Passer d’une conception linéaire à une pensée systémique en intervention auprès des familles :
Un des avantages que j’ai à parler en dernier est que je peux laisser de côté un certain nombre de points qui ont déjà été mentionnés par mes collègues panélistes. Je voudrais donc me limiter à quelques considérations et illustrations de ce qu’on appelle la pensée systémique. Il n’y a pas encore longtemps, les professionnels de la santé et des services sociaux avaient fait, jusqu’à un certain point, l’erreur en se limitant au rôle d’observateurs externes des difficultés voire des »pathologies ». Dans la gestion des problèmes sociaux liés aux familles, les approches privilégiées par l’intervenant que j’appelle le « tiers exclus », ont produit souvent des cul-de-sac dans la mesure où les personnes étaient souvent blâmées pour leurs difficultés et où les changements s’avéraient plutôt minces (phénomène de la porte tournante). En formation avec les étudiants et étudiantes, le défi est de taille car on doit, dans un temps limité, d’une part transférer des habiletés et des façons de faire en intervention, et d’autre part, les apprivoiser à passer d’une pensée de causalité linéaire à une pensée systémique et donc à la pensée complexe. Par pensée complexe, il faut entendre la multifactorialité inhérente et sous-jacente aux problèmes psychosociaux. Dans ce sens, le but de l’intervention passe du contrôle et du pourquoi des choses à la collaboration et le comment des choses. Voici donc quelques repères que je considère importants, le mot clé dans la formation en pensée systémique est et reste apprivoiser un processus plutôt que le contenu.
– la seconde cybernétique :
A savoir que l’intervenant fait partie de cette rencontre de deux systèmes psychosociaux le sien et celui des familles. Comment utiliser son vécu comme un atout dans un monde où la réalité est une co-construction de ces deux systèmes ? Comment parler d’une manière scientifique dans le sens d’une rupture épistémologique, pour reprendre une phrase chère à Yao notre collègue au département, tout en étant partie prenante du système thérapeutique ?
– l’intervention est plus subjective qu’objective dans la mesure où nous incluons ce que nous sommes comme intervenants (valeurs personnelles et sociales, statut, etc). En vérifiant des hypothèses avec les personnes dans un contexte où nous incluons ces deux systèmes, cela nous amène à un troisième système où la co-construction du réel peut nous amener vers un monde parfois infini de possibilités et de solutions.
– L’équifinalité :
C’est-à-dire le fait que plusieurs chemins peuvent mener à un même but et vice-versa. Ce concept est important, car une fois intégré par les étudiants, il leur permet de se transporter directement dans ce monde des multiples possibles où les compétences existantes des familles sont souvent mises en veilleuse voire cachées. Ce concept nous permet également de plus accepter diverses façons de faire et d’agir des familles en se centrant plus sur le comment et donc mieux connaître leur propre fonctionnement pour mieux les accompagner.
– Le temps :
Les étudiants veulent tellement bien paraître comme professionnels qu’ils peuvent disparaitre derrière la technicité à tout prix alors qu’ils sont des acteurs principaux dans le processus de la mobilisation des familles et du changement. Je me demande parfois si nous ne sommes pas plutôt des intervenants impatients car nous avons tendance à pré-concevoir les scénarios des familles et des solutions à privilégier. Un fait demeure, et pour toutes sortes de raisons, le temps n’est pas le même pour les familles que pour les intervenants. Dans ce contexte, j’essaye de transmettre aux étudiants l’idée que dans la réalité cela prend souvent des années pour construire telle ou telle difficulté dans une famille et qu’il vaut mieux éviter de croire qu’en quelques rencontres tout sera réglé, je m’inscris d’ailleurs en faux contre ces publicités de services de traitement qui prétendent « guérir » des personnes en 21 ou en 28 jours. Les étudiants sont donc invités à prendre et à apprivoiser le temps dans le processus d’intervention.
– Le chaos : en s’inspirant des travaux de Gleick sur la théorie du chaos, le terme de chaos ne peut pas seulement être associé à échec, dégradation ou aliénation, il représente également et surtout un monde de changements et d’opportunités. Apprendre à lâcher prise, c’est-à-dire apprendre à naviguer avec les familles en essayant d’y trouver un certain confort, voire un certain plaisir, est ce qui constitue un chaos créateur avec les systémes familiaux,
– La santé mentale des intervenants :
Par le biais de l’auto-référence, à savoir le rôle « d’outsider » avec le système familial qui combine, bien sûr les techniques et les habiletés, à savoir l’écoute active, l’empathie, être en contrôle et en affiliation avec le système thérapeutique, etc, nous pouvons aussi mettre l’emphase sur ce qui nous met à l’aise et moins à l’aise, et de voir les moyens alternatifs qui permettent de changer les blâmes mutuels en requêtes tout en gardant notre équilibre le plus précieux, notre propre santé mentale.
Parmi les autres aspects que j’aimerais souligner, il y a le fait que la thérapie familiale ou systémique n’est pas la pensée systémique et vice versa. Les travaux de Jay Haley et de Mony Elkaïm, nous permettent de nuancer cet aspect en plaçant la thérapie systémique comme une théorie de la stabilité alors que l’importance d’une pensée systémique réside dans l’équilibre et le changement plutôt que la stabilité.
Par définition, un système est auto-correctif, la psychothérapie quand à elle sous-tend l’idée du changement. Contrairement à la pensée linéaire qui centre son explication dans la cause et ses effets sans s’occuper des interactions et de la dimension cachée de l’espace et du contexte social, la pensée systémique, au contraire, nous permet de déconstruire nos valeurs en nous permettant de rendre plus compte de ce que les gens sont et font à un moment donné et dans un contexte donné. Ainsi compris, un symptôme est approprié car il est le comportement adapté au contexte social de la personne, et nullement un comportement inadapté qui provient uniquement de la personne. Ceci est important, car cela nous invite à travailler également à changer le contexte dans lequel évoluent les familles pour pouvoir les accompagner dans leurs auto-solutions et donc du changement. Si une personne ne peut plus décider, ce n’est pas tant à cause de ses « problèmes » mais parce qu’on a peut-être pris l’habitude de faire les choses à sa place. L’intervention qui s’inspire donc de la pensée systémique, loin d’isoler le sujet, cherche au contraire à l’inscrire dans un context relationnel, à lui permettre d’utiliser pleinement ses compétences et à lui ouvrir des choix. Si les familles peuvent souvent se désengager en nous attribuant l’expertise pour s’occuper de leurs membres, il ne faut pas tomber dans ce piège, il faut plutôt leur renvoyer leurs compétences et leur expertise en leur disant qu’ils sont les personnes qui connaissent le mieux leurs membres.
Pour reprendre le concept de pouvoir/savoir de Michel Foucault, oui nous avons comme intervenants du savoir et beaucoup plus de pouvoir que nous le croyons, alors nous devons rester alertes pour ne pas devenir des intervenants/juges si nous prétendons à un empowerment des familles. Un dernier point à considérer est le fait que nous devons toujours garder dans notre champ de vision l’origine et la racine des problèmes sociaux en incluant, en nuançant et en analysant les normes et les structures sociales qui déterminent ce qui est socialement acceptable et ce qui l’est moins. Si nous ne contextualisons pas les dynamiques des problèmes sociaux et familiaux pour mieux mobiliser les personnes et leurs ressources, nous contribuons directement alors à dé-contextualiser les problèmes sociaux en pointant du doigt plus souvent les carences et la défaillance individuelle. Enfin, le défi est de taille mais réaliste et réalisable comment faire du lointain un prochain quand nous intervenons avec les familles car le pouvoir est en dernière instance dans le « patient ».
Bibliographie :
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Dans Introduction au travail social. Sous la direction de Jean-Pierre Deslauriers et Yves
Hurtubise. Presses de l’Université Laval. Chapitre 5, 117-152.