Claude Lorin : Koro, étude d’un cas de guérison chez les Toradjas de Sulawesi

In : Nervure, numéro 6, Tome XVII, septembre 2004.

www.nervure-psy.com

KORO est le nom d’une maladie aux symptômes étranges et impressionnants, originaire de Chine selon les indications du Docteur Supartho que j’ai rencontré à l’Université d’Ujung Pendang à Sulawesi, une ile d’Indonésie où vivent, en tribus, les Toradjas.

Avant de décrire, avec précision, la symptomatologie présentée, et le traitement chamanique auquel j’ai pu assister, il me semble essentiel de souligner les deux points suivants :

- en premier lieu, les pratiques rituelles évoquées ci-après reflètent les relations singulières qu’entretient le chamane avec le malade, la société, et ce que l’on pourrait appeler les  » agents du mal « . Cela signifie que le chamane est considéré comme un fonctionnaire social privilégié pouvant entrer dans un état psychique non ordinaire. Il est, par les médecins indonésiens eux-mêmes, considéré comme « l’émissaire d’un monde autre » pouvant faire un usage social de la maladie et de la « Thérapie », transposant pour cela, parfois, des problèmes tribaux ou sociaux en général, dans le champ de cette maladie dont les causes sont dites surnaturelles ;

- en second lieu, il importe de considérer cette « maladie » comme un « modèle d’inconduite » au sens que Georges Devereux dans son Introduction à l’Ethnopsychiatrie générale, et initialement Ralph Linton ont donné à ce terme. Cela est « autant plus manifeste que la disparition du pénis chez l’homme et l’invagination des seins chez la femme sont très étroitement mêlés à un contexte interprétatif que le chamane évoque parfois.

L’homme malade de Koro peut être coupable d’avoir rompu une règle d’abstinence ou d’avoir réalisé un acte sexuel forcé, la virginité ayant une valeur morale, sociale et économique car le prix de la fiancée en dépend. L’homme peut, aussi, être coupable d’une désorganisation lignagère et la femme d’un péché de « chair clanique ».

La femme malade de Koro peut, elle aussi, inscrire ses angoisses aiguës dans un réseau de relations impliquant la culpabilité. Cela, en ayant, par exemple, manipulé des restes humains, enfreint des lois sociales ou tout simplement en étant victime de « rencontres » angoissantes : spectres, démons, défunts de lignages rivaux, voisins envieux et autres mânes provenant d’un monde autre (1).

Une maladie nommée Koro

Les informations qui suivent ont été confirmées par le Dr Mukhlas, psychiatre rencontré à l’Université de Gadjah Mada de Yogyakarta (lava) et par le Dr Feng qui m’a reçu à l’hôpital de Luo-Shan, près de Chengdu, en République Populaire de Chine.

Certains éléments se rapportant aux soins ont fait l’objet d’un article que j’ai écrit pour Le Monde (2) et de deux articles publiés dans la revue internationale de psychiatrie sociale Transitions (3).

- Koro se manifeste chez la femme par une invagination des seins : les seins se creusent et se plissent comme une variété topologique de type « catastrophe-fronce » pour reprendre une définition précise de René Thom.

- Koro se manifeste chez l’homme par une quasi-disparition très impressionnante des testicules et du pénis par rétractation involontaire et décomposition en strates ou « bassins » d’attracteurs, lesquels n’ont strictement rien à voir avec une banale impuissance érectile que j’ai définie ailleurs (4) à la suite de Ferenczi et de René Thom comme une catastrophe-pli dont nous connaissons, d’ailleurs, les singularités topologiques et le traitement possible.

Chez l’homme comme chez la femme, ces symptômes s’accompagnent d’angoisse massive. Mais il ne s’agit ni de délire, ni d’hallucination, ni de mensonge de la part des victimes.

Chez l’Homme

Dans Mathématique de la morphogenèse, René Thom nous offre un modèle occidental et topologique de ce type de dysmorphisme.

Le pénis, dans Koro, est une décomposition en variété de différentes strates en bassins d’attracteurs. Les attracteurs sont caractérisés par des ensembles de courbes où tous les points, suffisamment voisins, convergent entre eux de façon  » pathologique « .

Les ombilics elliptiques sont relativement bien connus. Le discriminant pour l’ombilic elliptique est une double pyramide effilée… « On peut y voir, écrit R.Thom, la singularité organisatrice de tous les organes pointus ». (R. Thom, op.cit p 94).

Chez la femme

Dans Mathématiques de la morphogenèse, René Thom propose plusieurs modèles topologiques intéressants. Pour comprendre Koro, je retiendrai ceci : les seins, dans Koro, sont une singularité générique (5) d’une catastrophe-fronce obtenue par déformation continue. Le sein, en tant que demi-sphère topologique devient, d’un coup, une structure fibrée ressemblant localement à une torsion globale.

On obtient ici une famille universelle de déformations de type fronces correspondant au type topologique de Koro chez la femme. « La singularité du potentiel détermine le type de bifurcations stables de cette singularité », écrit René Thom (op.cit.p34).

Exorcisme et endémisme

Koro, en tant que modèle d’inconduite induisant d’étranges et angoissants dysmorphismes, conduit le chamane à solliciter le monde autre de deux manières (6).

1 / Retrouver ce qui semble perdu c’est à dire le pénis ou les seins, et cette « technique » se nomme l’endorcisme.
2/ Ensuite, rejeter, expulser les spectres malins qui se sont introduits chez le malade en proie aux agressions du monde autre. C’est ce que l’on nomme l’exorcisme.

Dans Koro, les violents mal-être corporels et socioculturels associés à des angoisses aiguës sont ressentis comme une perte de vitalité chez la femme et une perte de virilité, chez l’homme. Parallèlement à ces « pertes » ou à ces « manques » ayant une influence sur la natalité, existent des agents extérieurs animés comme des spectres, des mânes, des goules, aux formes animales et monstrueuses.

Au bout du compte, lors des cérémonies « thérapeutiques » que je vais détailler, les deux modalités précédentes, qui ne sont pas exclusives, sont pratiquées :

a – Chez l’homme, retour des parties « absentes » ou plutôt rétractées.
b – Chez la femme, désensorcellement de la victime de ruse des êtres surnaturels.

Au total, la culture Toradja obéit à deux logiques complémentaires. Le chamanisme sulawesien repose sur le surnaturalisme des Toradjas, les sorciers recevant une aide dite «  surnaturelle « . Même si nos sciences occidentales refusent les principes des systèmes chamaniques et parfois, sans doute à juste tître, il faut prendre en compte, selon moi, les essais suggestifs de toutes ces représentations collectives.

Cas clinique

Monsieur Makmuri D., 22 ans, travaille dans une rizière des vertes vallées de Tana Toradja, à 18 km de Rantepao, la ville la plus animée et aussi la plus bruyante de Sulawesi Center.

Sa famille a fait appel à un chamane réputé de la région de Makale qui intervient, parfois, avec l’accord du Dr Supartho à l’hôpital d’Ujung Pendang. Pour revenir, un instant, sur l’importance et la complexité des problèmes religieux et sociaux, je crois utile de préciser qu’à Sulawesi, 14 millions d’habitants parlent 45 langues différentes ce qui explique, peut-être, la tolérance des médecins d’Ujung Pendang eu égard aux chamanismes divers et aux ethnies multiples, les Toradjas n’ayant pas les mêmes  » remèdes  » que les Warung, les Bada, les Bajau ou les Bugis à la fois vagabonds et rois de la mer.

Koro a surgi dans des circonstances qui restent mystérieuses chez M. Makmuri. Je trouve ce monsieur recroquevillé sur une natte en paille tressée, les muscles spastiques, les yeux tantôt hagards, tantôt terrifiés. Ses angoisses sont massives, il dort peu et les démons, ainsi que l’horrible sorcière Rangda aux ongles acérés (7) lui ont transmis « la mort du corps sexué ».

Quelque chose du « monde autre » empêche cet homme d’être un homme comme ses quatre frères qui, eux, sont mariés et ont des enfants.

Le patient fait allusion aux statues en bois des défunts reposant au sein des falaises de Lemo, ornées de balcons de pierre, nommées Tau-Tau. De fait, je l’ai moi-même vu, les tau-tau sont prisonniers, comme lui d’ailleurs se sent impuissant, dans des tombes suspendues et closes par des grilles.

Pour assister à la , » thérapie  » par le chamarie, j’offre, à la famille et aux invités, quatre cartouches de cigarettes blondes achetées à Denpasar, prévenu par un autochtone que de telles offrandes sont nécessaires et le tabac particulièrement apprécie.

Le patient évoque des dizaines de buffles sacrifiés, animal sacré conduisant les Toradja vers le monde bienheureux des morts.

Monsieur Makmuri D. dans un étatles mêmes « remèdes » que les Warung, les Bada, les Bajau ou les Bugis à la fois vagabonds et rois de la mer.

Koro a surgi dans des circonstances qui restent mystérieuses chez M. Makmuri. le trouve ce monsieur recroquevillé sur une natte en paille tressée, les muscles spastiques, les yeux tantôt hagards, tantôt terrifiés. Ses angoisses sont massives, il dort peu et les démons, ainsi que l’horrible sorcière Rangda aux ongles acérés (7) lui ont transmis « la mort du corps sexué ».

Quelque chose du « monde autre » empêche cet homme d’être un homme comme ses quatre frères qui, eux, sont mariés et ont des enfants.

Le patient fait allusion aux statues en bois des défunts reposant au sein des falaises de Lemo, ornées de balcons de pierre, nommées Tau-Tau. De fait, je l’ai moi-même vu, les tau-tau sont prisonniers, comme lui d’ailleurs se sent impuissant, dans des tombes suspendues et closes par des grilles.

Pour assister à la , thérapie » par le chamarie, joffre, à la famille et aux invités, quatre cartouches de cigarettes blondes achetées à Denpasar, prévenu par un autochtone que de telles offrandes sont nécessaires et le tabac particulièrement apprécie.

Le patient évoque des dizaines de buffles sacrifiés, animal sacré conduisant les Toradja vers le monde bienheureux des morts.

Monsieur Makmuri D. dans un état second a blessé trois membres de sa tribu avec un kriss qui est, dans la tradition de son lignage, un poignard sacré.

Atteint par Koro, ce patient à l’instar d’une autre patiente dont j’ai parlé ailleurs, Mademoiselle Amawaradi, vit dans un monde enfiévré où chaque jour ressemble à celui qui le précède : un monde où sa raison et son espoir d’avoir une descendance vascillent.

Il est, de plus, absolument persuadé que la « médecine blanche » n’est d’aucun secours car, dit-il, l’impureté ne se soigne pas.

Ce patient (et ils sont nombreux à Sulawesi) se croit habité par des démons malfaisants.

Il est un fait que le Dr Supartho a diagnostiqué : une angoisse massive qu’expriment des sudations intenses, une hypoesthésie des parties génitales. Il a, toutefois, éliminé toute fièvre ou tremblements paludiques, prit le rythme du pouls, observé la couleur et l’odeur des urines, pratiqué des examens de sang, un ECG et fait apposer des compresses par des infirmières pour tenter de modifier l’état biologique mais les traitements occidentaux ordinaires se sont avérés inefficaces. Point de diarrhées, point d’hématurie ni de migraines, mais une conviction intime chez le patient que le surnaturel s’est introduit en lui. Les entretiens avec le Dr Supartho ont eu lieu en anglais. Celui-ci m’a rendu sensible que la symptomatologie de son patient était visible et, pour des occidentaux, très spectaculaire. Il a ajouté qu’il soignait plutôt les parasitoses, les amibiases, les helminthiases, et autres maladies infectieuses qualifiées de « profanes » et non « les maladies de rencontre ».

Le Dr Supartho possède une formation médicale classique « occidentale » et me fournit une interprétation rationaliste intéressante susceptible d’expliquer le surgissement de ce type de trouble. D’abord, la société indonésienne, dont la culture est hindo-bouddhiste mais aussi musulmane, est divisée en castes d’une extrême complexité. Or la norme, pour conserver son identité de sujet au sein d’un groupe ethnique, auquel se juxtaposent et s’imbriquent, toutefois, de nombreux autres groupes est drastique : concrètement uniquement à Sulawesi Center, douze groupes ethniques parlent 24 dialectes différents et y habitent (8). La norme donc, c’est la pratique générale de l’endogamie des ethnies. De quoi faire bondir un psychanalyste occidental puisque, chez nous, le fondement de toute relation sexuelle et maritale est l’interdit de l’inceste !

Or, pour Monsieur Makmuri, une femme d’une ethnie Batak lui a été désignée par arrangement entre parents. J’apprends, aussi, que les réussites économiques et sociales de nombreux Batak sont absolument évidentes ce qui veut dire, en clair, que l’exogamie suggérée signifie pour ce monsieur l’impureté ethnique. Ses parents lui ont aussi précédemment présenté une princesse surnatranaise. Les symptômes de ce garçon seraient apparus après l’annonce, par ses parents, de cet arrangement conjugal. J’apprends, également, que les Toradja de Sulawesi constituent un groupe minoritaire. Voilà ce qui constituerait, si je puis dire, « la cause inconsciente de Koro » selon les médecins d’Ujung Pendang. Mais le patient demande l’intervention d’un chamane.

L’intervention du chamane

L’intervention eut lieu dans un cirque rocheux entouré de montagnes et de falaises bordées de balcons oÙ s’accoudent les fameux tau-tau qui symbôlisent l’esprit des morts et la mort des esprits.

Le chamane que j’ai vu sortir d une grande bambouseraie était vétu d’une tunique jaune (représentant le pouvoir divin), d’un pantalon blanc (représentant la pureté) et d’une ceinture rouge (susceptible de représenter la vie). à portait un kriss à la ceinture et était accompagné de danseuses et d’auxiliaires « élues » vêtues de pourpre et d’or.

La communauté du patient paye le chamane, non en roupies, mais en éléments divers comme des tissus, des boucles d’oreilles, des bracelets, des perles, des sacs tissés, du tabac, du gibier, du coprah et doit fournir les animaux à sacrifier puis honorer le festin de clôture. Quant au traitement des maladies dites de «  l’infortune  » comme le dit Michel Perrin (9), il est assez énigmatique.

Généralement, les chamanes gardent secret leurs décoctions médicamenteuses, la pharmacopée sulawesienne se composant, la plupart du temps, d’éléments minéraux, végétaux et animaux. Lors d’un entretien avec un autre médecin traditionnel, je parvins à savoir la composition des breuvages initialement administrés au patient atteint de Koro.

Une décoction à base d’écailles de serpent, de queue de lézard (laquelle repousse quand on la coupe), de pénis de tortue marine et de sperme de buffle, le tout étant, par le chamane, destiné à combattre l’impuissance qu’implique Koro.

Malgré l’influence de la Chine et du lapon, pas de corne de rhinocéros. Le tout est mélangé à l’aide d’une plume de coq ou de vautour, animal dont la sexualité est considérée comme conséquente.

1 / L’opérateur d’objet (Ô)
Le breuvage est un objet opérant, selon le chamane, qui se montre convainquant. D’autres objets sacrificiels fonctionnent au même titre que des offrandes noblement présentées : une sorte de gâteau de maïs et de riz nommé gado-gado, en forme de sexe baignant dans des huiles parfumées de fleurs odorantes et purifiées par le chamane, le tout contenu dans une feuille de bananier. Le patient doit  » incorporer  » cet objet pour conjurer le Mal. En outre, deux buffles sont égorgés lors du rituel de conjuration (10).

2/ L’opérateur de lien (A)
Le lien entre le patient et le chamane est un lien de confiance, de réassurance et de foi absolue. Les parents du patient sont tenus à l’écart et c’est une jeune femme choisie par le chamane dans l’ethnie Toradja qui est chargée de réaliser un massage du corps spastique tout entier et du bas-ventre mais sans jamais toucher aux organes génitaux. Un lien physique se conjugue à une relation privilégiée de sollicitude et d’attention de la part du chamane et de l’assistante élue.

3/ L’opérateur de lieu (L)
L’espace de guérison est délimité et sacré. Dans la région de Makale se trouve la rivière Sungaï non loin d’ailleurs des maisons toradjas, très typiques bordées de buissons, d’hévéas, de muscadiers, de girofliers, de palmiers à huile. La douceur ondulante des vagues, l’éviction des nuages qui s’accumulent au bout d’un temps dans un coin du ciel, l’eau par elle-même agissent en empéchant les démons d’entrer. Alors, commencent les incantations les prédications, les vaticinations, les objurgations du chamane. Mais le choix du lien est déterminant pour obtenir la guérison.

Analyse séquentielle « occidentale » des opérateurs thérapeutiques de transformation

Si l’on prend les modèles de Searle nous avons :

- L’opérateur prédicateur promissif : la dévotion
Il s’agit dans l’acte de dévotion, d’un engagement de la part du chamane et d’une promesse de type « tu peux compter sur moi, Makmuklas, tu connais mes intentions, mes dons et les pouvoirs que je possède ».

La formule de Searle est P 1 I (L => Q) où
P représente le pouvoir de la pensée
I représente l’intention
L représente le locuteur (ici le chamane)
Q représente le « quelque chose » à réaliser, ici la disparition du trouble et de l’angoisse associée.
1 signifie que la direction d’ajustement part du « monde des choses » réelles pour s’élever au niveau du « monde des mots ».

- L’opérateur prédicatif directif : la consécration
Le chamane opère en signifiant sa propre consécration, laquelle sera transmise au patient puisque c’est le chamane qui dirige la cérémonie sous les hospices des Dieux du Bien.

Lors de la consécration et sans que je puisse établir un rapport d’homologie, le patient doit consommer un ragoût de viande de chauve-souris et de légumes cuits au lait de coco dans un bambou. Certains tubes de bambous sont remplis d’alcool de palmier destiné à créer l’ivresse, laquelle permet parfois, dit-on au patient d’enfreindre les convenances tribales et de laisser surgir une éventuelle parole oui vient en lieu et place du langage du corps.

La formule de Searle est la suivante : ! 1 V (A => Q) à la condition indispensable que le patient obéisse aux injonctions du chamane. _ ! signifie l’affirmation d’une sorte de « Direction de la cure ».
V signifie la Volonté du chamane
A signifie l’Auditeur, à savoir ici le patient.
Q : quelque chose à réaliser. 1 possède la même signification que dans la formule canonique précédente dans la linguistique pragmatique de Searle.

- L’opérateur prédicatif assertif : l’objurgation
Le chamane blâme, chasse les mauvais esprits et ses adjurations et objurgations sévères sont destinées à les faire fuir. Il dit : « je sais, moi, qu’il faut chasser les démons et les mauvais esprits qui sont en toi. le vous chasse à jamais esprits démoniaques, retournez d’où vous venez ! Je sais que vous n’êtes pas de notre caste ! ».

La formule de Searle est I- v C (p)
I- signifïe en logique propositionnelle c’est une thèse.
C signifie la croyance du chamane et p la proposition linguistique instanciée, dans le cas présent par une objurgation.

- L’opérateur prédicatif expressif : la vaticination
Le chamane s’exprime par prédication, comme le faisait par exemple Chéréstrate, devineresse de métier et mère du philosophe Epicure (11). Il vaticine : « Les démons, sois en sûr, vont disparaître dans quelques heures à peine. La peur intense de n’être plus un homme et la tristesse que tu ressens vont s’évanouir. Ton destin est de trouver une femme qui soit de ton goût ! ».

La formule de Searle est : E 0 P (L V A)
E signifie l’expression elle-même.
0 est l’ensemble vide, c’est-à-dire que l’expression va, indifféremment, du monde des mots au monde des choses et inversement.
P est la pensée se rapportant à l’avenir du patient.
L signifie le locuteur, ici le chamane.
A signifie l’auditeur, ici le patient.
Le signe V est le VEL latin signifiant , «  et/ou  » c’est une disjonction inclusive, et non exclusive (12).

- L’opérateur prédicatif déclaratif : l’obsécration
Les prières adressées aux dieux sous forme d’obsécration ou d’incantation sont de nature déclarative comme l’allégation, chez nous, en Occident et ne peut, normalement, être mensongère. Le chamane croit en ses pouvoirs et le patient y croit aussi.

Le processus magico-religieux s’achève par une déclaration assez simple : « tu vas aller mieux. Les démons ne sont pas invincibles. Une fois chassés, maintenant, tu vas pouvoir décider toi-même de ta vie d’homme ».

La formule de Searle est : D 1 0 (p)
D est la déclaration ou l’ensemble des allégations en forme d’oraison ou d’incantation. Les mots sont ici aussi puissants que l’action réelle des massages curatifs, des objets [consommés ou sacrifiés], du lieu où se déroule le traitement chamanique et des liens opérants de croyance qui sont aussi indispensable que ceux qui agissent entre un patient occidental et son psychanalyste. A la fin de la cérémonie qui dure au minimum trois à cinq heures, le patient était réellement guéri et s’est écrié :  » Karaba Melo « , ce qui veut dire en Toradja : « Maintenant, je vais bien ».

L’homme guéri a regagné son propre lieu et retrouvé sa maison. Il est retourné dans le vortex d’une vie de l’esprit faite de mystère, de présence quasi-magique, d’instants et de lieux sacrés. A mon retour en France, j’ai ouvert le beau livre de psychiatrie de Henri Ey. J’ai regardé l’index, et j’ai trouvé six ligne sur Koro (c’est un livre de 2000 pages). je crois savoir que pour les femmes qui voient leurs seins disparaitre, on procède à peu près de la même façon, mais je ne puis en dire plus.

J’ai cru, initialement, qu’il existait chez le Dr Supartho et son équipe un soupçon de fantaisie qui le poussait à m’expliquer une maladie bien étrange dans un contexte inconnu et je suis resté longtemps circonspect.

je ne sais absolument pas d’ailleurs avec certitude quelle part de croyance aboutit à ce genre de guérison. J’ai seulement constaté que les Toradjas croient en un système qui rétablit diverses perturbations de la sexualité et de la société, qu’ils savent s’y prendre et en plus que cela marche.

Je me refuse toutefois, au nom d’une coïncidence entre l’hystérie viennoise de 1900 et le « langage du corps » chez les Toradjas, à réduire Koro à une représentation culturelle occidentale de type hystérie malgré l’existence de quelques rapports d’homologie.

Je n’ai fait que tenter de relier certains éléments de leur système de soin et de représentation au notre, à titre d’hypothèse et sans plus de prétention.

Conclusion

La structure discursive des énoncés en apparence totalement désordonnés des chamanes sulawesiens est semblable à celle de nombreux sorciers ou bush doctors. Si l’on tente de mettre de l’ordre dans un système thérapeutique non-occidental comme celui-ci la structure repose sur plusieurs éléments essentiels : la dévotion, la consécration, l’obsécration, l’objurgation, la vaticination, l’incantation, ainsi que sur d’autres figures du discours, du chant, des danses et de la musique qui ont pu m’échapper et dont la transcription pose véritablement problème.

Le dispositif de guérison requiert, en outre, des liens, des objets et des lieux qui s’avèrent opérants de concert avec les différentes formes de prédication analysées ici.

Mais les mots ne sont pas tous susceptibles d’une définition opérationnelle crédible, pas plus d’ailleurs que certaines de nos interprétations dans les différentes formes de psychanalyse pratiquées en Occident

J’ai seulement tenté de recueillir le maximum d’informations mais la « valeur » de ces informations reste très subjective et relative à l’observateur. Comme le dit Léon Brillouin (13) « l’information contenue dans une phrase peut être très importante pour moi et absolument sans intérêt pour mon voisin ou l’inverse bien sùr ». Mon recours aux formules de Searle pour poser les fondements d’une théorie des opérateurs thérapeutiques de transformation repose sur le principe de négentropie de l’information, l’information ethnopsychiatrique se dissipant par accroissement de l’entropie des systèmes thé- rapeutiques de ceux que l’on a nommé les «  maîtres du désordre « .

A cause de ce principe et après m’être imprégné de ce formidable livre qui s’appelle Le rameau d’or de James Frazer (14), je crois à l’inverse de ce qu’affirme Tobie Nathan qu’un tronc d’arbre peut devenir un crocodile.

L’expression de Tobie Nathan : « tu as beau mettre un tronc d’arbre dans l’eau, il ne deviendra jamais un crocodile » (15) , est le reflet d’une pensée rationnelle et cartésienne qui est mise en échec, à tort ou à raison, dans une grande partie de notre planète.

Même si, comme l’a dit joliment Holderlin,  » il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons « , il reste que se moquer ou railler les croyances animistes ne nous permet pas de comprendre l’enjeu des pratiques traditionnelles de désenvoûtement et les constructions discursives relevant du quasi-magique qui, chez nous, se sont vues nommées par André Malraux, l’lrréel, l’Intemporel et le Surnaturel.

Autant dire, pour finir, que c’est l’irrationnel qui domine, malgré nos efforts nécessaires pour réduire le désordre c’est-à-dire l’entropie dont l’autre nom est la mesure du désordre de la pensée humaine.

Claude Lorin*

*Psychologue clinicien, C.H. Sainte-Anne, Secteur 16, Service du Dr Françoise Gorog.

Notes

(1) LORIN 0, Taravana, Nervure, Tome XV n’9, déc. 2002.

(2) LORIN CI, Freud, Bouddha de la psychanalyse, Le Monde du 3 sept. 1984.

(3) LORIN CI, Lire, écrire sur Freud en Chine, Transitions n’ 17, revue internationale de psychiatrie sociale, 1984.

(4) THOM R, Modèles mathématiques de la morphogénèse, Bourgeois, 1980. Chez la femme comme chez l’homme et pour utiliser une explication rationnelle de type occidental, nous pouvons dire que le symptôme, dans Koro, est réalisé par plissements d’un ou de plusieurs puits de potentiel et que le rôle du chamane consiste à contrôler le morphisme jusqu’à obtenir la stabilité structurelle initiale. Dans ce cas, les schémas d’intervention sont, dans l’espace de déploiement (U) du corps sexué, des dynamiques (D) canoniquement associées à la catastrophe grâce aux divers opérateurs thérapeutiques de transformation afin de déplier cette singularité instable que constitue le symptôme.

(5) THOM R, Prédire n’est pas expliquer, Flammarion, 1993.

(6) PERRIN M, Les praticiens du rêve, Paris, PUF, 1992.

(7) LORIN CI, Parfums d’Orient, Transitions n’83, Revue Internationale de Psychiatrie Sociale, 1980.

(8) SEVIN 0, L’Indonésie, PUF, 1993 p. 18.

(9) PERRIN M, Les praticiens du rêve, Paris, PUF, 1992.

(10) LORIN 0, La pratique du psychodrame intra-hospitalier, Nervure Tome XII n° 9, janvier 2000.

(11) LORIN CI, Le plaisir de penser. Essai sur Epicure, Paris, La Bruyère, 1999.

(12) Une disjonction inclusive est de type et/ou et non  » ou bien ou bien « .
Exemple : je pars en Espagne ou à Londres, le 12 juillet. C’est l’un ou l’autre et non les deux possibilités. En revanche, si à la frontière un douanier me demande mon passeport ou ma carte d’identité, je passe quoi qu’il en soit si j’ai les deux pièces demandées. La disjonction est dite « inclusive » en logique propositionnelle.

(13) BRILLOUIN L, La Science et la théorie de l’information, Paris, Masson, 1959, p.IX

(14) FRAZER 1, Le Rameau d’or, Paris.

(15) NATHAN T, Article dans Psychologie Française, Paris, Dunod, 1991, tome 36-4.

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