Réflexion à partir de l’étude d’un département frontalier, les Ardennes. Par Claudine PIERRE , Docteur en Histoire : Conférence du 20 mai 1998.
Paru dans la revue électronique : « Actes de l’histoire de l’immigration » ISSN 1630-7356.
De nombreux étrangers sont chassés par la crise des années trente. Le fait est connu. L’image des convois organisés par les Houillères a frappé les contemporains. On évoque aussi les cas d’étrangers expulsés pour ne pas avoir respecté « les lois de l’hospitalité ». L’étude des flux dans un département conduit à s’interroger sur le poids réel de ces départs forcés et/ou organisés.
Dans les Ardennes, département frontalier de la Belgique, traumatisé par les années d’occupation (1914-1918) et avide de main-d’oeuvre étrangère (belge pendant longtemps, plus diversifiée depuis 1918) afin de faire face aux tâches de reconstruction et à la pénurie de main-d’oeuvre, le nombre des étrangers se monte à plus de 36 000 en 1931 selon les décomptes de la préfecture, ce qui correspond à près de 12% de la population totale. Les Belges de loin les plus nombreux (16 800), deux nationalités en nombre à peu près équivalent, les Italiens et les Polonais (plus de 6000) et enfin les Portugais (2000) et les Espagnols (1500) composent l’essentiel de la cette population dont les effectifs diminuent sensiblement à partir de 1931. Après une dernière année d’immigration particulièrement intense (année 1930), le reflux est brutal en 1931. Il se ralentit ensuite. Toutes les nationalités sont immédiatement touchées, surtout les Portugais. La baisse du nombre des hommes (moins 18% en un an) est remarquable ; aucune des nationalités n’est épargnée, avec toutefois une diminution plus faible des Polonais (moins 7%). Les hommes célibataires ou isolés sont ainsi les principales victimes. Les rapports de l’office départemental de la main-d’oeuvre ainsi que ceux du préfet permettent d’apprécier la nature de ces départs. En 1931 l’on a renvoyé « notamment les ouvriers frontaliers » qui au sens juridique du terme ne sont pas compris dans les statistiques des étrangers installés. Le vocable renvoie aussi à l’ensemble des Belges qui plus que les Italiens et les Polonais quittent le pays. (Beaucoup ont échappé au statut d’étranger par la naturalisation). Les statistiques ne font pas apparaître non plus les Algériens partis pourtant en grand nombre. Le premier moyen de différer la crise est bien de renvoyer les personnes dont le départ ne provoquera qu’un minimum de remous.
D’autres étrangers partent aussi ; il est question « de congés larges » accordés aux Italiens et aux Portugais et de « rapatriement systématique des familles de chômeurs ». Les congés de longue durée équivalent à des renvois à caractère quasi définitif d’hommes isolés dont la famille est restée au pays. Quant aux rapatriements, ils ne peuvent avoir été fréquents du fait de l’éloignement des Ardennes des grands centres de départ et du petit nombre des gens concernés. Seules les populations protégées par des conventions bilatérales qui, au chômage, peuvent bénéficier des mêmes secours que les Français pourraient être rapatriées. Mais les patrons les ayant fait venir à grand frais souvent avec leur famille, préfèrent, malgré les incitations répétées des autorités, continuer à les employer en renouvelant les contrats.
Les flux de 1933-1934 montrent que pour une arrivée on compte environ deux départs. D’octobre 1933 à septembre 1934, la préfecture a enregistré 1500 vrais départs du département (y compris les sorties vers les autres départements) alors que le solde négatif entre les arrivées et les départs n’est que de 790. Or au plus 150 à 250 personnes entrent dans les catégories des « départs forcés », (expulsés, refoulés et rapatriés) soit environ 15%. Comment sont partis les 1200 autres ?
L’office de placement pour 1931 face à « l’aggravation du refoulement des étrangers en situation irrégulière » affirme avoir « devancé les instructions officielles » en régularisant la « situation des ouvriers étrangers non munis de carte d’identité ». Mais régularisation ne signifie pas autorisation à demeurer en France, d’autant plus que par ailleurs il affirme ne « procéder à aucune régularisation, ayant des chômeurs à placer ». De son côté le préfet parle de « dégagements tentés depuis dix-huit mois » (juillet 1932).
Comme les injonctions au patronat ont de piètres effets, les services préfectoraux demandent explicitement à la police de « tenir la liaison avec Monsieur l’inspecteur du travail pour l’examen du renouvellement des contrats » et de lui faire connaître « les condamnations pénales pour opportunité des mesures d’expulsion ». C’est ainsi que la préfecture reçoit des différents tribunaux « les états des étrangers condamnés » et que de simples fautes comme de n’avoir pas éclairé sa bicyclette, ou de laisser son chien divaguer sont consignées scrupuleusement afin de « motiver le rapatriement du condamné ». Peu seront effectivement rapatriés ou expulsés mais cette surveillance de tous les instants accompagnée du risque d’être condamnés précarise davantage les étrangers.
Avec le décret du 6 février 1935 leur imposant de demander l’autorisation de changer de département, même si les avis favorables l’emportent, les risques sont plus grands encore. Un Tchécoslovaque qui a perdu son emploi dans le Nord et qui vient d’en trouver un dans les Ardennes est coupable de deux infractions : il a changé de département sans autorisation et a travaillé avec un avis défavorable au renouvellement de sa carte. Mais n’ayant plus de carte en cours de validité il ne peut obtenir le droit de changer de département même avec un certificat de travail ; il doit retourner dans le Nord où il n’a plus d’emploi ni de carte ! Il choisit de rentrer dans son pays. Cette situation si kafkaïenne est typique de ce qu’ont pu vivre de nombreux étrangers : ni expulsion ni refoulement au sens juridique du terme, mais un départ « contraint ». On accule ainsi au départ des personnes qui n’ont plus le choix qu’entre quitter la France et s’y maintenir en situation irrégulière.
L’opinion publique locale pousse au départ des étrangers. Par la voix de ses élus, la population ardennaise réclame une loi de limitation de la main-d’oeuvre étrangère. La plus forte animosité se trouve dans la « pointe de Givet » à l’encontre des frontaliers assimilés à des profiteurs alors que les entreprises continuent à faire travailler de nombreux étrangers (voir le faible impact de la loi du 10 août 1932). D’autre part dès 1935, les pouvoirs publics s’inquiètent « de la présence de nombreux étrangers plus ou moins suspects », ce qui est grave « dans un département frontière … par suite du mécontentement des travailleurs français actuellement au chômage ».
Afin d’éviter les manifestations xénophobes d’une opinion particulièrement sensible en région frontalière, les autorités agissent donc par des voies détournées afin d’inciter au départ le plus grand nombre d’étrangers alors que les employeurs attachés à une main-d’oeuvre exogène résistent face à toute tentative de contrôle de l’Etat sur le personnel employé.
Aussi, les départs ne résultent-ils pratiquement pas de rapatriements organisés par les patrons, ni de l’application de décrets qui ne voient pas le jour, ni d’expulsions qui nécessitent des enquêtes longues et ne peuvent concerner que peu de gens. Ils sont des départs contraints : des étrangers du fait de règles de plus en plus compliquées et d’une surveillance plus tatillonne sont placés contre leur gré dans des situations susceptibles de provoquer leur refoulement, auxquelles ils ne peuvent échapper que par un départ « volontaire ».