De la morale à l’éthique et aux éthiques.

Par PAUL RICOEUR.

Je prie le lecteur qui a eu connaissance de ce que j’appelle « ma petite éthique », dans Soi-Même comme un Autre, de considérer le présent essai comme un peu plus qu’une clarification et un peu moins qu’une retractatio, comme auraient dit les écrivains latins de l’antiquité tardive. Disons qu’il s’agit d’une réécriture. Quant à ceux qui ignorent ce texte vieux d’une douzaine d’années, je puis les assurer que le texte qu’ils vont lire se suffit à soi-même.

Permettez-moi, en guise d’introduction, de noter que les spécialistes de philosophie morale ne s’entendent pas sur la répartition du sens entre les deux termes morale et éthique. L’étymologie est à cet égard sans utilité, dans la mesure où l’un des termes vient du latin et l’autre du grec, et où tous deux se réfèrent d’une manière ou d’une autre au domaine commun des moeurs. Mais, s’il n’y a pas d’accord concernant le rapport, hiérarchique ou autre, entre les deux termes, il y a accord sur la nécessité de disposer de deux termes. Cherchant moi-même à m’orienter dans cette difficulté, je propose de tenir le concept de morale pour le terme fixe de référence et de lui assigner une double fonction, celle de désigner, d’une part, la région des normes, autrement dit des principes du permis et du défendu, d’autre part, le sentiment d’obligation en tant que face subjective du rapport d’un sujet à des normes. C’est ici, à mon sens, le point fixe, le noyau dur. Et c’est par rapport à lui qu’il faut fixer un emploi au terme d’éthique. Je vois alors le concept d’éthique se briser en deux, une branche désignant quelque chose comme l’amont des normes – je parlerai alors d’éthique antérieure – , et l’autre branche désignant quelque chose comme l’aval des normes – et je parlerai alors d’éthique postérieure. La ligne générale de mon exposé consistera dans une double démonstration. D’une part je voudrais montrer que nous avons besoin d’un concept ainsi clivé, éclaté, dispersé de l’éthique, l’éthique antérieure pointant vers l’enracinement des normes dans la vie et dans le désir, l’éthique postérieure visant à insérer les normes dans des situations concrètes. À cette thèse principale je joindrai une thèse complémentaire, à savoir que la seule façon de prendre possession de l’antérieur des normes que vise l’éthique antérieure, c’est d’en faire paraître les contenus au plan de la sagesse pratique, qui n’est autre que celui de l’éthique postérieure. Ainsi serait justifié l’emploi d’un seul terme – éthique – pour désigner l’amont et l’aval du royaume des normes. Ce ne serait donc pas par hasard que nous désignons par éthique tantôt quelque chose comme une méta-morale, une réflexion de second degré sur les normes, et d’autre part des dispositifs pratiques invitant à mettre le mot éthique au pluriel et à accompagner le terme d’un complément comme quand nous parlons d’éthique médicale, d’éthique juridique, d’éthique des affaires, etc… L’étonnant en effet est que cet usage parfois abusif et purement rhétorique du terme éthique pour désigner des éthique régionales, ne réussit pas à abolir le sens noble du terme, réservé pour ce qu’on pourrait appeler les éthiques fondamentales, telle l’Éthique à Nicomaque d’Aristote ou l’Éthique de Spinoza

Je commencerai donc par ce qui apparaîtra in fine comme règne intermédiaire entre l’éthique antérieure et l’éthique postérieure, à savoir le royaume des normes. Comme je l’ai dit en commençant, je tiens à cette acception du concept de morale pour le repère principal et le noyau dur de toute la problématique. Le meilleur point de départ à cet égard est la considération du prédicat obligatoire attaché au permis et au défendu. À cet égard il est légitime de partir comme G.E. Moore du caractère irréductible du devoir-être à l’être. Ce prédicat peut s’énoncer de plusieurs façons selon qu’il est pris absolument – ceci doit être fait – ou de façon relative – ceci vaut mieux que cela. Mais dans l’un et l’autre emplois, le droit est irréductible au fait. En assumant cette affirmation le philosophe ne fait que rendre compte de l’expérience comune, selon laquelle il y a un problème moral, parce qu’il y a des choses qu’il faut faire ou qu’il vaut mieux faire que d’autres. Si maintenant l’on considère que ce prédicat peut être associé à une grande diversité de propositions d’action, il est légitime de préciser l’idée de norme par celle de formalisme. À cet égard la morale kantienne peut être tenue, dans ses grandes lignes, pour un compte rendu exact de l’expérience morale commune selon laquelle ne peuvent être tenues pour obligatoires que les maximes d’action qui satisfont à un test d’universalisation. Il n’est pas nécessaire pour autant de tenir le devoir pour l’ennemi du désir ; ne sont exclus que les candidats au titre d’obligation qui ne satisfont pas audit critère ; au sens minimal le lien entre obligation et formalisme n’implique rien d’autre qu’une stratégie d’épuration visant à préserver les usages légitimes du prédicat d’obligation. Dans ces strictes limites, il est légitime d’assumer l’impératif catégorique sous sa forme la plus sobre : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Il n’est pas dit par cette formule comment se forment les maximes, c’est-à-dire les propositions d’action qui donnent un contenu à la forme du devoir.

Se propose alors l’autre versant du normatif, à savoir la position d’un sujet d’obligation, d’un sujet obligé. Il faut alors distinguer du prédicat obligatoire qui se dit des actions et des maximes d’action, l’impératif qui se dit du rapport d’un sujet obligé à l’obligation. L’impératif, en tant que rapport entre commander et obéir, concerne le vis-à-vis subjectif de la norme, que l’on peut bien appeler liberté pratique, quoi qu’il en soit du rapport de cette liberté pratique avec l’idée de causalité libre affrontée au déterminisme au plan spéculatif. L’expérience morale ne demande rien de plus qu’un sujet capable d’imputation, si l’on entend par imputabilité la capacité d’un sujet à se désigner comme l’auteur véritable de ses propres actes. Je dirai dans un langage moins dépendant de la lettre de la philosophie morale kantienne, qu’une norme – quel qu’en soit l’intitulé – appelle pour vis-à-vis un être capable d’entrer dans un ordre symbolique pratique, c’est-à-dire de reconnaître dans les normes une prétention légitime à régler les conduites. À son tour, l’idée d’imputabilité, en tant que capacité, se laisse inscrire dans la longue énumération des capacités par lesquelles je caractérise volontiers, au plan anthropologique, ce que j’appelle l’homme capable : capacité de parler, capacité de faire, capacité de se raconter ; l’imputabilité ajoute à cette séquence la capacité de se poser comme agent.

Si maintenant nous réunissons les deux moitiés de l’analyse, à savoir la norme objective et l’imputabilité subjective, nous obtenons le concept mixte d’auto-nomie. Je dirai que la morale ne requiert au minimum que la position mutuelle de la norme comme ratio cognoscendi du sujet moral et l’imputabilité comme ratio essendi de la norme. Prononcer le terme d’autonomie, c’est poser la détermination mutuelle de la norme et du sujet obligé. La morale ne présuppose rien de plus qu’un sujet capable de se poser en posant la norme qui le pose comme sujet. En ce sens on peut tenir l’ordre moral comme autoréférentiel.

II -L’ÉTHIQUE FONDAMENTALE COMME ÉTHIQUE ANTÉRIEURE

Pourquoi, demandera-t-on, en appeler d’une morale de l’obligation, dont on a dit qu’elle se suffisait à elle-même, qu’elle était en ce sens autoréférentielle, à une éthique fondamentale, que j’appelle ici éthique antérieure pour la distinguer des éthiques appliquées entre lesquelles se distribue l’éthique de l’aval, l’éthique postérieure ? La nécessité d’un tel recours se laisse mieux reconnaître si on part du versant subjectif de l’obligation morale : du sentiment d’être obligé. Celui-ci marque le point de suture entre le royaume des normes et la vie, le désir. On l’a dit plus haut : le formalisme ne porte pas condamnation du désir ; il le neutralise en tant que critère d’évaluation en même temps que toutes les maximes d’action offertes au jugement moral, la fonction critique étant réservée chez Kant au critère d’universalisation. Mais la question de la motivation reste intacte, comme en témoigne, chez Kant lui-même, le grand chapitre consacré dans la Critique de la raison pratique à la question du respect, sous le titre généra des mobiles rationnels. Or le respect ne constitue, à mon avis, qu’un des mobiles susceptible d’incliner un sujet moral à « faire son devoir ». Il faudrait déployer la gamme entière, si cela est possible, des sentiments moraux, comme a commencé de faire Max Scheler dans son « Éthique matériale des valeurs ».

On peut nommer la honte, la pudeur, l’admiration, le courage, le dévouement, l’enthousiasme, la vénération. J’aimerais mettre à une place d’honneur un sentiment fort, tel que l’indignation, qui vise en négatif la dignité d’autrui aussi bien que la dignité propre ; le refus d’humilier exprime en terme négatif la reconnaissance de ce qui fait la différence entre un sujet moral et un sujet physique, différence qui s’appelle dignité, laquelle dignité est une grandeur estimative que le sentiment moral appréhende directement. L’ordre des sentiments moraux constitute ainsi un vaste domaine affectif irréductible au plaisir et à la douleur ; peut-être même faudrait-il aller jusqu’à dire que le plaisir et la douleur, en tant que sentiments moralement non marqués, peuvent même devenir moralement qualifiés par leur liaison avec tel ou tel sentiment moral, ce que le langage courant ratifie en parlant de douleur morale, de plaisir pris à faire son devoir. Pourquoi n’aimerait-on pas faire du bien à autrui ? Pourquoi ne prendrait-on pas plaisir à saluer la dignitié des humiliés de l’histoire ? Entre quoi et quoi les sentiments moraux font-ils suture ? Entre le royaume des normes et de l’obligation morale, d’un côté, et celui du désir de l’autre. Or le royaume du désir a fait l’objet d’une analyse précise dans les premiers chapitres de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote.

C’est chez lui qu’on trouve un discours structuré sur la praxis, qui fait cruellement défaut chez Kant. Tout repose sur le concept de prohairesis, capacité de préférence raisonnable ; c’est la capacité de dire : ceci vaut mieux que cela et d’agir selon cette préférence. Autour de ce concept clé gravitent les concepts qui le précèdent dans l’ordre didactique tels que le bon gré et le contre gré ou qui lui succèdent telle que la délibération ; le vis-à-vis intentionnel de cette chaîne conceptuelle est constitué par le prédicat bon que l’on est trop vite tenté d’opposer au prédicat obligatoire qui régit l’éthique kantienne ; à mon avis, il n’y a pas lieu d’opposer ces deux types de prédicats : ils n’appartiennent pas au même niveau réflexif ; le premier appartient bien évidemment au plan des normes mais le second appartient à un ordre plus fondamental, celui du désir qui structure la totalité du champ pratique ; que cette capacité soit rapidement absorbée dans le contexte de la culture grecque par un dénombrement des excellences de l’action sous le nom de vertus ne doit ni surprendre ni nous enfermer ; il ne doit pas surprendre dans la mesure où on passe aisément de la préférence raisonnable à l’idée de vertu par le truchement de celle d’hexis, habitus, habitude, la vertu consistant pour l’essentiel dans une manière habituelle d’agir sous la conduite de la préférence raisonnable. La transition entre les visées limitées des pratiques (métiers, genres de vie, etc…) et la visée de la vie bonne est assurée par le concept médiateur de l’ergon, de la tâche – qui oriente une vie humaine considérée dans son intégralité.

La tâche d’être homme déborde et enveloppe toutes les tâches partielles qui assignent une visée de bonté à chaque pratique. Quant au dénombrement de ces excellences de l’action que sont les vertus, il ne doit pas barrer l’horizon de la méditation et de la réflexion ; chacune de ces excellences découpe sa visée du bien sur le fond d’une visée ouverte magnifiquement désignée par l’expression de la vie bonne ou mieux du vivre bien ; cet horizon ouvert est peuplé par nos projets de vie, nos anticipations de bonheur, nos utopies, bref par toutes les figures mobiles de ce que nous tiendrions pour les signes d’une vie accomplie. On reviendra plus loin sur la fragmentation du champ éthique selon les contours distincts des vertus énumérées ; projetées sous l’horizon de la vie bonne, ces excellences sont elles-mêmes ouvertes à toutes sortes de réécriture du Traité des vertus que l’on évoquera dans la dernière partie de cet essai.

Si c’est chez Aristote que je trouve les linéaments les mieux dessinés de l’éthique fondamentale, je ne renonce pas à l’idée d’en trouver un équivalent jusque chez Kant lui-même ; non seulement les deux approches, que l’on a enfermées sous les étiquettes didactiques de la téléologie et de la déontologie, ne sont pas rivales dans la mesure où elles appartiennent à deux plans distincts de la philosophie pratique ; elles se recoupent en quelques points nodaux significatifs. Le plus remarquable d’entre eux est pointé par le concept latin de voluntas qui déroule sa propre histoire de façon continue des Médiévaux aux Cartésiens, aux Leibniziens jusqu’à Kant lui-même. Certes ce concept de volonté, dans lequel on peut voir l’héritier latin de la préférence raisonnable, se trouve fortement marqué, dans notre histoire culturelle, par la méditation chrétienne sur la volonté mauvaise, sur le mal, méditation qui a contribué à scinder la morale des Modernes de celle des Anciens. Mais le lien entre l’intention volontaire et la visée de la vie bonne n’est pas rompu. Comment pourrait-on oublier la déclaration sur laquelle s’ouvrent les Fondements de la Métaphysique des Moeurs : « Et de tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté ». Certes la suite de l’ouvrage procède à une réduction drastique du prédicat bon à la norme et aux critères d’universalisation qui la valident. Mais cette réduction présuppose à titre problématique la préconception de quelque chose qui serait la bonté d’une bonne volonté.

Or cette préconception n’est nullement épuisée par sa réduction déontologique, sa réduction au devoir : un signe de la résistance au formalisme est donné par la prise en compte au chapitre 3 de la Critique de la Raison pratique de la question des « mobiles de la raison pure pratique », c’est-à-dir du « principe subjectif », dit Kant, de la détermination de la volonté d’un être dont la raison n’est pas déjà, en vertu de sa nature, nécessairement conforme à la loi fondamentale, Nous avons évoqué une première fois ce thème des sentiments moraux ; il faut y revenir une fois encore. De quoi s’agit-il sous ce titre ? De ce qui a « de l’influence sur la volonté », de ce qui l’incline à se placer sous la loi ou, comme nous disions un peu plus haut, à entrer dans un ordre symbolique susceptible non seulement de contraindre à une action conforme, mais de structurer, d’éduquer l’action. C’est sous ce deuxième aspect – la capacité structurante – que le sentiment moral dessine sa place en creux dans une théorie de la praxis qui, aprè Aristote n’a vraiment déployé son envergure que chez Hegel, principalement dans les Principes de la philosophie du droit. Un lien fort, que la tradition scolaire a occulté, joint ainsi la prohairesis de l’Éthique à Nicomaque et le voeu de « vivre bien » qui la couronne, au concept de bonne volonté des Fondements… et à celui de respect de la Critique de la raison pratique. On me permettra d’ajouter un dernier argument en faveur de la parenté souterraine entre deux approches au problème de l’éthique fondamentale que la tradition a figées sous les vocables de l’éthique téléologique et de l’éthique déontologique. Cet argument est tiré de l’ultime recours que Kant fait à l’idée de bien dans la Religion dans les limites de la simple raison.

Ce recours paraît discordant au regard d’une morale réputée hostile à l’idée du bien, principalement dans un ouvrage qui a attiré sur son auteur les jugements les plus réprobateurs. Que ce soit dans l’Essai sur le mal radical que l’idée d bien fasse retour ne doit pas étonner. Le problème posé par le mal est en effet celui de l’impuissance à bien faire, – blessure, plaie ouverte, au coeur de notre souhait de vivre bien. L’occasion du recours à l’idée de bien est remarquable : au moment de distinguer le mal radical de l’idée intolérable de péché originel, il devient urgent de mettre un cran d’arrêt à l’accusation qui menace d’une totale mise hors circuit de la bonne volonté : on le fait en déclarant que la propension (Anhang) au mal n’affecte pas la disposition (Anlage), au bien, laquelle à son tour rend possible l’entreprise entière de regénération de la volonté dans laquelle se résume « la religion dans les limites de la simple raison ». Voici donc retrouvé, au terme de l’oeuvre kantienne, et sous l’aiguillon de la méditation sur le mal, c’est-à-dire précisément du thème qui, dans le sillage du christianisme, est réputé avoir scindé la morale des Modernes de celle des Anciens, le concept de volonté bonne.

Que la morale des Anciens et celle des Modernes puisse se rejoindre, se reconnaître et se saluer mutuellement dans ce concept, la possibilité ne relève plus ni de l’éthique ni de la morale mais d’une anthropologie philosophique qui ferait de l’idée de capacité un de ses concepts directeurs. La phénoménologie des capacités que, pour ma part, je développe dans les chapitres de Soi-Même comme un Autre qui précèdent la « petite éthique » prépare le terrain pour cette capacité proprement éthique, l’imputabilité, capacité à se reconnaître comme l’auteur véritable de ses propres actes. Or l’imputabilité peut être tour à tour associée au concept grec de préférence raisonnable et au concept kantien d’obligation morale : c’est en effet du foyer de cette capacité que s’élance le souhait « grec » de vivre bien et que se creuse le drame « chrétien » de l’incapacité à faire le bien par soi-même sans une approbation venue de plus haut et donnée au « courage d’être » , autre nom de ce qui a été appelé disposition au bien et qui est l’âme même de la bonne volonté.

III -LES ÉTHIQUES POSTÉRIEURES COMME LIEUX DE LA SAGESSE PRATIQUE Le moment est venu d’argumenter en faveur de la seconde présupposition de cet esai, à savoir que le seul moyen de donner visibilité et lisibilité au fond primordial de l’éthique est de le projeter au plan postmoral des éthiques appliquées. C’est à cette entreprise que dans Soi-Même comme un Autre je donnais le nom de sagesse pratique.

On peut trouver aussi bien chez Kant que chez Aristote les signes de la nécessité de ce transfert de l’éthique antérieure aux éthiques postérieures. Il est remarquable en effet que Kant ait cru nécessaire de compléter l’énoncé de l’impératif catégorique par la formulation de trois variantes de l’impératif qui, dépouillées de la terminologie que les exposés scolaires ont gravé dans le marbre, orientent l’obligation en direction de trois sphères d’application : le soi, autrui et la cité. L’analogie première entre loi morale et loi naturelle, selon la première formulation, ne vise, dans une philosophie morale qui oppose l’éthique à la physique, qu’à souligner la sorte de régularité qui rapproche la légalité du règne moral de celle du règne physique. Il y a bien des manières de donner une forme concrète à cette analogie. J’ai adopté pour ma part, à titre d’illustration de cette régularité, le maintien de soi à travers le temps que présuppose le respect de la parole donnée sur laquelle reposent à leur tour les promesses, les pactes, les accords, les traités. L’ipséité est un autre nom de ce maintien de soi. C’est la formule de l’identité morale par opposé à l’identité physique du même. Certes, le maintien de soi ne représente que la composante subjective de la promesse, et doit se composer avec le respect d’autrui dans l’échange des attentes en quoi consiste concrètement la promesse. C’est cette autre composante de la promesse que signale la seconde formulation de l’impératif kantien, qui demande que la personne, en moi-même et en autrui, soit traitée comme une fin en soi et non seulement comme un moyen. Mais le respect, comme on l’a suggéré plus haut, ne constitue que l’une des configurations du sentiment moral ; j’ai proposé d’appeler sollicitude la structure commune à toutes ces dispositions favorables à autrui qui sous-tendent les relations courtes d’intersubjectivité ; il ne faudrait pas hésiter à compter parmi ces relations le souci de soi, en tant que figure réfléchie du souci d’autrui. Enfin, l’obligation de se tenir à la fois pour sujet et législateur dans la cité des fins peut être interprétée de façon extensive comme la formule générale des rapports de citoyenneté dans un État de droit.

À leur tour ces formules encore générales qui distribuent l’impératif dans une pluralité de sphères -maintien de soi, sollicitude pour le prochain, participation citoyenne à la souveraineté – ne deviennent des maximes concrètes d’action que reprises, retravaillées, réarticulées dans des éthiques régionales, spéciales, telles que éthique médicale, éthique judiciaire, éthique des affaires, et ainsi de suite dans une énumération ouverte.

Or l’éthique « grecque » d’Aristote proposait un programme comparable de multiplication et de dispersion des estimations fondamentales placées sous le signe de la vertu. L’Éthique à Nicomaque se déploie à la façon d’un va et vient entre la vertu et les vertus. Réduit à lui-même, en effet, le discours de la vertu, bien que construit sur les idées subtantielles de préférence raisonnable et polarisé par l’idée de vie bonne, tend à se refermer sur un trait formel commun à toutes les vertus, à savoir le caractère de « médiété », de milieu escarpé et juste – qui sépare en chaque vertu un excès d’un défaut. Seule, dès lors, la réinterprétation raisonnée des figures d’excellence des actions permet de donner un corps, une substance à l’idée nue de vertu. Vient alors le dénombrement des situations typiques de la pratique et des excellences qui leur correspondent. À cet égard, le courage, la tempérance, la libéralité, la douceur, la justice sont le produit quintessencié d’une culture partagée, éclairée par une grande littérature – Homère, Sophocle, Euripide – par les maîtres de la parole publique et autres sages professionnels ou non. La lettre de ces petits Traités que nous lisons encore aujourd’hui avec bonheur, ne devrait pas toutefois arrêter le mouvement de réinterprétation amorcé par ces textes au coeur de leur propre culture.

La compréhension que nous avons encore, par la lecture, de ces profils de vertu, devrait nous inviter non seulement à relire ces traités mais à les réécrire au bénéfice de quelque moderne doctrine des vertus et des vices. Aristote lui-même a donné une clé pour ces relectures et ces réécritures en mettant à part des vertus qu’il appelle éthiques, une vertu intellectuelle, la phronesis, qui est devenue la prudence des Latins, et qu’on peut tenir pour la matrice des éthiques postérieures. Elle consiste en effet dans une capacité, l’aptitude à discerner la droite règle, l’orthos logos, dans les circonstances difficiles de l’action. L’exercice de cette vertu est inséparable de la qualité personnelle de l’homme de la sagesse – le phronimos – l’homme avisé.1 Entre la prudence et les « choses singulières » le lien est étroit. C’est alors dans les éthiques appliquées que la vertu de prudence peut être mise à l’épreuve de la pratique. À cet égard la même phronesis qui est censée s’exercer à l’intérieur de la pratique quotidienne des vertus devrai pouvoir présider aussi à la réinterprétation de la table des vertus dans le sillage des modernes traités des passions.

J’aimerais proposer deux exemples – l’un pris dans l’ordre médical, l’autre dans l’ordre judiciaire – d’un tel redéploiement de la sagesse pratique dans des éthiques régionales. Chacune de ces éthiques apppliquées a ses règles propres ; mais leur parenté phronétique, si l’on permet l’expression, préserve entre elles une analogie formelle remarquable au niveau de la formation du jugement et de la prise de décision. Des deux côtés il s’agit de passer d’un savoir constitué de normes et de connaissances théoriques à une décision concrète en situation : la prescription médicale, d’un côté, – la sentence judiciaire, de l’autre. Et c’est dans le jugement singulier que cette application s’opère. La différence des situations est pourtant considérable : du côté médical, c’est la souffrance qui suscite la demande de soins et la conclusion du pacte de soins reliant tel malade à tel médecin. Du côté judiciaire, la situation initiale typique est le conflit ; il suscite la demande de justice et trouve dans le procès son encadrement codé. D’où la différence entre les deux actes terminaux : prescription médicale et sentence judiciaire. Mais la progression du jugement est semblable de part et d’autre. Le pacte de soins conclu entre tel médecin et tel patient se laisse placer sous des règles de plusieurs sortes. D’abord des règles morales rassemblées dans le Code de déontologie médicale : on y lit des règles telles que l’obligation du secret médical, le droit du malade à connaître la vérité de son cas, l’exigence du consentement éclairé avant tout traitement risqué, ensuite, des règles ressortissant au savoir biologique et médical et que le traitement en situation clinique met à l’épreuve de la réalité ; enfin des règles administratives régissant au plan de la santé publique le traitement social de la maladie. Tel est le triple encadrement normatif de l’acte médical concret aboutissant à une décision concrète, la prescription et, d’un plan à l’autre, le jugement, la phronesis médicale. C’est cet entre-deux que l’exercice du jugement dans l’ordre judiciaire permet de mieux articuler, dans la mesure où il est rigoureusement codifié. Le cadre, on l’a dit, c’est le procès. Celui-ci met à nu les opérations d’argumentation et d’interprétation qui conduisent à la prise de décision finale, la sentence, appelée aussi jugement. Ces opérations sont réparties entre des protagonistes multiples et régies par une procédure rigoureuse. Mais, comme dans le jugement médical, l’enjeu est l’application d’une règle juridique à un cas concret, le litige en examen. L’application consiste à la fois dans une adaptation de la règle au cas, à travers la qualification délictueuse de l’acte, et du cas à la règle, par le biais d’une description narrative tenue pour véridique. L’argumentation qui guide l’interprétation tant de la norme que du cas, puise dans les ressources codifiées de la discussion publique. Mais la décision reste singulière : tel délit, tel accusé, telle victime, telle sentence. Celle-ci tombe comme la parole de justice prononcée dans une situation singulière.

Telles sont les ressemblances structurelles entre deux processus d’application d’une règle à un cas et de subsomption d’un cas sous une règle. Ce sont elles qui assurent la ressemblance des deux modalités de la prise de décision en milieu médical et en milieu juridique. En même temps, ces ressemblances illustrent le transfert de l’éthique antérieure, plus fondamentale que la norme, en direction des éthiques appliquées qui excèdent les ressources de la norme. À quel trait de l’éthique fondamentale, l’éthique médicale donne-t-elle visibilité et lisibilité ? À la sollicitude, qui demande que secours soit porté à toute personne en danger. Mais cette sollicitude n’est rendue manifeste qu’en traversant le crible du secret médical, du droit du malade à connaître la vérité de son cas, et du consentement éclairé, – toutes règles qui confèrent au pacte de soins les traits d’une déontologie appliquée.

Quant à la prise de décision aboutissant à la sentence dans le cadre du procès judiciaire, elle incarne dans une formulation concrète l’idée de justice qui, en deçà de tout droit positif, ressortit au souhait de la vie bonne. C’était une des thèses de la « petite éthique » de Soi-Même comme un Autre, que l’intention éthique, à son niveau le plus profond de radicalité, s’articule dans une triade où le soi, l’autre proche et l’autre lointain sont également honorés : vivre bien, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Si l’éthique médicale s’autorise du second terme de la séquence, l’éthique judiciaire trouve dans le voeu de vivre dans des institutions justes la requête qui relie l’ensemble des institutions judiciaires à l’idée de vie bonne. C’est ce souhait de vivre dans des institutions justes qui trouve visibilité et lisibilité dans la parole de justice prononcée par le juge dans l’application des normes qui, de leur côté, ressortissent au noyau dur de la moralité privée et publique.

En conclusion, on peut tenir pour équivalentes les deux formulations suivantes : d’un côté on peut tenir la moralité pour le plan de référence par rapport auquel se définissent de part et d’autre une éthiqu fondamentale qui lui serait antérieure et des éthiques appliquées qui lui seraient postérieures. D’un autre côté, on peut dire que la morale, dans son déploiement de normes privées, juridiques, politiques, constitue la structure de transition qui guide le transfert de l’éthique fondamentale en direction des éthiques appliquées qui lui donnent visibilité et lisibilité au plan de la praxis. L’éthique médicale et l’éthique judiciaire sont à cet égard exemplaires, dans la mesure où la souffrance et le conflit constituent deux situations typiques qui mettent sur la praxis le sceau du tragique

Notes :

1. La distinction entre l’équité et la justice offre un exemple remarquable de ce passage de la norme générale à la droite maxime dans des circonstances où la loi est trop générale, où, comme on dirait aujourd’hui, l’affaire est délicate, le cas difficile.

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