CONTENANTS DE PENSEE, CONTENANTS CULTURELS, par Bernard Gibello

Docteur Bernard Gibello, Professeur des Universités, Directeur du Laboratoire « Exploration Cognitivo-Intellectuelle Clinique Pédo-Psychiatrique Georges Heuyer (Service du Professeur Basquin), Hôpital de la Salpetrière, 57 Bd. de l’Hôpital – 75651 Paris cedex 13.

(in TROUBLES DU LANGAGE ET DE LA FILIATION CHEZ LE MAGHREBIN DE LA DEUXIEME GENERATION, sous la direction de Abdessalem YAHYAOUI, La pensée sauvage, 1988)

INTRODUCTION

Un conte initiatique employé par les alchimistes raconte l’histoire suivante :

Un apprenti alchimiste se précipite, tout essoufflé, auprès de son maître, et s’écrie : « Maître, Maître, j’ai réussi à fabriquer le solvant universel ! » – Le Maître alors le félicite beaucoup, et lui demande : « Et dis-moi, dans quoi l’as-tu donc mis ? »

Ce conte a pour fonction chez les alchimistes de faire réfléchir et associer sur la relation « contenant – contenu » qui me paraît importante à considérer dans le domaine de la psychologie clinique et de la psychopathologie, mais également dans bien d’autres domaines relevant aussi bien des sciences humaines que des sciences de la matière, ou des mathématiques, etc.

J’ai rencontré pour la première fois des manifestations de cette relation « contenant – contenu » il y a une dizaine d’années, dans des circonstances que je décrirai dans un instant. Je me suis aperçu ensuite que cette relation se manifeste sous de multiples avatars dans la pathologie de la pensée, ce que je montrerai dans un second moment. En acceptant de participer aux travaux des présentes journées de réflexion, j’ai été amené à reprendre cette notion de contenant de pensée, et à me demander s’il existait des indices en faveur de contenants de pensée culturels : je vous communiquerai le fruit de ma réflexion.

Mon exposé s’ordonne donc selon la chronologie : premières observations, développements ultérieurs, contenants culturels.

CONTENANT – CONTENU : LE SENS DE CES MOTS

En préalable, découvrons ensemble les sens des mots « contenant » et « contenu ».

Contenant : d’après le dictionnaire de Littré, ce mot naquit au XVIème siècle en tant que substantif, engendré par le verbe « contenir ». Contenir : tire son origine du Latin : étymologiquement, il procède de « cum tenere », c’est-à-dire : « tenir avec », « tenir ensemble ». Littré relève 5 sens distincts : = avoir une certaine étendue, comme dans la phrase : « cette parcelle de terrain contient cinq ares ». = enfermer en soi : « ce coffret contient un bijou » = être composé de : « Cette maxime contient toutes les autres » = retenir : « contenir la foule » = se contenir : « se retenir, se maîtriser. » Il me semble que l’idée de « tenir avec » « faire tenir ensemble » constitue le sens principal, et le plus intéressant pour nous. Remarquons qu’il s’oppose à « s’éclater », « se défoncer », … et aussi à « se dissocier » ou encore plus trivialement « marcher à côté de ses pompes » De contenir procèdent « contenant » et « contenu ».

LES CONTENUS DE PENSEE

Ils sont pour nous familiers. J’en donnerai quelques exemples dans la pensée consciente : = les contenus de pensée peuvent être des représentations en image -souvenir sensoriel des objets, de leurs caractéristiques et de leurs qualités. = il peut aussi être des images motrices des actions à exercer sur les objets pour amener des modifications : déplacements, déformation, réunion, bris, etc., toutes images motrices que je désigne sous le nom de représentation de transformation. = il peut aussi s’agir de représentations de mots liées aux représentations sensorielles ou motrices précédentes. = les contenus peuvent enfin consister en des représentations en images souvenirs de vécus émotionnels. Ces représentations sensorielles, motrices, verbales, émotionnelles constituent des : contenus de pensée.

LES CONTENANTS DE PENSEE

Ils sont inconscients ou préconscients, ce qui les rend plus difficiles à saisir intuitivement. Pour moi, ce sont des structures, ou des processus, qui donnent sens aux contenus de pensée (actuels ou évoqués par la mémoire). En leur absence, ces contenus de pensée demeurent sans signification, à proprement parler, ils demeurent… in-sensés.

Certains contenants sont connus depuis longtemps par les neurologues à savoir les « gnosies » et les « praxies », ou plutôt les modifications pathologiques connues sous le nom d »‘apraxie » et d »‘agnosie ». Il en existe bien d’autres. Je donnerai en exemple une citation de Déjerine. En 1914, dans son livre « Sémiologie des affections du système nerveux » (Masson éd.) le grand neurologue écrivait à propos de l’agnosie :

« L’agnosie est un trouble de la reconnaissance. La reconnaissance est ce phénomène psychologique qui nous permet, par l’usage de l’un ou l’autre de nos sens, d’identifier un objet que nous observons actuellement, avec un objet antérieurement observé et dont nous avons enregistré le souvenir sous forme d’image mentale. A chacun de nos sens répondent des images mentales spécialisées susceptibles d’être directement et immédiatement évoquées par les excitations sensorielles parties du sens correspondant. Mais il n’y a pas d’image mentale simple. Toute image mentale répond à la combinaison d’un certain nombre d’excitations sensorielles. Si bien qu’on peut dire que de même qu’en géométrie, un lieu de l’espace est déterminé par un certain nombre de droites ou de points, de même l’image mentale est, psychologiquement, le lieu de rencontre d’un certain nombre d’excitations sensorielles. »

Je ferai volontiers mienne la définition suivant laquelle les contenants de pensée sont des « lieux » des contenus ayant un sens déterminé.

PREMIERE RENCONTRE

Lors de cette première rencontre, mon attention a été attirée sur les contenants de pensée relatifs à l’espace.

L’observation clinique est la suivante :

Un enfant de 14 ans se trouvait en conflit quotidien avec son enseignant à propos de géométrie et de dessin technique. C’était un enfant très motivé qui avait réclamé ces cours. Il avait un important retard scolaire, mais ses capacités intellectuelles étaient normales, tant cliniquement qu’aux tests psychométriques. Il s’entendait bien avec l’enseignant en dehors de ces cours.

L’enseignant ne pouvait pas faire admettre à ce jeune homme qu’un quadrilatère irrégulier n’était pas un carré, et réciproquement, le jeune homme ne réussissait pas à faire admettre à son enseignant qu’un quadrilatère irrégulier était identique à un carré.

Un jour, ils tombèrent cependant d’accord sur le fait qu’un carré, donné en modèle, était différent d’un périmètre quadrilatère présentant une solution de continuité dessiné, par l’enfant. Ce qui nie surpris dans un premier temps, car le quadrilatère à périmètre ouvert dessiné ce jour là était bien peu différent des quadrilatères irréguliers dessinés précédemment, à l’exception du fait que leur périmètre était fermé a non ouvert.

Je me rappelai alors les descriptions de Piaget sur la façon de penser l’espace avant qu’on ait accédé à la pensée opératoire : en effet. au stade préopératoire, l’enfant pense l’espace non pas en termes de géométrie euclidienne, mais en terme de géométrie quasi-topologique. Dans cet espace, les règles d’égalité des figures ne sont pas comme dans l’espace euclidien l’égalité des côtés et des angles, mais l’égalité des discontinuités sur chaque ligne, les dimensions n’ayant aucune valeur discriminante.

Je fis l’hypothèse que cet enfant avait une anomalie du développement des processus de ensée telle qu’il pensait l’espace dans des termes dépassés depuis longtemps par ses camarades, tout en pensant normalement la plupart des autres catégories.

L’examen clinique de l’enfant confirma cette hypothèse, expliquant par là le dialogue de sourd entre lui et son enseignant. En effet ils utilisaient chacun pour penser l’espace, un contenant de pensée différent, de telle façon qu’aucun des deux ne pouvait comprendre le point de vue de l’autre.

Ultérieurement, la pratique systématique des examens piagétiens m’a montré que ce syndrome bizarre était loin d’être exceptionnel, et que bien au contraire, cette « dysharmonie cognitive pathologique » était des plus fréquentes.

DEVELOPPEMENTS ULTERIEURS

Ainsi, à partir de cette première observation, j’ai pu montrer que des contenants de pensée « cognitifs », relatifs à l’espace, au temps, au nombre, à la logique pouvaient se développer de manière anormale, et que le niveau intellectuel n’était pas forcément corrélé avec le niveau de développement des contenants de pensée cognitifs, ni avec leur homogénéité.

J’ai été amené à partir de ces observations cliniques à remanier la description classique des troubles de l’intelligence. Classiquement ces troubles sont décrits sous les désignations de démence, débilité mentale, inhibitions intellectuelles, correspondant respectivement à une perte, un non-développement ou une non-utilisation des structures cognitives. J’y ai ajouté les troubles des contenants de pensée : la dysharmonie cognitive pathologique que j’ai évoqué plus haut, et le retard d’organisation du raisonnement, qui se définit cliniquement par l’opposition entre des capacités intellectuelles normales, … et une organisation de la logique et des structures cognitives très en retard sur le développement habituel(1).

Actuellement, je distingue plusieurs types de contenants de pensée = neurologiques practo-gnosiques, = linguistiques, = cognitifs, relatifs à l’espace, au temps, au nombre, à la logique, = libidinaux : Freud en a fait la théorie dans la description du processus primaire et du processus secondaire de la vie psychique. Le mouvement de désir qui réinvestit les traces de l’expérience de satisfaction sert de contenant à des contenus représentatifs qui sont dépourvus de sens en dehors de cet investissement. = narcissiques enfin, constitués par les représentations de soi.

Je pense nécessaire d’ajouter aux contenants précédents les contenants familiaux et culturels. Diverses perspectives s’ouvrent à ce propos.

CONTENANTS CULTURELS

Le temps étant compté, je donnerai seulement quelques exemples mettant en évidence le rôle des contenants culturels, soit pour organiser les investissements de la sexualité infantile suivant un patron permettant des relations optimales avec le milieu naturel extérieur, soit pour permettre que les représentations de soi ne soient pas contradictoires avec les idéaux véhiculés par la culture, soit enfin pour mettre en forme l’émergence des contenus psychiques normalement refoulés. Erikson dans son livre « Enfance et Société » a montré comment le contexte de la relation à la nature de certaines tribus indiennes amenait les parents à élever leurs enfants avec des systèmes de valeurs différents, suivant qu’il est souhaitable que les enfants deviennent de bons chasseurs, ou de bons pêcheurs. L’idéal du Moi est modelé par tout un ensemble de contenants culturels à la fois inconscients et transmis traditionnellement.

Winnicott dans « Les processus de maturation chez l’enfant », avec la notion de faux self normal ou pathologique désigne ce que j’appellerai un contenant narcissique approprié ou non. Et il montre la place essentielle des phénomènes transitionnels dans l’accès aux contenants culturels.

Je donnerai maintenant un exemple clinique personnel. C’est le cas de Sylvie, âgée de 14 ans, souffrant d’une débilité mentale probablement cicatrice d’une psychose infantile. La consultation est enregistrée sur un magnétoscope. Le matériel d’enregistrement est placé en évidence dans le bureau de consultation.

Elle me demande : « Qu’est-ce que c’est que çà ? C’est un micro ? »

Je lui réponds : « C’est pour mieux t’entendre mon enfant ! » – « Ah non ! dit-elle, c’est pour mieux te manger mon enfant ! … Et votre nez … qu’est-ce que c’est ? … C’est pour mieux te …. te …, (elle hésite longuement) … C’est pour mieux te … renifler mon enfant ! »

On voit ici comment le conte du petit chaperon rouge sert pour cette enfant de contenant autorisé par sa censure pour des contenus représentatifs sexuels et agressifs dont les contenants fantasmatiques sont refoulés. Ici, le contenant culturel permet une formation de compromis qui du même mouvement exprime et camoufle ses mouvements de désir inconscients.

Les contenants culturels se manifestent d’une manière aujourd’hui bien explorée dans les contes et les mythes. Mais ils ont bien d’autres expressions. Par exemple les habitudes et coutumes alimentaires. Il est par exemple étonnant de constater que le monde est partagé en deux parties marquées par une frontière de quelques kilomètres d’épaisseur seulement : cette frontière située en gros à l’est de la Franche Comté sépare les peuples qui mangent le choux rouge cru de ceux le préférant cuit. Il existe quelque chose d’analogue pour ce qui concerne les mangeurs de grenouilles, de limaces ou de viande de chien …

Il en va de même pour les manières de vivre en général. Qu’il s’agisse des « bonnes » et des « mauvaises » manières dans les relations sexuelles, ou dans l’élaboration des conflits, ou dans l’habillement, la façon de faire son lit, de mourir ou de se souvenir des morts, etc.

De même que ces contenants culturels déterminent des phénomènes aussi inattendus que par exemple le développement des techniques et de la science. Pour donner un instantané sur ce sujet qui constituerait aisément le contenu d’un livre, remarquons que Denis Papin a inventé la machine à vapeur en observant le soulèvement d’un couvercle de marmite. Mais cette invention n’a pu prendre forme consciente dans sa tête que dans la mesure où il pouvait se permettre de penser une machine effectuant un travail.

Le temps manque pour développer d’autres exemples, ethnologiques, ou folkloriques montrant comment la tradition amène les membres d’une culture à donner un double sens à leurs perceptions : un sens banal, et un sens symbolique, perçu seulement par les membres de la communauté culturelle. Chacun peut aisément en trouver des exemples personnels.

CONCLUSIONS

Les contenants de pensée donnent sens à certains contenus représentatifs ou à certaines perceptions, … et dénient le sens d’autres contenus de pensée. Il peut en procéder méconnaissance, dénégation, délire, erreurs, perturbations multiples des apprentissages, etc.

Les contenants de pensée apparaissent comme un système complexe, inconscient, fait de structures hiérarchisées, acquises ou construites progressivement, où les contenants culturels viennent modeler et contrôler l’effet des contenants neurologiques, fantasmatiques, cognitifs et narcissiques qui donnent son unité à l’expérience de vie de chaque individu.

Finalement, ils permettent de « faire tenir ensemble » des individus différents dans une même société et une même culture. Dans le cas de sujets passant d’un cadre culturel à un autre, on ne sera pas étonné que la transformation des contenants culturels s’accompagne de troubles divers de la fonction générale de « symbolisation », de même que des apprentissages cognitifs, scolaires, sociaux et culturels.

NOTES

(1) Voir mon livre : « L’enfant à l’intelligence troublée », 2ème éd. 1986, Centurion éd.

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