De l’unité républicaine à la fragmentation multiculturelle : le débat français en matière d’intégration. Par Hélène Bertheleu.

Les Cahiers du Cériem, n°2, mars 1997.

Ce bilan critique de quelques parutions récentes en matière d’intégration et de multiculturalisme, envisage ces notions par le biais de quelques auteurs qui en font grand usage. La notion d’intégration constitue-t-elle un concept sociologique pertinent et opératoire ? Qu’en est-il, en France, du multiculturalisme ? Le terme recouvre généralement une représentation négative que vient nourrir l’opposition systématique des dits « modèles » français et américain. Ce discours semble relégitimer le vieux modèle de l’assimilation, autrefois si « performant ». Rejetant l’alternative trop simple entre intégration républicaine et anomie multiculturelle, on voudrait tenter de replacer le débat français dans un contexte occidental plus large où chaque société répond, en fonction de sa propre histoire, aux questions que pose toute reconnaissance sociale et politique de la diversité ethnique et culturelle.

Ce texte est, d’abord, le fruit d’une série d’agacements qui, au fil de mes lectures, se sont accumulés.

Agacée, tout d’abord, par l’usage contestable mais néanmoins fréquent de la notion d’intégration. A l’instar de Robert Miles , on peut se demander si le terme est vraiment utile aux sociologues. Je le croyais encore il y a peu. Mais à quoi bon, puisque bien des sociologues français semblent se satisfaire de la définition du sens commun ?

Agacée, également, par les emplois divers et non contrôlés de la notion de multiculturalisme : le terme a fait son apparition il y a deux ou trois ans dans les travaux et débats français et on assiste aujourd’hui à une nébuleuse d’idées sur la question, qui ont en commun leur appréciation négative soit de ce qui est, en France et ailleurs, soit de ce qui ne devra pas être.

Agacée, enfin, par l’opposition quasi systématique des « modèles » français et américain. Cette opposition, fréquemment utilisée, fonctionne largement à l’idéologie et toujours dans le sens de la confirmation de la suprématie du modèle français, présenté comme le meilleur, ou le moins pire, en matière d’égalité des citoyens et de cohésion de la société.

Au fur et à mesure des lectures, on se pose des questions : à quoi sert toute cette rhétorique de l’intégration, des oppositions forcées de modèles caricaturés, de l’appropriation pour le moins singulière du thème du multiculturalisme ? S’agit-il, sans oser le dire explicitement, de relégitimer le vieux modèle de l’assimilation ? Certains le disent plus explicitement que d’autres, comme Edgar Morin, mais c’est une idée qui revient avec de plus en plus de force ou même d’évidence.

Nous ne cherchons pas à dire qui a tort ou qui a raison. Il ne s’agit pas de « choisir » parmi les termes d’une alternative, d’ailleurs peu convaincante. Beaucoup s’autorisent pourtant, sur ce thème d’actualité, à proposer leur version ou leur position, ou bien à sortir de l’alternative pour défendre une troisième voie un peu à la façon de Michel Wieviorka ou d’Alain Touraine.

Notre propos vise plutôt à souligner ce qui, derrière les analyses sociologiques de divers auteurs, constitue un véritable mouvement idéologique de sauvegarde d’une certaine idée de la France, celle que les Jacobins ont dessinée comme une et indivisible. Il ne s’agit pas ici de porter un énième jugement, un de plus, mais de comprendre un peu mieux les tendances d’une sociologie nationale qui n’échappe pas, quelle que soit la validité de ses travaux, à son contexte et aux conditions de sa production. J’aimerais considérer toutes ces questions dans leur complexité, quand l’idéologie et l’alarmisme tendent au contraire à simplifier, schématiser, modéliser plus idéologiquement que scientifiquement, bref à faire croire que tout est contenu dans des alternatives du type intégration républicaine versus anomie multiculturelle.

Dernière remarque avant d’entrer dans le vif du sujet : ce débat, parce qu’il reste généralement franco-français , apparaît presque comme un faux débat. C’est, en fait, un débat appauvri par son caractère quasi « circulaire ». Les références à des expériences et des travaux réalisés dans d’autres sociétés, sont rares et ont souvent le statut de faire-valoir du propos tenu. Les comparaisons sérieuses ne sont pas citées (voire pas lues) probablement parce qu’elles obligent à restituer une complexité peu favorable aux prises de position politique. La référence fréquente au modèle américain, pour s’y opposer, est généralement mal documentée et caricaturée. Ce qui se passe ailleurs, au Québec, au Canada ou en Australie par exemple, est rarement examiné.

Les auteurs dont on envisage ici les travaux et qui, d’une certaine manière, fondent les propos tenus (même si bien des remarques qui suivent seraient valables plus largement), n’ont pas été choisis pour leurs positions respectives mais pour le caractère récent de leurs contributions sur la question : Jean-Loup Amselle, Edgar Morin et Michel Viewiorka. On fera aussi référence, mais de manière plus indirecte, à ceux de Françoise Lorcerie . Après une présentation en trois parties correspondant aux auteurs et travaux déjà mentionnés – où l’on essayera de rester fidèle aux idées et à la cohérence du discours de chacun – la conclusion relèvera les thèmes récurrents et en proposera une interprétation critique.

A – Jean-Loup Amselle ou le multiculturalisme à notre porte

L’auteur, anthropologue, s’interroge ici, comme un certain nombre d’intellectuels en ce moment, sur la compatibilité entre l’universalisme républicain et la reconnaissance publique de la diversité culturelle au sein de la société française. Faisant le constat d’un multiculturalisme à l’œuvre actuellement en France, l’auteur choisit une approche historique pour montrer son enracinement de longue date. Pour ce faire, il examine la prégnance du « mythe des deux races » (Francs et Gallo-Romains) dans l’historiographie de la France et la manière dont ce paradigme influença, parallèlement aux idées des « Lumières », l’entreprise coloniale.

Son objectif est de comprendre comment se sont combinés, historiquement, deux principes théoriquement contradictoires : le principe de l’assimilation républicaine et les idéologies, notamment raciales, qui accompagnèrent, tout au long de la période coloniale, la perception de la différence. L’auteur défend l’idée que la conception française de l’assimilation cohabite en fait, depuis toujours, avec une théorie pluriethnique du corps national. C’est ce que J.-L. Amselle appelle d’une formule paradoxale « les fondements raciologiques de la conception française de l’assimilation » (p. 169).

C’est la fusion de ces deux « races » – deux classes, en fait – dans le creuset français qui est sensée assurer l’assimilation républicaine. La régénération du peuple passe donc par son émancipation, par sa disparition en tant que « race » et par sa fusion dans le corps politique républicain.

La politique indigéniste française fut donc constamment ambiguë : on prétendait promouvoir l’assimilation à long terme mais, dans un premier temps, il s’agissait davantage de maintenir les indigènes dans leur spécificité culturelle. Les administrateurs coloniaux mirent en place finalement un certain multiculturalisme, réplique, nous dit Amselle, du processus déjà à l’œuvre à l’intérieur même du territoire français.

En effet, et c’est la dernière partie de l’ouvrage, la conception de la régénération assimilatrice s’est préalablement appliquée en France aux minorités religieuses et régionales à qui l’État-Nation a imposé une nette frontière entre le laïc et le religieux, entre le privé et le public. La laïcité, dit Amselle, est un phénomène historiquement construit qui, aujourd’hui, ne manque pas d’être malmené par les questions nouvelles que pose l’installation des populations issues de l’immigration. Dès le début des années 1970, il observe la mise en place d’une logique politique « implicitement ethnico-culturelle ». Il considère que le gouvernement s’adonne à une « politique de promotion de l’Islam français » et y voit une des raisons de la floraison des mouvements islamistes en France. Plus largement, le gouvernement « s’emploie à assurer l’expression de l’identité culturelle » des immigrés – par la création d’émissions de télévision, l’affectation de locaux aux mosquées, la création de cimetières musulmans, etc. – par une politique que l’auteur qualifie de « communautariste », qui remet en cause la séparation de l’Église et de l’État.

La politique d’insertion prônée ensuite par la gauche entérina cette « orientation multiculturaliste ». Simultanément, l’auteur observe un « durcissement de l’appartenance communautaire », notamment du fait de la fermeture des frontières, du regroupement familial et d’une inévitable sédentarisation des émigrés-immigrés. Il prend l’exemple de l’ethnie Soninké dont la cristallisation est accélérée par la transformation des conditions de l’émigration, aboutissant à un double processus d’ethnicisation de l’Islam et d’islamisation de l’ethnicité.

A ces processus ethniques répond la « crispation » de l’identité française, c’est-à-dire le passage d’une conception républicaine à une conception de plus en plus ethnique de la nation. Amselle s’inquiète de l’affaiblissement de l’État-Nation et des interventions politiques qui, en se voulant naïvement respectueuses des cultures, aboutissent trop souvent à légitimer le droit coutumier, ou encore à créer de toute pièce des identités ethniques et des « communautés ». Si, en France, « le communautarisme est latent », c’est parce que l’assimilation a toujours été difficile à mettre en œuvre, conclut-il. Il n’a jamais été facile de tracer une ligne de partage tranchée entre public et privé, et la laïcité, résultat d’un rapport de forces, est toujours sujette à remaniement. Aussi l’erreur politique serait-elle d’encourager cette tendance en dénonçant trop radicalement le « laïcisme niveleur ».

Quoi qu’on en pense, le « multiculturalisme » représente, dans les faits, un secteur en expansion du système juridique français. Pour le prouver, J.-L. Amselle renvoie à l’embarras de la justice et des dirigeants français à l’égard de l’excision, du foulard islamique ou des revendications ethniques des ressortissants des Dom-Tom. Certes, nous dit-il, on ne peut pas, sous prétexte de laïcité, disqualifier toute expression publique de l’ethnicité ou de la religion. Toutefois, lorsqu’une revendication particulariste prétend prendre figure d’universel, il est important que l’anthropologue dévoile – en tant que spécialiste des questions identitaires – le processus de construction des identités, le savant aidant alors le politique à réaliser les compromis nécessaires entre intérêts individuels et collectifs et, finalement, à « protéger ce qu’il y a d’universel en chacun de nous ».

La lecture de cet ouvrage n’est pas facile, pour diverses raisons. On est tout d’abord surpris, quand on connaît les principaux travaux de J.-L. Amselle en anthropologie de l’Afrique, de le voir s’attaquer à une question qui, pour être d’actualité scientifique et politique, n’en reste pas moins généralement traitée par des sociologues, chercheurs en sciences politiques ou historiens. Ce léger décalage ne serait pas gênant (même plutôt enrichissant a priori) si, dès les premières lignes, on n’était obligé de se débattre avec un usage très (trop) libre de termes pourtant centraux ici, comme « communauté » et « multiculturalisme ». Pour ce dernier terme qui donne son titre à l’ouvrage, aucune référence n’est faite aux travaux sociologiques qui, en matière de multiculturalisme, ont apporté, depuis peu en France mais depuis une dizaine d’années ailleurs, bien des éléments qui sont ici ignorés.

Passée la première surprise, on comprend progressivement l’objectif, relativement ambitieux, de l’ouvrage. L’auteur passe des mythes fondateurs de la nation aux principes des Lumières, de l’histoire de l’anthropologie à celle de l’expansion coloniale, des contradictions internes de l’idéologie coloniale à la législation française actuelle en matière d’intégration, pour dire, en définitive, essentiellement une chose : la théorie républicaine de l’assimilation a toujours été compatible, historiquement, avec l’existence d’une pluralité de groupes (et une certaine reconnaissance de cette existence). Cette thèse tempère, à juste titre sans doute, les discours pseudo-scientifiques qui font référence à un utopique modèle français d’intégration où l’assimilation serait réalisée linéairement et sans heurt.

Le dernier chapitre, qui traite du « multiculturalisme français » actuel donne finalement tout son sens à l’ensemble du développement. Et là, J.-L. Amselle n’en reste pas à l’analyse de ce qui est. Ce n’est pas un hasard s’il s’autorise à prendre position dans le (faux ?) débat actuel qui oppose les partisans du multiculturalisme et ceux de l’intégration républicaine. Il invite (en matière politique) à la juste mesure qui échapperait aussi bien à ce qui est perçu comme une dérive multiculturaliste, qu’à « l’intégrisme laïc ». On peut se demander si, comme d’autres intellectuels de ces années 1990, il ne se laisse pas aller à une attitude défensive, réactive au contexte d’incertitude politique et d’affaiblissement de la nation.

La thèse de l’auteur s’ancre directement dans le débat public avec ce que cela suppose de catégories empruntées au sens commun. Plusieurs termes font l’objet, en effet, d’un emploi trop vague. Le concept d’intégration, par exemple, lorsqu’il est employé à propos des immigrés n’est pas questionné et renvoie apparemment à un équivalent de « assimilation ». De même, la notion de multiculturalisme, pourtant centrale, ne fait pas l’objet de définition : on comprend progressivement qu’elle désigne une orientation de la pensée et des pratiques politiques aussi bien actuelles que passées, sur le territoire national ou dans les colonies. Mais pourquoi ne pas en dire plus sur cette notion qui, en France, est d’apparition toute récente et qui, ailleurs, réfère à des réalités précises mais distinctes de ce qui est développé ici ? On peut noter d’ailleurs que les pratiques coloniales significatives de ce multiculturalisme français sont associées à tout ce qui relève, de manière générale, de la « perception de la différence », que celle-ci se fasse en termes ethniques, culturels ou raciaux, ce qui n’est pourtant pas la même chose. Enfin, conformément à l’usage du sens commun là encore et à l’alarmisme de mise sur ces questions, J.-L. Amselle use et abuse de notions – et des idées qu’elles véhiculent dans le contexte français – comme la « communautarisation », les « communautés » , ou la politique « communautariste » française pour simplement parler de cette diversité ethnique et culturelle qui marque, de fait, la société française, et de sa prise en compte – minimale pourtant si on compare avec d’autres pays occidentaux – maladroite, sans doute, par les gouvernements successifs.

« Politique communautariste », « durcissements identitaires », « émiettement du corps politique de la société française », « crispation de l’identité française » : l’alarmisme est tel qu’on n’est pas loin d’expliquer la bonne santé du Front National par la politique française en matière d’insertion et d’intégration, trop respectueuse, sans doute, des cultures et des « communautés ». Ce discours en arrive presque à culpabiliser les immigrés qui, en demandant « trop » de reconnaissance, non seulement nous empêcheraient d’être de bons républicains laïcs mais favoriseraient le développement d’une conception ethnique de l’identité française. Si l’œuvre de Jean-Loup Amselle est toujours apparue, jusqu’ici, fort intéressante et stimulante, il semble que, dans ce dernier ouvrage, il ait quelque peu sacrifié sa rigueur scientifique à la « bonne » cause, mêlant éléments approfondis d’analyse et observations pour le moins rapides des réalités françaises de l’immigration et de sa « gestion » étatique.

B – Edgar Morin et les « couleurs de la France »

La France s’est historiquement constituée, nous dit Edgar Morin, par un processus multiséculaire de francisation des peuples et d’ethnies hétérogènes. La francisation s’est effectuée petit à petit depuis le début de la monarchie, soit en douceur soit par la force. Mais l’identité française n’a pas impliqué la dissolution des identités provinciales, elle a effectué leur subordination et elle contient d’ailleurs la double identité (provinciale-nationale).

La francisation se poursuit au 20e siècle à partir d’immigrants de pays voisins. Le déclin démographique et la législation de l’époque facilitèrent la naturalisation et la francisation. De son côté, la scolarisation assure l’intégration « de l’esprit et de l’âme ». C’est le sens de l’expression « nos ancêtres les Gaulois », qui véhicule les valeurs de liberté, d’universalité et les accole à la citoyenneté française. Certes, la xénophobie n’a pas rendu facile le processus de francisation, mais « en dépit de puissants obstacles, la machine à franciser laïque et républicaine a admirablement fonctionné pendant un demi-siècle ». Serait-elle aujourd’hui rouillée ?

Nous sommes actuellement confrontés à des difficultés nouvelles. La première, dit Edgar Morin, c’est « l’exotisme de religion ou de peau chez de nombreux immigrés venus des Balkans, du Maghreb, d’Afrique Noire, d’Asie. » Ne retrouve-t-on pas, ici, la confusion que souligne Colette Guillaumin qui consiste à croire que la marque, la différence, existe indépendamment du rapport social et à lui attribuer les raisons du rejet ou de la discrimination (conception raciste ou naturaliste de la race) ?

Toutefois, nous dit Edgar Morin, la religion cesse d’être un obstacle dès qu’il y a acceptation de la laïcité de la vie publique, condition sine qua non de l’intégration. Mais l’extension du flux oblige progressivement à accepter qu’un caractère multi-ethnique et multiracial élargi devienne un constituant nouveau de l’identité française.

On assiste, d’autre part, à une crise d’identité :

a) la double identité provinciale-nationale n’est pas vécue aussi paisiblement que naguère du fait de l’homogénéisation internationale.

b) Les immigrés veulent bénéficier de la civilisation française sans y dissoudre leur identité. Ce phénomène questionne l’identité française qui doit demeurer double et respecter les diversités ethniques-culturelles : il faut dépasser le jacobinisme culturel. c) La France est aussi confrontée à une crise de la civilisation urbaine. Des attitudes de rejet et d’agressivité provoquent le repli ghettoïque des immigrés plus récemment arrivés et la fermeture des collectivités sur les solidarités d’origine. E. Morin mentionne notamment la constitution de bandes adolescentes « ethniquement » ( ?) fermées sur elles-mêmes. Tout cela constituerait, pour l’auteur, un frein à l’intégration. d) On assiste, d’autre part, à des tensions entre « le monde arabo-islamique et le monde euro-occidental » : s’élève ainsi une « barrière invisible à l’approfondissement de l’intégration » des populations maghrébines. E. Morin parle même d’ « oscillation, chez bien des jeunes beurs, entre intégration, délinquance et terrorisme ». e) Enfin, le sentiment d’être menacé par d’éventuelles vagues d’immigrants pauvres venant du Sud et de l’Est entretient des attitudes d’hostilité et de rejet aveugle.

Toutes ces mauvaises conditions (psychologiques, sociales, économiques) ne sont pas favorables à la francisation. Certes, une culture forte peut assimiler beaucoup d’immigrés et c’est le cas de la France : le système éducatif y est généralisé et puissant, la culture publique et civique a puissamment affirmé son caractère laïc. Seule cette laïcité peut intégrer politiquement et intellectuellement les diversités ethniques. E. Morin voit là la force et l’originalité française : son respect est la condition sine qua non de l’intégration. Mais dire laïcité ne veut pas dire uniformisation culturelle, au contraire. Edgar Morin défend plutôt un universalisme ouvert, une France multi-ethnique et multi-raciale qui, « en s’ouvrant aux diverses couleurs de peau demeurera aux couleurs de la France ». Il rapproche d’ailleurs les cultures française et américaine, constatant la force de cette dernière qui, en dépit de désordres et violences, parvient à « métaboliser les immigrants de toutes origines et à fabriquer des Américains ». La France est différente, à mi-chemin entre les autres pays européens (« qui ne savent pas intégrer ») et les États-Unis, pays d’immigration par nature.

Le problème n’est pas celui du nombre d’immigrants mais celui de la force de la culture et de la civilisation françaises. Le devenir de la société française est ici en question. La crise de la ville et de l’école rend la francisation plus difficile et « l’immigration pose problème » dans une telle situation de crise. Le pays a besoin d’une « politique de fond » (comme on dit un traitement de fond) qui consisterait à « régénérer les cités » et l’éducation, à « réanimer les solidarités », « re-susciter les convivialités ». Si la crise s’approfondit, la francisation risque de s’arrêter. Au contraire la progression économique, sociale ou politique garantit « la poursuite de la francisation ».

Il faut, dit finalement l’auteur, « continuer la France millénaire, la France révolutionnaire, la France républicaine, la France universaliste, continuer la francisation ».

Les idées que développe ici Edgar Morin sont sans surprise et correspondent à des convictions largement répandues. Le modèle français d’intégration y est défendu comme un système dont on connaît les prouesses passées et qui devrait être capable de surmonter des difficultés passagères.

C – Michel Wieviorka ou la troisième voie

Dans sa participation à l’ouvrage dont il a dirigé l’édition, Michel Wieviorka regrette que le multiculturalisme soit perçu négativement en France, comme l’affirmation brutale d’identités particulières ; on le réduit à tort au communautarisme, à l’intégrisme, au terrorisme, alors qu’il peut s’agir de l’inverse, c’est-à-dire intégrer la différence culturelle au fonctionnement de la démocratie. « Vivre ensemble avec nos différences » pour reprendre un slogan bien connu des Canadiens. Comment répondre aux multiples demandes de reconnaissance dans le champ public ? se demande Michel Wieviorka. Il défend l’idée que l’individualisme est une clé du multiculturalisme, contrairement à ce qu’on pourrait croire.

Il suggère tout d’abord qu’on ne s’enferme pas dans une définition unique de la République, dans un universalisme abstrait et intransigeant. La République, ce n’est pas seulement l’assimilation, c’est aussi la tolérance des différences, pourvu qu’elles restent privées.

Il y a trente ou quarante ans, explique l’auteur, nos sociétés étaient industrielles et organisées par un conflit de classes. Aujourd’hui, à l’ère post-industrielle, l’Etat-nation est en crise et on observe l’émergence de minorités culturelles de toutes sortes. La question est finalement : comment reconstruire la cohésion sociale et la citoyenneté ? Il prend ses distances avec la réponse conservatrice qui consiste à réaffirmer la distinction nette entre public et privé, et qui tend à penser que c’est la seule manière d’associer les valeurs universalistes et le différentialisme des identités particulières. M. Wieviorka déplore l’attitude défensive des personnes politiques mais aussi des sociologues sur ces questions, notamment le sentiment d’être menacé dans sa culture. Pour lui, le problème est mal posé, enfermé dans l’alternative : universalisme ouvert versus multiculturalisme débridé (certains sociologues font de l’alarmisme en parlant de « libanisation », de « yougoslavisation » dans leurs récents travaux). Il considère que le modèle français d’intégration auquel tout le monde se réfère est largement mythique (relève de la nostalgie) puisque, de toutes façons, les institutions qui assuraient naguère la socialisation des nouveaux arrivés sont aujourd’hui en crise.

Par ailleurs, l’affirmation d’identités culturelles multiples n’est pas, selon lui, la conséquence de la crise économique et sociale. Au contraire, on peut penser que les questions identitaires seraient bien plus centrales et importantes si, justement, on ne traversait pas cette crise. La crise économique occulte mais aussi pervertit et transforme la question identitaire, engendrant des réactions d’exclusion ou de racisme à l’encontre des populations issues de l’immigration. Nous entrons dans un nouveau type de société, dit-il, et les phénomènes en cours ne sont pas transitoires : ils ont déjà une certaine épaisseur historique (trente ans).

L’auteur regrette enfin que le multiculturalisme soit constitué en contre-modèle largement idéologisé, caricaturé et souvent mal documenté. Certes, le multiculturalisme rencontre de solides hostilités là où il est mis en place officiellement comme au Canada ou en Australie mais, précisément, il est important de ne pas tomber dans le manichéisme. L’auteur propose plutôt de combiner les deux exigences de l’universel et du particulier et se prononce donc pour une certaine reconnaissance des identités dans le champ public par la voie de la démocratie et des partis politiques. Il pense que la vie politique retrouverait ainsi une conflictualité bénéfique. A l’inverse, le danger est celui d’une radicalisation des revendications identitaires si la France continue d’être si peu ouverte à l’épanouissement des différences.

Michel Wieviorka s’intéresse ici, comme S. Castles , ou C. Taylor , à une citoyenneté élargie et surtout souhaite que « la démocratie développe une capacité institutionnelle à assurer la reconnaissance et le traitement des particularismes culturels ». Il condamne l’affirmative action sous forme directe de droits figés, mais considère qu’on peut « progresser en équité en l’appliquant sous formes d’actions concrètes discutées dans le débat politique ». Il revient finalement aux mouvements sociaux et réaffirme la nécessité d’une lutte politique et démocratique.

Ce travail a le mérite d’être particulièrement bien documenté. Michel Wieviorka connaît manifestement, mieux que beaucoup de sociologues français, la réalité nord-américaine. Cela lui permet de sortir des évidences françaises et des caricatures presque « classiques » des États-Unis ou du Canada. Il échappe également à l’idéologie nationaliste-républicaine qui pousse beaucoup de chercheurs à encenser, après de multiples détours, le modèle assimilationniste, et prend clairement position en faveur de la reconnaissance d’identités particulières dans le champ public, remettant en cause la frontière nette et rigide entre les domaines public et privé.

Il ne se situe toutefois pas dans la perspective des relations inter-ethniques. Ce qui semble intéresser Michel Wieviorka, c’est surtout l’instrumentalisation politique de l’ethnicité. Du coup et selon un point de vue qu’on pourrait dire « majoritaire », il abuse de la notion de « différence culturelle » qui, dans son propos, s’applique aussi bien aux immigrés, qu’aux handicapés, aux sourds, aux victimes du Sida, ou aux femmes. On sait, d’une part, que le rapport social qui lie ces différentes « minorités » au reste de la société n’est pas le même : peut-on dès lors, sans faire d’amalgame déplacé, passer ainsi d’un mode de minorisation à l’autre ? On peut rappeler, d’autre part, que toute différence est relative et relationnelle, qu’elle s’inscrit toujours dans un rapport de pouvoir au sein d’une société donnée. Les différences, ces productions de signaux, de marques, d’emblèmes de l’altérité seraient peut-être mieux comprises si elles étaient directement rapportées aux processus de catégorisation qui lient les groupes en présence et structurent la pluralité de fait de nos sociétés.

Finalement, M. Wieviorka ne parvient pas à éviter l’alarmisme – très partagé en France, sans aucun doute – sur les dangers de la fragmentation culturelle, les risques d’enfermement communautaire et l’existence d’un communautarisme latent qui n’attendrait que des conditions favorables pour éclore, avec ce que cela supposede violence et autres troubles sociaux.

Si l’auteur se démarque clairement de cette idéologie « nationaliste-républicaine » dont parle Françoise Lorcerie et que nous relevions plus haut, il n’en revendique pas moins une posture normative, que justifie, à ses yeux, l’enjeu même de la discussion : l’avenir de la société et de la démocratie française. L’ancrage dans le débat public apparaît donc aussi délibéré que légitime.

Conclusion :

Cette revue nous invite à réfléchir sur une double question. La première facette de cette question concerne le multiculturalisme. J.-L. Amselle en adopte une définition qu’on pourrait dire « personnelle » tant elle ignore les usages de cette notion en Amérique du Nord et en Australie par exemple. Mais peut-être est-on tout simplement en présence, comme le suggère le sociologue allemand Frank-Olaf Radtke , d’un « concept protéiforme » dont ladéfinition est profondément déterminée par le contexte national où elle s’élabore. Apparu d’abord au Canada où il fit, dès 1971, l’objet d’une politique officielle, le multiculturalisme signifiait alors la volonté étatique de respecter et protéger la diversité culturelle des Canadiens (des diverses provinces autant que des diverses « origines » ethniques). Au début des années 1980, le multiculturalisme fut approprié par le gouvernement australien : il s’agissait, là aussi, d’élever la diversité ethnique au rang de caractéristique légitime de la société australienne, en reconnaissant et parachevant le pluralisme culturel par un pluralisme politique.

Le « multiculturalisme » prend une forme bien différente aux États-Unis puisqu’il vient entériner l’action des lobbies de l’ethnic revival par une perception positive du maintien des « particularités » ethniques. Si ce mouvement social eut par la suite des répercussions politiques (reconnaissance par l’État-providence d’inégalités fondées sur l’ethnicité et non seulement sur la « race »), on a affaire ici à un multiculturalisme suscité par la base et non à une politique officielle s’imposant « par le haut ». Qu’en est-il de cette notion en France ? Le terme suscite ou accompagne des propos alarmistes sur la montée des « communautarismes », la fragmentation de la société ou la remise en cause de la laïcité. C’est le « modèle » français, et toutes les représentations qu’il véhicule, qui se voit ainsi menacé.

La notion d’intégration, qui est au coeur de ce modèle français, constitue la seconde partie de la question.

Peut-on en faire un concept sociologique ? Il est beaucoup utilisé mais peu ou mal défini en général. S’opposant à l’anomie et à la fragmentation sociale, l’intégration – dont on attend qu’elle soit « réussie » voire « harmonieuse » – est une valeur largement partagée. C’est sans doute ce qui fait sa pauvreté analytique du point de vue sociologique : trop d’études passent insensiblement d’une définition en termes de participation sociale et d’ouverture des institutions aux immigrés à des propositions s’interrogeant finalement sur les choix et la volonté réelle des immigrés à s’intégrer.

C’est toute l’ambiguïté de cette notion d’intégration : son rôle idéologique consiste à rendre évident le fait que, s’il faut des politiques pour intégrer les populations issues de l’immigration, c’est, logiquement, qu’ils sont en dehors de la société, à l’extérieur de l’État-nation, qu’ils n’en font pas partie. C’est au travers de ce genre d’évidences – inscrites au cœur des mots : inutile, donc, de l’expliciter davantage – qu’on laisse finalement penser que les immigrés sont à l’origine des problèmes qu’ils posent à la société. Leur présence est problématique du fait, il n’est même pas besoin de le dire, de leur extériorité sociale et culturelle, raison de leur exclusion.

D’autre part, il est clair que la problématique de l’intégration ne concerne qu’une certaine catégorie d’immigrés, manifestement plus « extérieurs » que d’autres. C’est une manière de poser le problème, d’ailleurs, plus populaire que celles en termes de discrimination, de xénophobie ou de racisme qui obligent à interroger la société et ses institutions et non plus les seuls immigrés. Sans clore la discussion autour de cette notion d’intégration, il nous semble urgent d’en faire un usage contrôlé et parcimonieux. On devrait au moins éviter les appels quasi-incantatoires à l’Intégration, sorte de valeur brandie par le groupe majoritaire pour évoquer ou affirmer des pratiques renvoyant en fait à un véritable projet de société. Il suffit pour cela de qualifier l’intégration, en faire un concept précis renvoyant à des processus concrets et limités comme dans « intégration socio-économique » ou « intégration politique » .

Il reste, dans une prochaine étape de cette discussion, à explorer les rapports qu’entretiennent ces deux notions d’intégration et de multiculturalisme et les représentations qu’elles véhiculent. La difficulté à s’imposer que rencontre un concept comme celui d’ethnicité, témoigne sans doute du même phénomène social. Des référents idéologiques communs devraient pouvoir être dégagés et permettraient de comprendre plus profondément les résistances des milieux intellectuels et politiques français à l’égard de la diversification ethnique et culturelle de la société et de sa reconnaissance.

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