Cliniques et cultures : l’épreuve de l’altérité.

Centre Françoise MINKOWSKA et MIGRATIONS – SANTÉ

Coordination : Dr Zorka DOMIC

Le séminaire propose un espace de dialogue et de confrontation inter-disciplinaire en partant de l’expérience clinique et du suivi psychosocial du migrant, de l’exilé, de « l’étranger », dans ses liens avec l’histoire, la langue, les origines, la culture…

Comment se construit-il ce savoir-faire lorsque l’altérité manifeste les signes de « l’inquiétante étrangeté » dans la disparité de connaissances classiques ?

Les séances du séminaire sont élaborées avec la participation d’un praticien du Centre Françoise MINKOWSKA et d’un intervenant extérieur. Les thèmes qui seront abordés sont les suivants :

Cinéma, Culture et Folie – J.P. LLEDO – Cinéaste J.C. POLACK – Psychanalyste Mercredi 29 avril 1998 M. REGGIANI – Cinéaste Mythe et réalité de l’intégration : l’exemple vietnamien CAN L. LUONG F. BENSLAMA Mercredi 27 mai 1998

Cinéma, Culture et Folie : J.P. LLEDO – Cinéaste J.C. POLACK – Psychanalyste

DR DOMIC : Ce soir, nous allons parler de Cinéma, folie et culture avec nos invités Jean Pierre LLEDO, cinéaste, Maria REGGIANI, cinéaste et Jean Claude POLACK qui est psychiatre, psychanalyste et aussi un cinéphile avéré.

Pourquoi, le cinéma ? Parce que comme dit Fritz Lang, c’est l’art de notre siècle et aussi qu’il est présent dans notre vie de tous les jours, et aussi dans notre métier. Le cinéma fait partie de notre structure moderne, et je dirai quelques mots d’un cinéaste qui m’a beaucoup marquée, c’est Bunuel, né en 1900, avant le cinéma et avant la psychanalyse ; comme dit Serge Danais, il a été le type même du cinéaste à interpréter, il a filmé des situations compliquées. Il nous a appris que le désir fait vivre et que seul l’objet était sûr, que l’homme est le seul objet d’étude qui importe et moins qu’un inventaire des formes, c’est un documentariste sur les formes de l’inconscient. Chacun de ses films est comme un rêve, les plus réussis ont la netteté de ce que l’on n’arrive plus à se rappeler entièrement.. Bunuel a suivi l’aventure du cinéma « un rêveur très éveillé ». Il nous a montré que l’inconscient est un joyeux rebut, que les fantasmes font rire et que le réel est ironique et que le désir de trouver une explication à toute chose était un mythe bourgeois. Pour ma part, j’aime bien tous les films de Bunuel, mais, je me suis rappelé d’un qui m’avait beaucoup marquée à l’époque, parce que j’étais jeune psychiatre, c’était « Elle », je ne sais pas si vous l’avez vu, il date de 1952 et qui est remarquable par la description de la jalousie pathologique, et comme dit Danais, c’est un film burlesque lacanien et indépassable. Fritz Lang considère le metteur en scène comme une sorte de psychanalyste, il doit fouiller sous la peau des personnages.

Quelques mots sur un autre cinéaste que j’aime bien aussi, Alain Resnais qui s’intéresse aux états uniques, à la survie, à l’amnésie , au cerveau lavé. Il est moins cinéaste de l’imaginaire que des lignes inimaginables. Son monde est un monde convalescent, fragile et compliqué. Vous avez vu « Hiroshima, mon amour », « Nuit et brouillard » etc..

Pour Vim Wenders, le cinéma est un pays, une famille, un langage ; mais, il dit, il y a aussi à voir avec la dette. Alors, il raconte qu’avant de filmer « Paris-Texas », il peignait des paysages qu’il avait aimé quand il était enfant, qu’il voyait dans les westerns. Il dit, j’avais comme une dette. C’est comme ça qu’il a construit Paris- Texas . Pour enchaîner avec l’enfance, c’est intéressant de voir comment le cinéma peut utiliser l’enfant comme ruse de scénario. Nous, on le regarde et comprenons ce que l’enfant n’a pas compris. Un exemple : dans le film de Kusturica « Papa part en voyages d’affaires » où cet enfant parle de ce qui se passe en Europe de l’Est, car on ne pouvait pas le faire directement. Les cinéastes de l’Europe Centrale ont beaucoup de talent et ont su montrer ces détours par l’enfant.

Quelques mots sur le cinéma moderne qui traite des relations de l’homme et de la femme, du couple, de la famille. Serge Vanet dit que « sans famille à détester ou à fonder », il n’y aurait pas d’Antonioni ou de Bergman.ou de Pialat. Sans famille, il n’y aurait pas eu de mélodrame, donc pas de cinéma classique, pas de Pagnol. C’est par l’esthétique de la scène de ménage que nous sommes devenus modernes donc pleins de ressentiment, mais c’est par la froide logique du mélo que nous restons malgré tout archaïques donc un peu débiles. Les mélos font rire là où hier, ils nous faisaient pleurer. Voilà un peu quelques idées de « pourquoi le cinéma et pourquoi, pour moi, ça a été un petit peu un parallèle entre le travail du psy et les rapports qu’on peut avoir avec l’image, avec la façon de raconter les choses. Il y a pas longtemps, j’ai suivi un colloque à la Salpetrière, c’était étonnant comment chaque intervenant faisait référence à des films récents, sans doute vous l’avez vu c’est « Mémoire d’immigrés »

Donc aujourd’hui, au lieu de parler d’un film précis, avec Jean-Pierre et Maria, ce qui nous intéressait de voir avec eux, c’est ce travail de créateur, cet intérêt pour les autres, comment parler des autres, il suffit de parler de soi-même. Ils ont fait tous les 2, des documentaires , ils ont parlé de l’enfant, de l’exil, des personnages qui ont marqué leur vie. Je pense que c’est Maria qui va commencer.

Maria : Quand on s’est vu avec Zorca, il était question que je parle d’un documentaire que j’ai fait sur un Italien, réfugié en France depuis 15 ans, et mon rapport, pourquoi j’avais voulu faire ce documentaire, sur ce personnage. Et puis après, j’ai réfléchi, ce qui me gênait dans cette démarche, c’était venir vous parler d’un film sans vous le montrer, c’est à dire vous parler de moi sans avoir entre vous et moi, ce film. D’abord, il y a une première chose, c’est que si j’ai choisi de faire un film sur un personnage, c’est parce que je suis incapable de le faire autrement qu’ en faisant un film, c’est une question de langage et puis, il y a aussi cet aspect de se dépayser soi quand on fait un film. Quand on fait un film, je me sens à la fois le port et le bateau, c’est à dire, que je largue les amarres et je vais vers un dépaysement par rapport à moi. Donc ça m’a amené à penser à vous dire que la question « pourquoi on fait un film » n’est pas une bonne question.

En ler, parce que je suis incapable de vous répondre, si je savais pourquoi je désire filmer telle ou telle chose… je pense que c’est au spectateur de donner la réponse au « pourquoi » Ce qui est intéressant, je ne sais pas si vous connaissez, quand on fait la balance d’un concert, c’est à dire quand des musiciens vont jouer, on envoie le son dans la salle, le son revient aux musiciens tel qu’il est entendu dans la salle, et à ce moment, ils peuvent jouer. Donc, la raison pour laquelle j’ai décidé de participer au séminaire de Zorca, c’est pour parler de ce rapport, je pense que la raison du pourquoi, peut-être très embarrassante, pourquoi faire un film ? c’est pas une question à laquelle on peut répondre, mais, en plus, c’est une question complètement inutile. Par contre, si on me disait « pour qui », à ce moment-là, je peux vous amener vers la question du « comment ».

Par rapport à ce réfugié italien, les producteurs m’ont demandé pourquoi vous voulez filmer cet homme. Je ne savais pas. Comme j’avais besoin d’argent, j’ai répondu et c’est ce que j’appellerai « des mensonges vrais », c’est à dire que j’ai élaboré une réponse mais c’était , pour moi, de l’ordre de la nécessité de trouver de l’argent, mais aussi, de l’ordre du « je ». Mais, je leur ai demandé, pourquoi cela ne vous intéresse pas de voir comment je le vois. Je peux vous répondre comment je le vois et pour qui. Pour qui, c’est la question du destinataire. Le destinataire, c’est toujours soi-même. Dans mes films, je cherche toujours à troubler l’identification de mon personnage. Je cherche la présence, le film me permet d’être avec les gens que je filme et je m’oublie. Et j’essaye que les spectateurs aient cette même impression. Il se trouve que les personnages qui m’intéressent. sont toujours des gens qui sont étrangers par rapport du lieu d’où ils viennent. Par exemple pour cet italien : il a été un leader politique, en fait ce qui m’a intéressé c’est quand je lui ai posé la question « Et un étranger, ici » Il me regarde, et me dit, je ne comprend pas ce que tu me demandes, je me sens étranger ici, oui, bien sûr, mais ça n’a rien de vertigineux. Par contre, je me sens étranger au 99% des gens qui me disent « j’ai fait 68 ».

J’avais la réponse, dans le sens que cela me rappelle, pour le coup à l’enfance « de ne pas être identifié » C’est à dire que l’identité, l’appartenance, elle est ailleurs. Moi, je ne me sens pas appartenir à aucun groupe ; je ne me sens pas cinéaste. Faire des films pour moi, c’est participer et me donner le droit de ne pas appartenir, mais néanmoins d’avoir une place.

ZORCA : Ce film, pour toi, est un documentaire, mais aussi, une fiction ?

Maria : C’est une version, le réel tel qu’il est n’existe pas. Je ne crois pas à la neutralité du réalisateur. Il y a toujours une part de désir et en même temps, il a un espace.

ZORCA : Serge Danais dit « il y a de la fiction dans le document comme il y a des insectes dans les roches fossiles, il y a du document dans la fiction pour la bonne raison que la caméra enregistre ce qu’on met devant elle ».

? ? Tino est un personnage que je connais très très bien. Je pensais à un copain cinéaste, François Pain, qui me disait qu’il essayait de faire un film sur Félix Botari, et qu’en France, personne ne veut l’aider. Et bien voilà, j’ai été en Italie, et en quelques jours, nous avons signé le contrat avec la RAI ; en Italie, ils sont fous de Botari, c’est un personnage qui les a beaucoup bouleversés dans cette conception de concevoir la politique. C’est intéressant de constater que l’on peut faire un film si l’on reste ici, alors qu’en Italie, on ne peut pas le faire. Mais quand on parle de la philosophie de Botari, on l’associe à Deleuze. Ce qui est intéressant dans ton film, c’est qu’il y a quelque chose de commun entre la déterritorialisation ethnogéographique et la déterritorialisation psychique. C’est un peu le thème de l’anti-exil de Botari qui disait que la schizophrénie a un peu à voir avec le Capitalisme . Toute la démonstration du livre c’est que le processus de déterritorialisation capistalistique, en fait que les nations disparaissent, que les choses se bradent, ça a à voir avec les aspects qui sont au ressort de la schizophrénie. Par opposition à cette ligne de fuite, il y aurait la paranoïa comme une certaine manière de s’accrocher du territoire, soit en politique, ce serait Le Front National et Le Pen, soit dans le domaine de la psychose, c’est la paranoïa. Et je me disais que les émigrés, italiens en particulier, sont un très bon exemple de ça, ils sont tous fous ces gens-là et géniaux. Je considère Tino comme une espèce de génie ; il vous embobine. De même pour Pelinegri, qui a choisi de repartir se constituer prisonnier en Italie, mais qui s’est sûrement trompé. C’est un départ qui beaucoup plus à voir avec sa vie privée que sur la situation en Italie. On voit bien que les gens qui sont en exil, sont des gens qui sont plus sensibles que n’importe qui au ressort intime de leur situation. La politique est toujours calculée dans une espèce d’imaginaire. A tel point que, par exemple Tino, est une sorte de bon samaritain, il s’occupe de tous les autres italiens qui ont des condamnations à faire en Italie. Or comme l’Italie est une démocratie, ces gens-là n’ont aucun statut.

Quand on filme H. Scalton, on ne peut pas l’arrêter ; c’est faire un travail de sculpteur. C’est compter au moins autant sur le montage « couper-coller » que sur les conditions de ton interrogatoire. Ce que tu n’as pas réussi à faire avec lui, tu l’as fait en coupant. Avec les autistes, c’est le contraire, va falloir trouver les moyens avec presque rien. C’est plutôt un travail de peintre. C’est l’austérité absolu. Plutôt que d’en enlever, il faut y ajouter beaucoup de son propre geste.

Zorca : Pour enchaîner avec ton film sur l’autisme .Moi, je ne suis pas tout à fait d’accord. Pour nous avec notre regard « psy », je dirais qu’il y a des choses semblables dans le film de Maria et celui de Jean-Pierre qui a été faire ce film par solidarité avec celui qui travaille avec des autistes. Jean-Pierre a été fasciné par ces enfants qui avaient un rapport étrange avec la caméra. Non ?

Jean-Pierre LLEDO : Maria a dit tout à l’heure qu’elle ne voulait pas être identifiée, moi aussi. Mais quand j’ai vu son film, j’ai eu aussi l’impression qu’elle voulait s’identifier à ce héros qu’elle avait en face d’elle. En fait, elle essaie de le ramener à la réalité. Bon, j’ai fait un film qui s’appelle « le ciel est bleu, la mer aussi », c’est un film documentaire. Le psychiatre avait des difficultés avec l’administration sanitaire, il y avait une sorte de mouvement intellectuel pour le soutenir, je n’avais pas pu aller le soutenir, j’avais une dette envers lui.. Quand j’ai passé une journée entière, j’ai oublié que c’était par solidarité, mais au contact des autistes, j’ai ressenti que ce n’était pas un monde du néant, mais au contraire, que ces enfants avaient quelque chose à cacher et qu’il fallait le découvrir. Le tournage a duré 7 jours. La violence que j’ai constatée chez ces enfants était la même dans le monde ; (l’Algérie en 1990) Si le film a été tourné seulement sur 7 jours, c’est peut-être parce que je n’ai pas fait un vrai film documentaire .

J’ai introduit dès le départ, de la fiction et une fois que je suis arrivé au bout de cette fiction, je me suis dit que ce film était terminé. J’ai dit au cameraman, parce que je ne pouvais pas être avec lui tout le temps, étant complètement dépendant des enfants, « tout ce qui ressemblera à des figures d’ouverture ou de fermeture », tu dois être là pour le filmer. C’est pour dire que pour moi, il n’y a pas de vrai différence entre le documentaire et la fiction, peut-être, parce que les films que j’ai fait jusqu’à présent, ce sont des films personnels. J’ai l’impression que c’est pour me sortir d’affaire, moi. Par rapport à une chose qui a été dite, c’est le flux de paroles quand on est face à quelqu’un, c’est mon dernier film « Isa, de 20 ans, une femme algérienne » – l’histoire d’une femme qui est née en 1908, fille de grand colon et qui dont le parcours a été de s’éloigner très tôt de cet univers. Elle a été une adepte de l’Ecole Freinet, elle a été en Espagne du côté des volontaires contre le franquisme, qui a été condamnée à mort sous le régime de Vichy. Mais en fait quand j’ai fait le film, ce qui m’intéressait par rapport à cette femme, c’était qu’à 90 ans, elle avait une vitalité extraordinaire et je me suis dit, bon, mais quel problème est-elle encore en train de résoudre. C’était pour moi, comme si elle se fuyait elle-même , ce qui était caractéristique quand elle parlait, c’était ce flux de paroles. On pouvait difficilement poser une question.

Dans un ler temps, j’ai mis la caméra devant elle (c’est ce qu’elle voulait), et, elle a parlé pendant 3 jours et 3 nuits. Après, elle m’a dit, le film est terminé, or, pour moi, il commençait ; il a fallu négocier, elle m’a dit : »donne-moi un plan de travail » Je lui proposé des lieux particuliers, des vignobles, etc… de cette manière, je payais une certaine dette par rapport à toute une génération qui en Algérie a permis que dans la population européenne qui a été emportée par le discours ségrégationniste colonial que soit sauvegardée cette utopie de la diversité ethnique et qui a fait que moi, j’ai pu rester jusqu’en 1993 en Algérie.

En fait, pour moi, je crois que j’ai fait des films pour essayer de recoller des morceaux. Pourquoi on fait du cinéma, parce qu’ on est porté par un rêve qui est assez fort pour vous faire avoir envie de créer, mais que vous n’atteindrai jamais. Pour moi, cette utopie , c’est l’utopie de la diversité ethnique, un rêve porté par beaucoup de gens en Algérie.

Par rapport au cinéma et à l’exil, quand on m’a invité aux États-Unis, dans une petite ville -Cornell- j’ai mis mes tennis et j’ai voulu courir. L’ami qui m’a invité, un ethnologue, m’a demandé pourquoi ? J’ai dit que c’était la 1ere chose que j’aimais faire, parce que, partout où j’allais, c’est une manière de connaître assez vite une ville.. Il m’a dit, ça c’est le cinéma. J’ai essayé de me rappeler quand pour la 1ère fois, j’avais commencé. C’était quand j’avais 10 ans, mon père avait été expulsé de la région d’Oran par les autorités coloniales, nous étions à Alger, pendant 6 mois, j’ai été vraiment malheureux et c’est à ce moment là que j’ai commencé à courir.

Zorca : Je suis de plus en plus étonnée par l’arrivée des gens des pays de l’Est qui viennent à ma consultation, qui ne sont pas encore des réfugiés, mais des demandeurs d’asile. Il y a vraiment des cas d’errance. Quel courage et quelle folie de partir. Ils courent, en quelque sorte.

? : J’avais le sentiment qu’il était l’emphase, sur les liens pour eux absolument évident et massif entre le Désir et la politique, et la société. Et aussi, c’était tout ce que les cinéastes disent sur le flux de paroles. La caméra dispose de quelque chose qui permet de déjouer le climat du texte, des paroles, du langage sur toutes les autres sémiologies. Quand on a affaire à un autiste, la caméra doit être très attentive, elle doit temporaliser, végétativiser, gestualiser, rythmer, scander, tout ce qui à l’insu même de celui qui est là, disent quelque chose. Et par rapport à ça, il faut admettre que le cinéma a une sorte de privilège. La conviction qu’ont un certain nombre de cliniciens, qui s’intéressent à la psychose et à l’autisme, c `est qu’on ne pourra jamais comprendre quoique ce soit si on s’avance vers eux armé d’une théorie du signifiant. Les gens qui travaillent avec eux n’attendent rien d’un discours qui ne vient pas. Ils sont dans un travail comme un cinéaste, il faut faire avec ça, avec ce silence. Il y a, je crois, une espèce de connivence du désir avec le politique et du cinéma, avec ce désir -là. Chaque fois qu’un cinéaste se plante devant cette problématique de la folie, Il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une analyse, d’un travail sur la folie avec des moyens que la psychiatrie ne possède pas. Le cinéma est un outil tout à fait privilégié pour aller du côté de l’inconscient, si l’on entend par l’inconscient du fait d’un impact immédiat, je dirais, non plus cette fois-ci, de la famille eudipienne sur l’éros de chacun d’entre nous ou sur sa violence , mais l’impact des races, des minorités ,des majorités, des nationalités, de la vie politique des luttes de classe etc… directement, sans la médiation familiale. Je vais raconter quelque chose sur un de mes patients, qui m’a beaucoup frappé, plutôt psychotique mais en voie de névrotisation.

Il me dit, je vis une vie insupportable – il est prof de théâtre et prof d’anglais- l’autre jour, j’ai vu un film de Bernard Henry Lévy, « Bosnia » Il y a une scène où l’on emmène un prisonnier dans une pièce et on le fait mettre à genoux, il y a quelqu’un qui rentre dans le champ par derrière cet homme et qui l’égorge. Mon patient me dit, au moment où j’ai vu cette image là, j’ai eu une envie intense de me tuer, de mourir. C’est insupportable, si ça c’est le monde, je veux en sortir.

Au moment où il m’a dit ça, j’ai eu un sentiment du même ordre que lui, atténué quand même. Ca, j’ai l’impression que la même scène lue dans un livre n’aurait pas produit le même effet. Le cinéma a un impact immédiat.

Zorca : La force du cinéma, c’est cette capacité de pouvoir montrer, analyser la globalité d’un comportement, d’une attitude, d’une histoire, tous les signes qui sont là présents ont une lecture.

? : Du côté de la fiction, il y a quand même des gens qui travaillent beaucoup. Cette superposition, ces investissements du désir dans la ville, dans le paysage, dans le social. Je pensais à un film « Brasil » qui est un film kafkaïen, de politique fiction, ce qui est intéressant, c’est de voir qu’il y a là-dedans des personnages complètement fous et en même temps, une ville avec des usines, des bureaux qui sont tout aussi fous que les personnages, donc on ne sait pas si la folie est extérieure au corps ou intérieure, on ne sait pas si elle est dans la tête ou dans le décor. Le cinéma réussit particulièrement bien ça.

Je pense qu’il y a des films qui ont essayé sur le mode de la fiction de parler de la genèse d’une folie, « l’amour fou » de Rivette où il avait laissé très libres Kalfon et Bulle Ogier et en plus ce scénario à minima, on voit la folie se développer sous nos yeux. Un autre réalisateur de génie, c’est Cassavettes, qui est capable d’induire des situations extrêmement fortes et de les filmer instantanément.

Je pense au film de Lynch « Laze ? » , c’est une plongée dans la psychose sans intermédiaire, c’est le chaos, on y va ou on y va pas. Il n’y a aucune espèce d’interprétation, ni au travers de la représentation, ni d’une signification quelconque, c’est un monde de sensations, de perceptions, de formes très difficiles à thématiser. C’est une fiction, c’est un des films qui atteint le mieux ce que ce serait un vécu psychotique. Encore que je n’en sais rien. Il y a quelque chose dans le rêve qu’on appelle « la pensée sans image », qui fait que certains rêves sont difficiles à raconter parce que même si on raconte des scènes qui se sont passées, on manque l’essentiel, c’est le climat, une ambiance. Je pense que le cinéma peut faire ça parce qu’il y a des sons, des bruits, il y a la coupure des images, les techniques du montage. Cette pensée sans image, elle passe à l’écran.

Zorca : Les toxicomanes ont aussi un rapport à l’image assez particulier. Ceux qui sont hospitalisés, par exemple, pour une décroche, choisissent de regarder ou des films d’horreur ou des films qu’ils ont déjà vus. Ce sont des gens qui ne rêvent pas, il faut encore un temps d’absence de drogue dans le corps pour qu’il y ait des rêves, des rêves comme des cauchemars et alors c’est une façon de se faire moins peur c’est de regarder quelque chose qui est l’horreur, mais ce n’est pas l’horreur antérieure. Il y a un rapport à l’image assez particulier.

D’autres questions ? Merci à tous.

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