Des troubles psychiatriques entre science et social par Sherril Imulhern*

Paru dans : « Pour la recherche n°17, juin 1998 : Anthropologie médicale et psychiatrie

Anthropologue, Université Paris VII

Depuis quelques décennies, la compréhension de la composante biologique des maladies mentales est devenue une préoccupation majeure de la psychiatrie, Les troubles mentaux ayant fait l’objet de nouvelles spécifications sont de plus en plus fréquemment décrits comme les équivalents psychologiques de pathologies physiques -1 a savoir, des ensembles stables de symptômes transculturels et ]Intemporels avant pu être décelés grâce à l’enregistrement à la collecte et à la comparaison d’études de cas (par ex.Young, 1995). Toutefois, les efforts actuels visant à confirmer la psychiatrie en tant que discipline biomédicale et à promouvoir l’application de catégories occidentales des maladies mentales à des populations culturellement diverses, ont soulevé nombre de critiques, notamment de la part de certains philosophes des sciences et d’anthropologues. Ces derniers ont largement démontré la forte détermination des facteurs sociaux, même dans le cas des maladies d’étiologie biologique.

Les critères permettant d’appréhender et de définir les troubles psychiatriques sont ancrés dans le comportement social. Contrairement aux indicateurs de la médecine générale qui, de manière typique, font référence aux attributs corporels impersonnels et/ou techniques, les principaux indicateurs de la psychopathologie se réfèrent à des composantes extrêmement personnelles de l’être : croyances, intentions, modes de pensée et sentiments (Fabrega, 1989). Le trouble mental entraîne généralement un ensemble de comportements dramatiques ou inhabituels qui, à leur tour, sont définis et renforcés par une élite culturelle, comme l’expression visible d’une maladie (Lipsedge &Littlewood, 1997, 1993). Au-delà de leur signification locale, ces « techno- phénomènes » socialement négociés fonctionnent souvent comme des véhicules au travers desquels une cohorte limitée d’individus peut communiquer une souffrance subjective et atténuer les problèmes et tensions interpersonnels qui sont exclus des voies( Mulherii, 1997).

Bien que les théoriciens de la psychiatrie biomédicale reconnaissent la prépondérance de la composante sociale des comportements « maladifs » organisés dans les sociétés non-européennes, qu’ils classent habituellement dans la rubrique des syndromes culturels (culture bound syndroms), ils soutiennent cependant que l’ensemble des troubles psychologiques peut être expliqués de manière adéquate par les seuls mécanismes biologiques et psychologiques universels, dans la mesure où ils se veulent des spécialistes de phénomènes naturels, a-culturels. Les spécialistes d’ethnomédecine leur rétorquent généralement que la « connaissance » est la seule réalité à laquelle les êtres humains ont accès (Young, 1995) et que, à l’instar de la psychopathologie, la théorie psychiatrique est ancrée dans des processus historiques.

La justesse de cette perspective a été soulignée par une série d’études anthropologiques et socio-historiques portant sur les nouveaux troubles mentaux récemment spécifiés dans les manuels diagnostiques américains (DSM). Ainsi, les troubles fondes sur des souvenirs pathogènes ont fait l’objet de plusieurs recherches anthropologiques comme l’état de stress post-traumatiques et les troubles dissociatifs de plus en plus controversés : le trouble dissociatif de l’identité (personnalité multiple) et l’amnésie dissociative (psychogène). Ces études soulignent que les modèles théoriques, apparemment scientifiques, de la psychopathologie peuvent être, et sont effectivement souvent, déterminés plus par des impératifs sociaux et politiques que par des données cliniques fiables (Mulhem, 1998). En outre, ces études montrent que, à l’instar des guérisseurs dans les sociétés pré- industrielles, les praticiens occidentaux fonctionnent à la fois comme adjudicateur et médiateur (Fabrega, 1989 – Young, 1993, 1995, Lipsedge & Littlewood, 1996, 1997 ; Hacking, 1997 , Mulhem, 1998).

La théorie psychiatrique décrit actuellement les souvenirs traumatiques comme les empreintes mentales dissociées d’éléments sensoriels et affectifs provenant d’expériences fortuites accablantes. Ces expériences sont initialement perçues comme des événements psycho-physiologiques visuels, olfactifs, affectifs, auditifs et kinesthésiques importuns et émotionnellement pénibles (Van der Kolk, 1994). Bien que certains individus fassent l’expérience de ces phénomènes avant d’entrer en thérapie, d’autres semblent les développer à la suite du traitement. Les interventions thérapeutiques appliquées dans ces cas consistent, dans une large mesure, à faciliter la transformation en récits personnels cohérents des souvenirs traumatiques épars qui resurgissent chez les individus avant fait l’objet d’un diagnostic correspondant. Malheureusement, il n’existe aucun moyen, en dehors de preuves indépendantes qui viendraient corroborer ces souvenirs, de garantir l’authenticité des expériences ainsi relatées (Mulhern, 1998). Pour autant, ces souvenirs n’en sont pas moins considérés comme constituant la « mémoire explicite ». Par ailleurs, la construction de ce type de récits encourage les individus souffrant d’une détresse subjective à appréhender leurs symptômes, jusqu’alors confus, comme étant la preuve qu’ils ont effectivement été les victimes de graves injustices et, ‘a ce titre, qu’ils peuvent revendiquer une indemnisation qui, à son tour, devra être socialement négociée.

Depuis le début des années 1980, l’élaboration dans le milieu clinique et l’application des théories des souvenirs pathogènes post-traumatiques et des divers troubles dissociatifs, a eu des conséquences sociales, politiques et juridiques profondes et souvent imprévisibles, amplifiées par le fait que ces diagnostics sont soutenus par des mouvement sociaux organisés. Vis-à-vis de la société globale, ces réseaux représentent les intérêts et l’identité de leurs membres y compris les cliniciens et leurs clients (Young, 1995). Paradoxalement, bien que revendiquant explicitement leur engagement en faveur d’une large reconnaissance publique et professionnelle de la validité scientifique et interculturelle de ces troubles mentaux, ces mouvements ne font que souligner et renforcer, un peu plus encore, leur caractère politique et social.

Ainsi, en Amérique du Nord, au cours des quinze dernières années, la prise de conscience de plus en plus nette de la question des abus sexuels sur les enfants a créé un climat social très particulier, au sein duquel les individus diagnostiqués comme souffrant des séquelles psychologiques de souvenirs traumatiques, dissociés et inconscients, relatifs à des sévices subis pendant l’enfance, étaient simultanément promus au rang de héros de la société. Bien que le diagnostic porté fasse état de graves troubles de la mémoire, les récits développés en cours des thérapies étaient souvent traités comme des éléments faisant indubitablement autorité. De surcroît, dans certains Etats, des lois nouvelles furent promulguées, permettant à ces individus de présenter comme des preuves, devant une juridiction officielle, les souvenirs qu’ils avaient recouvrés en cours de thérapie. Malheureusement, dans un certain nombre de cas, en dépit de l’aspect émotionnellement convaincant des témoignages présentés par ces individus, ceux-ci se révélèrent faux (Mulhern, 1995). Inévitablement, ces cas allaient bientôt soulever un certain nombre de questions quant à l’intégrité des victimes supposées de crimes effroyables et du milieu clinique dans lequel elles étaient traitées. Or, ces aspects ne pouvaient être expliqués en évoquant simplement des mécanismes biologiques et psychologiques. Afin d’être élucidé, il convenait de les replacer dans un contexte adéquat par le biais d’analyses anthropologiques scrupuleuses.

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