaginent pas que leur rôle soit de forcer la réalité à produire des données parfaites. Mieux vaut chercher à comprendre la source sociale des biais que de vouloir les abolir. On sait, par exemple, grâce à une enquête longitudinale de l’Insee, qu’une fraction croissante des personnes âgées ayant migré en France dans leur jeune âge tendent avec le temps à se déclarer rétrospectivement « Françaises de naissance » au lieu de continuer à dire qu’elles ont acquis la nationalité. Avec le temps, elles ne se sentent plus immigrées. Il serait absurde de dénoncer là une « fausse déclaration » et de sommer l’Insee d’y mettre bon ordre : c’est à l’évidence un signe d’intégration accomplie.

Il en est de même pour les familles qui ne savent pas toujours si leurs enfants nés en France sont français de naissance (c’est le cas, en vertu du double droit du sol, si les parents sont eux-mêmes nés dans l’Algérie française avant 1962) ou s’ils le deviennent à l’âge de 13 ans, 16 ans ou 18 ans (par application du droit du sol simple, avec la possibilité de demandes anticipées). Certaines familles déclarent ainsi au recensement une nationalité qui reste encore à venir. Le démographe appellera-t-il les autorités à la rescousse pour mettre fin à ces flottements ? Tel n’est pas son rôle.

Quant à faire du recensement de la population une vaste opération de reprise en main qui obligerait les immigrés à se faire enregistrer pour avoir droit aux services sociaux, cela reviendrait à dénaturer le recensement, qui repose d’abord sur des liens de confiance entre l’Insee, les mairies et la population. Ce serait aussi une remise en cause frontale du régime d’encadrement statistique de la population française. On le dit trop peu : ce régime est le plus libéral d’Europe avec celui de la Grande-Bretagne. Nous ne sommes pas tenus de déclarer en mairie nos changements de résidence sur des registres de population, alors que cette obligation est générale chez nos voisins et conditionne souvent l’accès à l’école et à la protection sociale. Si ces registres sont informatisés et centralisés (comme cela se fait en Belgique et dans les pays nordiques), ils permettent de suivre à la trace tous les foyers, immigrés compris. Mais on ne peut oublier les leçons du passé : la seule période de notre histoire où la déclaration du changement de résidence a été rendue obligatoire est le régime de Vichy, qui s’en est servi pour organiser la rafle du Vél d’Hiv en juillet 1942. Ce système a été aboli à la Libération. Aucun organisme statistique n’en demande aujourd’hui le rétablissement.

Cinquième idée reçue : accueillir l’immigration, c’est accueillir la « misère du monde ».

Adam Smith remerciait les pauvres de se déplacer spontanément vers les zones riches pour égaliser les salaires d’une zone à l’autre. Tout en esquissant ce modèle de type « gravitationnel », début d’une longue série, il reconnaissait que « l’homme est de tous les bagages le plus difficile à déplacer ». Nombre de chercheurs l’ont souligné : les hommes émigrent beaucoup moins que ne le prédisent les modèles économiques ou démographiques. Attaché à ses proches, à sa langue, à son pays, à un capital humain peu transférable faute d’être suffisamment standardisé, l’homme a mille raisons de ne pas migrer. De fait, à l’échelle de la planète, une personne sur quarante seulement est installée à l’étranger (2,5 %), souvent du fait d’un conflit local et de préférence dans un pays limitrophe.

Quand on évoque la « misère du monde », on songe à l’immigration en provenance des pays du Sud, les plus pauvres de la planète. Mais où les migrants se situent-ils au juste sur l’échelle sociale de leur société d’origine ? Rarement au plus bas, et souvent au-dessus de la moyenne. Le cas du Portugal est révélateur : l’émigration des années soixante et soixante-dix a été davantage le fait des petits propriétaires du Nord que des journaliers agricoles de l’Algarve, pourtant plus pauvres. Même chose en Espagne. Une étude ancienne menée dans des villages de montagne du Sud de l’Andalousie éclaire le phénomène : elle avait consisté à recenser la totalité des départs depuis huit ans, pour toutes les destinations possibles. Il en ressort un système migratoire fortement hiérarchisé, où les chances de migrer à longue distance progressent avec le capital humain, même si ce dernier reste encore modeste par rapport au niveau moyen de formation des pays d’accueil. Les plus pauvres (ouvriers agricoles, illettrés, chargés de famille, relativement âgés) se faisaient ouvriers ou maçons dans les provinces limitrophes. Les jeunes alphabétisés se reportaient sur les barrages ou les usines du nord de l’Espagne. Seuls les mieux dotés (plutôt jeunes, avec des études primaires et quelques économies) pouvaient se permettre une installation en France, en Allemagne ou en Suisse.

De telles études restent rares. La seule enquête d’envergure récente qui ait porté à la fois sur des pays de départ et des pays de destination est l’enquête commandée par Eurostat au Nidi (Institut de démographie néerlandais). Elle montre que les migrants sont plus instruits que les non-migrants dans le cas de la Turquie, de l’Égypte et du Ghana, alors que c’est l’inverse au Maroc. Mais les données socio-économiques des pays du Sud restent lacunaires : les économistes du travail qui cherchent à estimer l’effet des migrations sur la distribution du capital humain et des revenus aux zones de départ et aux zones d’arrivée (le double impact de l’exode des cerveaux) ont du mal à trouver des données fiables. Dans l’ensemble, néanmoins, les migrants représentent par rapport aux non-migrants de la société d’origine une population sélectionnée : en meilleure santé, plus instruite, plus entreprenante, dotée d’un minimum de ressources pour payer le voyage et les frais d’installation, la mise en place de filières permettant seulement d’alléger le coût de la migration. Plus que la misère du monde, c’est la misère des États qu’il faudrait évoquer comme ressort majeur de la migration. Sans parler des situations de guerre civile et de persécution qui suscitent des flots de réfugiés, nombreux sont les pays trop démunis pour garantir un minimum de sécurité aux projets individuels (administration désorganisée, système politique instable, infrastructures insuffisantes). S’ils disposent d’un minimum de ressources, ceux qui veulent améliorer leur sort vont chercher ailleurs les garanties nécessaires à leurs projets, ce qui rend parfois difficile la distinction entre migration économique et migration politique. On a encore peu étudié ce lien entre gouvernance et émigration. Cette façon de protester avec ses pieds est la pointe extrême d’une critique qui prend la forme d’un rêve d’émigration souvent indéfini. L’enquête du Nidi montre que si les habitants des pays d’origine sont nombreux à caresser l’idée d’émigrer vers le Nord (les proportions varient de 20 % à 40 % selon les pays), bien peu envisagent de le faire dans les deux ans (moins de 5 %) et seule une infime minorité a réellement entamé des préparatifs.

Sans contrôle raisonnable des flux, sans travail d’intégration réciproque, sans lutte efficace contre les discriminations (qu’elles sévissent dans le milieu d’accueil ou dans certaines communautés), l’immigration ne saurait devenir une « chance pour la France ». Le démographe peut contribuer au débat en démontant les idées reçues. Non, l’immigration n’est pas massive, elle n’est pas majoritairement clandestine, elle n’est ni prolifique ni misérable, et pas davantage insaisissable. Elle reste encore largement à découvrir.

Références :

[1] Michèle TRIBALAT (dir.). Cent ans d’immigration. Étrangers d’hier, Français d’aujourd’hui. coll. « Les cahiers de l’Ined », n° 131, 1991, 302 p.

[2] Fabienne DAGUET. Un siècle de démographie française. « Insee-Résultats », 1995, 306 p.

[3] Xavier THIERRY. Les entrées d’étrangers en France : évolutions statistiques et bilan de l’opération de régularisation exceptionnelle de 1997. Population, 55 (3), 2000, Ined, p. 567-620

[4] Patrick WEIL. Populations en mouvement, État inerte. In Roger FAUROUX et Bernard SPITZ (dir.). Notre État, Paris, R. Laffont, 2001, p. 413-433

[5] Graziella CASELLI, Jacques VALLIN et Guillaume WUNSCH (dir.). Démographie : analyse et synthèse, t. 4 : Les déterminants de la migration, Paris, Ined, 2003, 225 p.

[6] Gildas SIMON. Les Migrations internationales. Population & Sociétés, n° 382, Ined, septembre 2002

[7] François HÉRAN. Le système des migrations dans l’arrière-pays de la Costa del Sol », In A.-M. BERNAL et al. Tourisme et développement régional en Andalousie, Paris, Casa de Velazquez, 1979, p. 95-133

[8] Saskia VOETS, Jeannette SCHOORL et Bart DE BRUIJN (eds.). Demographic consequences of international migration. Nidi, The Hague, 1995, 430 p.

[9] François HÉRAN (dir.). Immigration, marché du travail, intégration, Commissariat général du Plan, Paris, La Documentation française, 2002, 230 p.

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