« Débat sur les rapports entre la sociologie et la psychologie » . Par Marcel Mauss (1931).

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.

Extrait d’un débat faisant suite aux communications de Pierre Janet et de Jean Piaget à la Troisième semaine internationale de synthèse. L’individualité. Paris : Félix Alcan, 1933 (pp. 51 à 53 et 118 à 121). Texte reproduit in Marcel Mauss, Oeuvres. 3. Cohésion sociale et division de la sociologie (pp. 298 à 302). Paris : Les Éditions de Minuit, 1969, 734 pages Collection : Le sens commun.

M. MAUSS. – M. Janet conçoit la psychologie comme une étude des phénomènes de conduite pris en eux-mêmes, en faisant abstraction de la métaphysique du moi et de la personne. Il a montré que les sentiments sociaux, par exemple le sentiment des égards, appartiennent assurément à l’individu, mais sont en fonction du groupe social dont il fait partie. La sociologie et la psychologie ont un point de départ commun : il est possible de décomposer la personnalité comme on décompose la société en ses éléments. Dès lors faut-il admettre encore la thèse antique qu’il n’y a de science que du général ? De même que l’individu somatique peut être mesuré et déterminé avec beaucoup de précision par les procédés anthropométriques dus à Bertillon, on pourrait aussi bertillonner une individualité psychologique par un dosage de ses constituants, que M. Janet nous a indiqués ; enfin, en psychologie collective, l’indi-vidualité d’un groupe social donné se laisse définir exactement au moyen de ses caractéristiques, exprimées par des statistiques. J’en conclus qu’il peut y avoir une science précise de l’individuel. M. Janet, dont la manière rappelle celle des grands moralistes français nous propose une véritable phénoménologie de l’individu.

M. JANET. – L’opposition des points de vue du sociologue et du psychologue a été marquée déjà par Durkheim, et, dernièrement, par M. Ch. Blondel, dans ses Éléments de psychologie collective. Ce que la psychologie doit concéder à la sociologie, c’est d’abord que les actes humains dépassent l’individu ; dans l’espace et dans le temps, ils durent plus que lui. L’organisme animal n’a pas à tenir compte de ses prédécesseurs, mais seulement de son milieu physique. Il y a de même une première partie de la psychologie qui étudie seulement la réaction de l’individu vis-à-vis de son milieu physique. Mais il y a un second degré de l’étude psychologique, illustré surtout par Tarde, qui envisage l’adaptation de l’individu à son milieu social et aux institutions qu’il comporte. Car tout homme se trouve en présence d’autres hommes, ses contemporains, et en présence des œuvres durables des hommes d’autrefois. En un sens, la sociologie est une partie de la psychologie. Ces deux sciences sont différenciées par les instruments qu’elles emploient. La psychologie se sert de l’observation des enfants, des primitifs, des aliénés, etc. La sociologie étudie l’homme en société avec ses méthodes comparatives et statistiques. D’autre part, la sociologie a une seconde partie, qui s’occupe du milieu social en général, ou de telle société à un moment donné de l’histoire.

M. MAUSS. – On aurait besoin d’un critère net qui rende la sociologieindépendante de la psychologie. Le phénomène social est essentiellement un phénomène de masse, à étudier par la statistique.

On peut lui opposer le phénomène temporel, historique, qui est singulier, et qui se rapporte à un individu plus ou moins marquant qui domine le groupe. La sociologie est obligée d’admettre encore les descriptions historiques de faits particuliers, et les tableaux, même un peu romancés, de tel ou tel milieu social. Les procédés des littérateurs et des moralistes sont valables jusqu’à ce que l’analyse scientifique des faits sociaux soit plus avancée.

M. BERR. – S’il y a une science de l’individuel, elle est toujours, en tant que science, générale. C’est l’application de données générales à l’interpré-tation d’un individu. Il n’y a là peut-être qu’une dispute de mots. La science existe et elle a pour caractère essentiel la généralité.

M. MAUSS. – Mais elle n’a pas toujours le général pour objet. Les anciensdéjà s’étaient aperçus que l’empreinte du doigt est le signe irrécusable, le cachet ou la signature d’un individu. C’est là, si l’on veut, une généralité individuelle. On arrive maintenant, dans la connaissance de l’individu humain, à des précisions remarquables ; l’analyse du plasma sanguin, par exemple, permet de tracer l’histoire d’un individu. Il faut s’attacher aux recherches de cet ordre.

[…] M. PIAGET. – Demander lequel des deux termes, individu ou société, précède l’autre, c’est comme quand on demande si l’œuf est venu avant la poule ou la poule avant l’œuf. Il y a là une corrélation sans antériorité assignable. Il y a covariance et parallélisme entre la société et l’individu ; il faut étudier le phénomène par les deux méthodes du psychologue et du sociologue, sans les mettre en une opposition irréductible. Quand je montre des analogies entre l’enfant et les primitifs, je ne prétends nullement qu’on pourrait établir des correspondances point par point entre lui et eux ; il y a seulement des ressemblances générales indéniables. Quant à l’objection disant que les conceptions autistiques sont individuelles chez l’enfant et collectives dans les sociétés primitives, elle pèche par pétition de principe.

M. MAUSS. – La terminologie de M. Piaget ne concorde pas avec la mien-ne ; cela rend difficile une comparaison de nos idées. je fais en ce moment un cours sur la méthode d’observation en psychologie collective des populations archaïques ; car je crois que la systématisation en psychologie collective n’est pas encore possible ; nous savons trop peu de choses précises et le rassemblement des faits prime ; mais la méthode de recherche de ces faits est d’une importance essentielle. Elle me conduit à d’autres observations que celles de M. Piaget, et qui peuvent lui être opposées. M. Piaget a fait, à mon avis, nonpas la psychologie de l’enfant en général, mais la psychologie de l’enfant le plus civilisé. Il faudrait en considérer d’autres, celles d’enfants élevés dans des milieux très différents. Au Maroc, j’ai vu des enfants indigènes pauvres exercer un métier, dès l’âge de cinq ans, avec une dextérité étonnante. Il s’agissait de former des ganses et de les coudre ; c’est un travail délicat qui suppose un sens géométrique et arithmétique très sûr. L’enfant marocain est technicien et travaille bien plus tôt que l’enfant de chez nous. Sur certains points, il raisonne donc plus tôt et plus vite et autrement, – manuellement, -que les enfants de nos bonnes familles bourgeoises. Même dans nos jardins d’enfants, les élèves ne font pas de « travail manuel » proprement dit, mais seulement des jeux. On voit donc qu’il faudrait faire des observations ethnographiques rigoureuses et étendues, par exemple dans l’Afrique du Nord, avant de tirer aucune conclusion quelque peu générale.

Il y a une autre divergence de méthode entre M. Piaget et nous. Les durkheimiens en général et moi-même faisons porter nos recherches sur les éléments de la raison pris séparément, catégorie par catégorie. M. Piaget croit pouvoir embrasser le système entier de l’expérience en général ; c’est pourquoi nos résultats sont nécessairement différents. De plus, nous attribuons à la notion de symbole une importance que M. Piaget ne lui attribue ni en psychologie collective ni en psychologie de l’enfant.

Les psychologues français, notamment Dumas et Meyerson, insistent sur la distinction du signe et du symbole. J’avoue que je ne peux pas la comprendre. L’humanité se trouve toujours devant les mêmes problèmes ; il s’agit d’inventer, de fabriquer quelque chose, puis de communiquer le procédé. Les moyens de l’invention sont toujours l’expérience, puis ceux de la communi-cation, le signe ou le symbole (c’est la même chose). La part de la société dans ce processus est d’apporter l’outil à modeler et la tradition pour s’en servir, mais c’est aussi de reconnaître ou refuser de reconnaître l’invention qu’un individu apporte. De nos jours même, les Services techniques de l’Air découragent presque tous les inventeurs (exemple de l’aérodynamicien Constantin). L’invention finit souvent par être adoptée ailleurs. je rappelle à ce propos la définition donnée par M. Henri Lévy-Bruhl (Centre de synthèse) : « On appelle phénomène historique un phénomène qui est devenu social. »

Mêmes réserves au point de vue moral. L’écart est moins grand entre les « primitifs » et nous que ne croit M. Piaget. Il fait de la notion de réciprocité un privilège de l’individu sorti de l’enfance, ou de la société déjà civilisée. Mais les Fuégiens, les Australiens, les autres primitifs ou soi-disant tels des grandes civilisations néolithiques, possèdent la notion de la réciprocité ; seulement la réciprocité n’est pas toujours l’égalité. De la génération 1 à la génération 2, comme de celle-ci à la génération 3, il y a réciprocité, mais non égalité ; de même entre l’homme et la femme. Voyez à ce propos les études des sociologues français sur les formes de donation. Nous arriverons peut-être à nous accorder sur une notion uniforme de l’homme. Mais, sur la question du rôle de l’individu dans la formation de la raison en général, nous ne savons pas si nous pourrons nous accorder ; attendons les observations.

M. PIAGET. – Si je comprends bien M. Mauss, nous sommes d’accord sur la possibilité de mettre en parallèle l’individu étudié par l’observation psycho-logique et la société étudiée par des méthodes statistiques. Seulement les sociologues ne voient dans la société qu’un phénomène statistique et historique. Tandis que je crois qu’il faut étudier par des méthodes psychologiques l’un des faits essentiels de la vie sociale : la pression des générations l’une sur l’autre.

M. MAUSS. – D’accord, niais on peut étudier par la statistique et par l’histoire comparée l’opposition des âges et des sexes, celle des générations dans la société. C’est un dosage à déterminer. En somme, vous partez de l’individuel, et nous du social, mais c’est le même objet que nous regardons par les deux bouts différents de la lunette.

M. BERR. – C’est précisément l’idéal d’arriver à faire se joindre les sociologues et les psychologues, tout en laissant chacun poursuivre son travail avec la méthode qui lui est propre.

M. MAUSS. – Au surplus, on exagère notre opposition aux procédés de lapsychologie. Durkheim avait fait lui-même par deux fois un cours de psychologie, s’il ne l’a pas pousse très loin. Nous avons tous continué cette tradition.

M. PIAGET. – Voici une question qui est soulevée par un article récent de M. René Hubert : Pensez-vous que le théorème de Pythagore s’impose à notre représentation de la même manière qu’aux premiers hommes qui en ont eu l’idée ?

M. MAUSS. – Non. La différence est grande et facile à décrire. La penséehumaine est passée d’une représentation toute symbolique et empirique à la démonstration, à la géométrie et à une expérience raisonnée. Toute connaissance repose d’abord sur l’autorité du symbole seulement ; quand l’autorité de la raison vient s’y ajouter, un pas très long a été franchi. […]

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