De par le monde : mort réelle, rituels de veuvage en pays baoulé. Par Kouakou Kouassi.

MOTS-CLÉS : Mort, ethnopsychiatrie, symbolique.

RÉSUMÉ : A part quelques particularités culturelles, on retrouve à travers les rites funéraires baoulé les différents jeux de forces mis en évidence dans les états de deuil, c’est-à-dire l’angoisse de culpabilité, le désir de retenir le mort et la peur de son agressivité… La toilette mortuaire, qui consiste à préparer la mort pour le restituer à la terre-mère en vue de sa renaissance à la vie outre-tombe, est également une manière pour les femmes de récupérer en leur sein « l’enfant mort ». Cette ambivalence est aussi une forme d’annulation de la mort. Par ailleurs, le fait de renaître dans l’au-delà esprit ancêtre. permet au mort de réintégrer les générations terrestres grâce au couple dynamique réincarnationprocréation. Ceci permet aussi d’humaniser la mort, aider les vivants à ressentir moins douloureusement leur propre mort. Quant au signifié des rites du veuvage. c’est de libérer le veuf ou la veuve du tourbillon des images, des désirs, des émotions et de triompher du deuil en pervertissant les règles sociales par le jeu de la mise à mort symbolique.

L’homme d’Afrique vit dans la quotidienneté de la mort rendue présente par l’importante mortalité infantile et l’ampleur des funérailles publiques. Mais encore, parce qu’il ne l’exclut pas de ses pensées, de ses chants, mythes, contes et proverbes. Mais au niveau existentiel, la mort est une réalité que l’homme saisit de manière complexe. Et, son approche est à l’image de l’expérience qu’il en a.

Ainsi, dans la société traditionnelle baoulé (1), la mort est a priori un événement dont dépend l’organisation de la vie et, elle est vécue comme une limite du pouvoir de l ‘individu que la société cherche à faire reculer ou à contourner par des moyens divers. Mais, en dépit de ces moyens, il est impossible de nier la réalité tragique de la mort et son inéluctabilité. Alors, par la médiation du symbolisme on cherche à renverser la situation ou alors, la mort est jugée différemment suivant l’importance de l’investissement du groupe dans la formation de la personne du défunt. C’est-à-dire la disparition de l’enfant sans dent – non encore nommé – est considéré comme anodine ; mise à part la douleur de la mère. Sauf s’il s’agit de morts à répétition dans la même progéniture. La mort du vieillard, comblé d’années, qui a réussi sa vie et bien rempli son contrat sera l’occasion de festivités puisqu’il retourne au pays des ancêtres Bloolo (2).

TRAVAIL DE DEUIL :

A l’inverse, la mort d’un adulte producteur et procréateur sera perçue comme une perte grave qui perturbe l’équilibre des survivants. Ceci se dit en baoulé : « o a saki » ; c’est-à-dire : « quelqu’un s’est brisé, il est gâté ». Devant ce vide, cet objet brisé, inutilisable et perdu, la notion de « perte d’un être cher » est remplacée par celle plus large de « perte d’objet ». Par conséquent, le deuil paraît obligatoire et nécessaire. Et, chaque individu est amené au cours de son existence à effectuer à sa manière et en fonction des facteurs psychologiques (deuil psychologique), culturels et sociaux (deuil social), le travail psychologique qu’est le deuil.

Le deuil psychologique qualifie le vécu pénible et douloureux consécutif à tout ce qui fait offense à l’élan vital. C’est-à-dire, la perte de l’être aimé crée un profond désarroi, une meurtrissure qui équivaut le plus souvent à une mutilation et à une perte de soi-même.

Le deuil social désigne l’ensemble des attitudes et des comportements strictement imposés par une culture donnée, à tous ceux qui, par leur origine, leurs alliances ou leur statut sont concernés par le disparu, quel que soit le lien affectif qu’ils ont entretenu avec lui.

Ces deux aspects constituent un état affectif que vit l’endeuillé ; c’est-à-dire le travail de deuil, au cours duquel le sujet finit par dépasser progressivement la phase dépressive qui l’accable pour retrouver le goût de vivre. Pour parvenir à ces résultats, les sociétés traditionnelles africaines disposent des moyens de prise en charge de l’endeuillé et, en particulier du veuf et de la veuve. Car, s’il effectue mal son travail de deuil, il peut y avoir des risques de deuil compliqué, voire de deuil pathologique. Donc, le rappel aux rites sert à codifier le chagrin du veuf et de la veuve. Mais, étant donné que le deuil social et le deuil psychologique se conjuguent différemment selon les sujets et les époques, mon propos est de rechercher à travers les coutumes baoulé, comment les rites funéraires permettent de contribuer efficacement au déroulement de ce travail de deuil, qui met forcément l’individu en crise et le soumet à l’épreuve. Il est donc important d’analyser la dynamique ancestrale des rites funéraires et du veuvage qui facilitent le travail de deuil et, libèrent l’individu ou, au contraire, entravent son bon déroulement et conduisent l’être dans le précipice de la maladie mentale (deuil pathologique).

MISE EN ROUTE DU MORT VERS BLOOLO :

La mise en route du mort vers Bloolo, c’est-à-dire l’audelà, est l’ensemble des rites qui le préparent à sa renaissance au pays des ancêtres. Mais, vu les innombrables opérations que constituent ces rites, il ne s’avère pas indispensable d’en décrire la totalité ; sauf la toilette mortuaire qui est l’une des étapes primordiales.

La toilette mortuaire : Dès que l’agonisant expire son dernier soupir et que les conditions nécessaires aux funérailles solennelles sont réunies, on désigne une certaine catégorie de femmes pour effectuer la toilette. Il s’agit généralement de vieilles femmes du matrilignage du défunt. Ce choix imposé par la coutume s’explique, d’une part, par le fait que ces femmes âgées constituent le maillon de la chaine sociale proche des ancêtres disparus. Donc, elles sont plus aptes à agir en leur nom et préparer le défunt à sa renaissance dans l’au-delà et, d’autre part, expérimentées dans la pratique de la parturition, elles sont aussi dépositaires du pouvoir ancestral qui leur permet de protéger le bébé, dans les premiers instants de la vie.

Cela dit, le moment de la toilette venu, les hommes transportent la dépouille dans un endroit appelé kleglanou. C’est-à-dire un endroit protégé des regards où les femmes ont l’habitude de prendre leur lotion vaginale, se doucher ou se retirer pour accoucher. Cela dit, il est important de souligner que l’intervention des hommes dans ces tâches n’a aucune valeur symbolique.

La toilette proprement dite se pratique de manière identique à celle du nouveau-né- Mais, la seule différence est que celle-ci se fait de la main gauche et, les femmes qui lavent la dépouille prennent soin de coinmencer toujours par l’hémisphère gauche du corps, puis la droite, le dos et le devant après. Toutes les opérations se renouvellent trois fois de suite, avec des éponges différentes quand il s’agit d’un défunt et quatre fois et quatre éponges différentes pour un, défunte. Une fois la tâche accomplie, on apporte aux laveuses une préparation spéciale à base de plantes pour purifier les mains, le visage et les pieds audessus du trou où s’est déroulé le lavage du corps. Ensuite elles ferment le trou pour enterrer les saletés et les impuretés contractées par le contact de la mort.

Ces derniers gestes sont parfaitement semblables à ceux qui suivent un accouchement. C’est-à-dire, l’eau qui a servi au lavage du nouveau-né est enterrée dans un trou avec le placenta. Le lavage du corps est suivi d’un maquillage spécial en vue de son exposition à la communauté villageoise. Après cela, la toilette s’achève par l’habillement qui n’est qu’un Alakoun c’est-à-dire un cache-sexe aussi identique à celui d’un bébé. Que le mort soit un homme ou une femme, il est habillé indifféremment d’un Alakoun. Cette indifférenciation vestimentaire permet une annulation symbolique du sexe social du défunt car, le fait d’être un homme ou une femme ne tient pas à la différence anatomique. Le caractère spécial du maquillage est la mise en place du processus d’enfantement à la vie outre-tombe.

A comparer la toilette funéraire à d’autres cérémonies pratiquées par les Baoulé, il existe une analogie structurale entre les rites accompagnant la mort, le veuvage ou la naissance. Par ailleurs, cette analogie de structure se double d’une identité de pratique d’un cas à l’autre. Qu’il s’agisse de toilette mortuaire, du veuvage ou celle du nouveau-né, les déchets provenant du lavage sont enterrés sur place. En quelque sorte il s’agit d’une récupération à tous les niveaux et spécialement de « l’enfant mort » par le truchement des activités de maternage. Et, à la fois de sa renaissance à la vie outre-tombe où devenu esprit ancêtre, il est susceptible de réintégrer l’existence terrestre par le biais de la procréation (3).

RITUELS DU VEUVAGE :

Avant de passer aux détails culturels des rites du veuvage, il me semble nécessaire de resttituer le contenu originel du mythe du veuvage pour la compréhension de mes propos. Cela dit, voici le récit tel qu’il m’a été rapporté par mon informateur, Kouakou Zawil, guérisseur baoulé de Côte-d’Ivoire.

Mythe originel : Autrefois, à la mort de l’un des conjoints, on tuait l’autre et, on les enterrait l’un contre l’autre en signe d’un amour éternel. Un jour, ce fut le tour d’un jeune homme dont la femme venait de mourir. Le moment venu, il fit ses adieux aux vieux sages sacrificateurs, en leur faisant comprendre qu’il les devance vers l’endroit où ils le suivront fatalement. Mais, les anciens touchés par cette attitude s’entendirent avec les vieilles femmes de leur entourage pour commuer la mise à mort en épreuves durant lesquelles le veuf ou la veuve subirait toutes mortifications.

C’est ainsi que le jeune homme les endura sans périr et, de mythe, naquit les rites du veuvage qu’on appelle « agboti yassoua » ou « agboti blâh ». Cela signifie littéralement par l’homme ou la femme qu’on a « coupé la tête ».

Mise à Mort de la Veuve* : Dès que la mort est proclamée et que la toilette du défunt est achevée, la coutume oblige le veuf ou la veuve à s’installer à côté de la dépouille. Elle est assise les mains posées entre les jambes allongées, les tresses défaites et vêtue seulement d’un morceau de pagne (4) noué autour de la taille. Ces attitudes expriment socialement le deuil et la profonde douleur éprouvée. Et, tant que dureront les funérailles, la veuve n’a ni le droit de bouger, de manger, de boire, ni même de réclamer quelque chose. Elle se contente de ce que la famille du mort lui présente, c’est-à-dire un peu d’eau ou de nourriture seulement au coucher du soleil, heures considérées comme celles où l’âme du défunt rôde autour des maisons.

Ainsi, la veuve est plongée dans un mutisme total à côté de la dépouille de son époux ]usqu’à l’enterrement, et, elle ne peut échanger avec quiconque, a l’exception de ceux qui ont déjà connu le même état. D’ailleurs, pour lui rappeler constamment l’obligation de se taire, elle doit tenir un fil de raphia entre ses lèvres. La deuxième phase correspond à l’entrée officielle en veuvage. Elle démarre toujours à l’apparition du premier quartier de la lune. Ce choix est lié au fait que, cet astre qui meurt et renaît perpétuellement est associé au cycle de la mort-renaissance que célèbre le veuvage.

Mais la dynamique profonde qui structure le deuil n’atteint son paroxysme chez la veuve qu’au moment de sa toilette officielle. Au matin de son lavage, on la conduit à un point d’eau proche du village. Là, la famille du défunt et les vieilles femmes chargées de sa toilette déshabillent l’intéressée et la précipitent dans l’eau froide. Car, entrer dans le froid est une métaphore pour désigner le séjour des morts. Au contact de l’eau, la veuve n’a le droit ni de crier, ni de gémir, sous peine d’être frappée par un malheur. Ce n’est qu’après ce geste que les femmes procèdent à sa toilette, au rhabillage et au maquillage. Ensuite, elle est ramenée au village pour remercier tous les villageois qui ont participé aux funérailles. Réduite à l’état de cadavre symbolique par les différentes phases du veuvage, c’est le rite de l’immersion totale qui opère la véritable mise à mort de la veuve et sa renaissance.

L’ensemble de ces détails rituels signifie clairement que les rites réalisent la mise à mort de l’interressé, en opérant non plus sur le plan du réel mais sur celui des symboles. Et la nécessité d’entrer dans la mort pour rejoindre son époux ou épouse n’est pas niée. Mais on pose simplement le principe qu’on peut substituer à une pratique réelle, une opération symbolique qui atteint le même but. Dans ce contexte, les symboles tels que le froid, le sec, la solitude, le nu, le jeùne, le silence, l’impunité, etc., sont autant de moyens qui réalisent la mort de ceux qui doivent les mettre en ceuvre. Quant aux rites de la toilette, du maquillage et maternage, on les retrouve à chaque fois que le groupe est appelé à célébrer une mort-renaissance.

(1) Baoulé. Ethnie du centre de la Côte-d’Ivoire, rattachée linguistiquement au groupe Akan.

(2) Kouassi X. (1987). Ethnopsychiotrie Baoulé – Représentation et thérapie traditiomelles de la maladie mentale en pays baoulé, thèse pour le doctorat de troisième cycle, Paris. Université R. Descartes.

(3) M’Kouassi K. Naitre en pays baoulé ou les bébés esprits. P. 59-67. Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie. N° 4. 1985. Edition La Pensée Sauvage. (*) Ces rites sont identiques pour le veuf en dehors de quelques nuances non significatives.

(4) Pagne : étoile qu’on ajuste autour de la taille et qui sert de jupe ou de culotte.

BIBLIOGRAPHIE :

ESCHLIMANN J.-P. – Les Agni devant la Mort (Côte-dlvoire). Éditions Karthala. Paris. 198S.

FREUD S. – Angoisse. Douleur et Deuil. Inhibition. Sy nptôme et Angoisse. p. 98-102. Editions PUF. Paris. 1981.

Deuil et Mélancolie (1915). Métapsychologie. Paris, Gallimard. 1978. p. 147-174.

GUERRY V. – La Vie Quotidienne dans un Village Baoulé. Éditions Inades, Abidjan. Cote d’lvoire. 1970.

ROHEIM R – Psychanalyse et Anthropologie. p. 174-179. Editions Gallimard. Paris. 19G7.

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