Dominique DUBOIS : Le suicide comme destin

BAECHELER dit : « Il est probable que le suicide est la conduite humaine la plus étudiée et la plus continûment ».

S’il est vrai que le nombre de publications consacrées aux conduites suicidaires est considérable (Wilmotte et Al. 1986), il est probable, aussi, que c’est la conduite humaine pour laquelle les a priori subjectifs, préjugés, jugements de valeur interviennent le plus fréquemment. A partir de la définition, une théorie se profile déjà.

Même si le suicide n’est plus condamné par le code pénal, il reste un sujet tabou. Il est souvent perçu comme accusateur de dysfonctionnements au niveau de la société ou à un niveau individuel … C’est un acte dérangeant. Il jette aussi une ombre sur le sens que nous attribuons à la vie. De plus, il nous rappelle que nous sommes d’essence mortelle. Or, cette vocation à mourir, nous nous efforçons de la nier. La mort est plus facilement acceptée lorsqu’elle est aliénée sous forme de bilans chiffrés.

Aussi, malgré l’accroissement dramatique du nombre de suicides : 2400 suicides « réussis » par an, en Belgique, une progression du nombre annuel de suicides de près de 200 % entre 1950 et 1984 (I.N.S., 1988), un classement en première position comme cause de mortalité chez les personnes âgées de 25 à 34 ans, les actions concernant la prévention du suicide restent minimes, ponctuelles.

Au niveau des définitions

L’accord règne entre les trois principaux dictionnaires de langue.

LITTRE :

« Action de celui qui se tue lui-même. Auparavant (1762) on disait homicide de soi-même ».

HATZFELD, DARMESTATER et THOMAS :

« Acte de celui qui se tue lui-même ».

ROBERT :

« Le fait de se tuer, de se donner la mort ».

Dès que l’on quitte le terrain sûr de la linguistique, des différences, parfois importantes, surgissent. Les psychiatres, les sociologues, voire même et surtout peut-être les philosophes et les théologiens, ne peuvent conserver la stricte neutralité des linguistes. Les uns comme les autres ne renoncent pas à introduire dans la définition qu’ils proposent du suicide, l’idée qu’ils s’en font. A partir de la définition se profile déjà une théorie. L’objectivité, si rigoureuse qu’elle veuille, cède le pas devant un a priori subjectif.

Ainsi, DURKHEIM, après avoir montré la nécessité de définir un mot dont on pourrait croire que le sens est connu de tout le monde, masque, malgré son souci d’objectivité scientifique, une opinion personnelle : « S’il n’y avait de suicide que là où il y a intention de se tuer, il faudrait refuser cette dénomination à des faits qui, malgré leurs dissemblances apparentes, sont au fond identiques à ceux que tout le monde appelle ainsi, et qu’on ne peut appeler autrement ».

Sa définition inclut tous les « cas de mort qui résulte(nt) directement ou indirectement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même, et qu’elle savait produire ce résultat ». Sans pareille précision, le « suicide altruiste » trouverait difficilement sa place dans sa théorie. Par contre, et pour des raisons identiques, il ne peut inclure dans la définition du suicide, les tentatives de suicide.

A l’autre extrême, P. JANET (1928) se refuse de considérer comme suicide la mort provoquée par une nécessité éthique ou n’importe quel autre type de nécessité. Pour qu’il y ait suicide, « il faut que l’individu cherche à fuir la vie, simplement parce que c’est la vie ». De même, A. GORCEIX (1963) voit dans le suicide « un acte auto-agressif global » excluant ainsi les mutilations volontaires et les équivalents suicides ; mais il estime par ailleurs que l’on ne peut établir une barrière entre le suicide réussi et les tentatives de suicide.

Quant à G. DESHAIES (1947), pour prendre un dernier exemple, il est très soucieux d’élargir au maximum la notion de suicide ; aussi n’écarte-t-il pas de sa définition ni les tentatives conscientes ou inconscientes, ni les conduites équivalentes d’auto-destruction : « Le suicide (est) l’acte de se tuer d’une manière habituellement consciente, en prenant la mort comme moyen ou comme fin ».

Histoire

Ainsi, étudier le suicide, c’est accepter de rencontrer sur sa route des pensées sectaires. S. Olinda WEBER (1988) nous fait remarquer à quel point les modèles théoriques sont exclusifs les uns des autres. Du point de vue de l’aliéniste, le suicide n’est même pas un acte. Le philosophe, lui, dit au contraire que le suicide est l’acte le plus actif qui soit.

Le suicide peut être considéré :

- soit comme un processus exogène dans lequel les facteurs déterminants sont d’ordre social. DURKHEIM envisage le suicide comme un fait social. Il écrit qu' »il existe pour chaque peuple une force collective, d’une énergie déterminée, qui pousse les hommes à se tuer » (BAUDELOT c., ESTABLET c, 1984).

- soit comme un symptôme sans référence à une dynamique processuelle. ESQUIROL, père de la théorie psychiatrique, affirme que « l’homme n’attente à ses jours que lorsqu’il est dans le délire … les suicidés sont des aliénés ». (ESQUIROL, 1839). Aussi, la psychiatrie française des premières décennies du 20e siècle a repris la thèse du lien de causalité entre un trouble organique constitutionnel et l’acte auto-destructeur, nécessairement pathologique, considéré comme un symptôme et non comme une maladie.

- soit comme un processus endogène essentiellement pulsionnel. Cependant, dans ce domaine, on s’aperçoit que la prolixité théorique des psychanalystes s’est peu développée. Pour FREUD, le suicide reste encore une énigme. Il n’aborde pas directement le sujet, mais y fait référence dans plusieurs de ses textes.

En 1901, dans « Psychopathologie de la vie quotidienne », FREUD note la fréquence à s’auto-détruire.

Il donne un éclairage analytique différent de la tentative de suicide dans son texte : « Psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine « (1920).

Enfin, « Deuil et mélancolie » nous aide à comprendre le mécanisme sous-jacent de certains types de suicide. Cette analyse de la mélancolie nous enseigne que le Moi ne peut se tuer que lorsqu’il peut, de par le retour de l’investissement d’objet, se traiter lui-même comme un objet.

Aussi, le sujet est complexe. Cependant, les modèles ne devraient pas être envisagés comme exclusifs les uns des autres … Le suicide nécessite une approche globale. Il nous paraît important de ne jamais perdre de vue qu’un homme qui se suicide ne peut se réduire à un chiffre dans des données statistiques, à un cas psychiatrique, à un phénomène sociologique ou à un objet de réflexion philosophique.

André Malraux

Le même type de problème se poserait à trois niveaux différents : au niveau de la pulsion sexuelle, de la pulsion paroxysmale et enfin au niveau du Moi (niveaux de plus en plus élaborés du point de vue ontogénétique).

La problématique suicidaire résulterait d’un conflit interne au Moi. C’est le Moi qui se retourne contre lui-même.

D’autres éléments doivent cependant attirer notre attention :

- ce qui ressort de ce travail, c’est que les suicidés, contrairement à ce que nous pourrions penser, ne sont pas des gens qui évacuent les problèmes. Au contraire, dans la phase qui précède le suicide (délais variables), nous constatons que ce sont des sujets qui se posent pas mal de questions, et ce, de manière consciente. L’image qu’on pourrait se faire du suicidé, ce serait celle de l’ange déchu. Ce serait la pensée sombre que Dürer a très bien représentée sur une de ses gravures. Le suicidé serait un penseur. Par ailleurs, dans l’Antiquité, le suicide a toujours été mis en rapport avec la pensée. Nous nous posons la question de savoir s’il ne faudrait pas restaurer cette conception.

Cas Clinique

Pour ce faire, laissons un suicidé se définir lui-même :

« Je suis quelqu’un qui a besoin d’être soutenu. Un appui m’est nécessaire. C’est une base pour moi. Je m’accroche anxieusement à ce qui peut me donner cette confiance fondamentale. D’ailleurs, il m’arrive de concentrer toutes mes énergies dans ce sens. J’investis cet objet de manière privilégiée (m + ! et Cm +). Je veux être le plus aimé. Cependant, il m’arrive de me poser la question de savoir si le renoncement n’est pas plus paisible. Si je renonçais, peut-être ne vivrais-je plus dans la crainte de ne plus être l’objet d’amour privilégié ? Je ne sais quelle position adopter. Si je renonce à être le favori, est-ce encore la peine que je vive (h A) ? Aussi, je ne sais si je dois déclarer ma prétention à être cet objet qui réclame de l’amour. Et, si j’essuyais un refus ! ? Ne serait-ce pas mieux, alors, de dissimuler ma demande, mes sentiments ? (hy A). De plus, je n’arrive pas à me constituer en tant que personne, j’éprouve des difficultés à renoncer à ma toute puissance originelle. Je suis un nostalgique (d – m +) du « paradis perdu ». Je veux être reconnu, aimé par les autres. Pour cela, je me constitue un personnage, mais alors je me pose la question de savoir ce qu’il y a de réel en moi. Je me demande ce qui a une valeur en moi ? (k A), mais voilà que je suis déçu par cet objet qui me procure ma confiance fondamentale (et ce de manière réelle ou imaginaire). Je suis alors l’ange déchu. Je dois préciser que je ne suis pas un homme ordinaire (forme d’existence « socialisée » rare). Vous me demandez ce que j’entends par ordinaire ? Ben, vous savez, l’homme de tous les jours, celui qui s’adapte si facilement car ses désirs sont restreints. Oui, celui qui souffre de dépression chronique. Ben oui, que voulez-vous, quand on vit « au ras des pâquerettes » ! Moi, j’éprouve des difficultés à restreindre mes désirs (formes d’existence socialisée et psychosomatique peu fréquentes). C’est vrai que souvent, alors, je suis frustré (h + ! s + !). De plus, je me pose beaucoup de questions (ambivalences fréquentes). Mais voilà, je parle, je parle et je perds le fil de mes idées ! Qu’est-ce que je vous disais ? Ah oui ! Je suis déçu. Puis, voilà que je m’imagine que le monde me lâche (p – d – m -). Je décide alors de détruire mon personnage (k – !) dans un geste plus ou moins impulsif même si ça faisait longtemps que j’y pensais car j’ai un noyau paroxysmal ( e -/ e 0 ,et forme d’existence épileptoïde (13) très fréquents).

Le suicide de la femme

Envisageons de manière plus spécifique le suicide de la femme. En effet, celui-ci ne répondrait pas au même mécanisme que celui de l’homme.

Le profil de la femme se différencie surtout par la réaction vectorielle dans la pulsion sexuelle h + s – avec augmentation de la réaction factorielle k +.

Il semble que le suicide de la femme doit plutôt être envisagé selon le modèle mélancolique.

Le processus dépressif mélancolique correspond à l’introjection de l’objet perdu (k +) et en conséquence il y a repli sur soi-même (s -), passivité fondamentale. L’objet étant perdu, le désir s’accroche à son ombre qui « tombe sur le moi »(FREUD). Il y a donc, dans ce processus, retrait du monde extérieur et abandon de tout espoir de posséder l’objet. Le sujet, en abandonnant l’objet, s’abandonne lui-même.

En fait, le mélancolique se confond avec l’objet. Il s’identifie au mauvais objet qu’il détruit. Aussi, en détruisant l’objet, il se détruit lui-même. Cependant, nous pouvons poser comme hypothèse que les mélancoliques qui se suicident sont ceux qui ont un noyau paroxysmal. Dans notre échantillon, nous constatons la présence de ce noyau paroxysmal.

Les mélancoliques qui n’ont pas ce noyau paroxysmal passeraient, eux, dans la manie. Dans les deux cas, la violence se libérerait soit sous forme de suicide ou de meurtre collectif, soit ,s’il n’y a pas la présence de ce noyau paroxysmal (e – = Caïn), sous la forme maniaque d’exaltation de la toute puissance (plus grande fréquence de la forme d’existence maniaque dans la population contrôle).

Aussi, chez la femme, le suicide est plus passif que chez l’homme. Chez la femme, c’est un suicide vers le bas, c’est une chute (défenestration, médicaments, …). Ce sont des moyens passifs. Cela correspond plutôt à « je me laisse mourir », tandis que chez l’homme, le passage à l’acte a une connotation plus active. Il correspond plutôt au suicide métaphorique ; ce serait une espèce de résurrection dans la mort, ce serait un suicide vers le « haut » (se pendre, se tirer une balle dans la tête, …), ça correspond plutôt à « je me tue ». C’est le Moi qui se retourne contre lui-même.

En dehors de cette distinction entre suicide passif et suicide actif, nous n’avons pas trouvé d’éléments spécifiques selon le moyen employé.

Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouvez-vous dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec cet entrefilet : « Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine ». Balzac

Conclusions

Il est intéressant de constater que les éléments mis en évidence par le RORSCHACH et le SZONDI convergent alors que ce sont des populations différentes : nous pouvons penser que dans certains cas, la problématique centrale de suicidé se situerait au niveau du narcissisme primaire. Le problème serait de se faire valoir soi-même comme objet. Dans le Szondi, h A correspondrait à un questionnement à propos du besoin d’être le bel objet, d’être le favori, questionnement qui se reposerait au niveau du vecteur paroxysmal (hy A) et au niveau du vecteur du Moi (k A), ceci pour le Szondi. Dans le Rorschach : nous trouvons plus fréquemment des contenus « regard », « reflet » et un investissement narcissique du corps à travers les contenus « danse ».

Le suicidé ne pourrait se constituer en tant que sujet. Il ne pourrait renoncer à son narcissisme primaire au profit du narcissisme secondaire. Il resterait attaché à son personnage (k +). Il nouerait alors des relations narcissiques (réponses « miroir ») avec un objet idéal hautement valorisé. Les formes d’existence de l’homme de tous les jours(16) et psychosomatique(15) seraient protectrices dans la mesure où elles éludent le recours à l’idéalisation et au fantasme au profit d’un réalisme concret,pragmatique et conformiste qui enlise ces sujets dans ce que SARTRE appelait le « pratico-inerte »,la pesanteur sociologique aliénante,l’anti-dialectique,le factuel,le littéral. La tendance mélancolique serait ,à l’inverse,caractéristique du dialecticien,du « penseur » épris de totalité.

GRUNBERGER (1975) écrit : »le sujet aimait l’objet narcissiquement, c’est-à-dire en miroir et projetait donc sur lui son investissement narcissique.Si maintenant l’objet disparaît, il disparaît avant tout en tant que surface de projection recevant la charge narcissique qui sera ainsi également perdue ». Il ajoute que la « perte objectale correspond toujours à une blessure narcissique »,dans ces cas où l’objet est un objet narcissique dans lequel le sujet se reflète et duquel il attend d’être en quelque sorte illuminé en retour. FREUD dit à propos de la mélancolie : « c’est une perte concernant son Moi ». Nous pensons que sur ce point, l’accord règne entre FREUD et GRUNBERGER. Cependant, n’oublions pas que la perte d’objet peut, aussi, être une situation d’humiliation, une offense, une déception. Ce n’est pas nécessairement un objet au sens courant du terme. Quand un ministre se suicide parce qu’on le soupçonne de malversation, l’objet, c’est son image publique,le personnage, précisément. Sans doute les facteurs déclenchants du passage à l’acte sont-ils toujours vécus comme des blessures narcissiques. Cependant, il est difficile pour l’observateur extérieur, qui analyse les facteurs déclenchants, de déterminer la place qu’occupe un tel facteur déclenchant dans l’économie psychique du sujet.

De plus, B. GRUNBERGER ajoute que « le mélancolique ne pourrait se passer d’un apport narcissique permanent du dehors, et il projetterait également son unité narcissique sur l’objet. La libido narcissique étant conflictualisée, donc non intégrée, il ne pourrait pas prendre en charge cette quantité supplémentaire de libido narcissique »(1975, p. 291).

Nous pouvons concevoir que le suicidé ne pourrait s’aimer que par l’intermédiaire d’une relation narcissique. Il ne pourrait investir l’image de son corps qu’à travers le regard d’autrui (d’où l’importance que le groupe expérimental donne au regard dans le Rorschach) ; la perte de cet objet provoquerait alors un désinvestissement du corps. Nous rejoignons alors BOTTA (1974). « Le corps du suicidant (suicidé) est totalement désinvesti et vu en-dehors de tout projet, c’est-à-dire appréhendé comme objet extérieur ». C’est alors le « temps du catalogue ». Tout se fige dans l’immobilité : le corps, le réseau relationnel intersubjectif et la parole ».

Le temps du catalogue pourrait correspondre au moment où le suicidé donnerait p – d – m -. C’est le moment où il y a rupture avec l’environnement et projection de cette rupture. Ainsi, il s’imaginerait que c’est le monde qui le lâche. Ce serait le désespoir. La position serait d’autant plus douloureuse que le passage se ferait de m + ! à m -.

A ce stade, nous pouvons tenter un rapprochement entre le suicide et les équivalents suicidaires que sont la toxicomanie et l’alcoolisme. En effet, eux aussi appartiennent fréquemment à la classe pulsionnelle Cm + et donnent la réaction factorielle m + !. Cependant, lorsque l’alcoolique arrête de boire ou le toxicomane de se droguer, ils donnent fréquemment la réaction factorielle m -.

De même que l’alcoolique et le toxicomane « régressent vers un état voisin du narcissisme originel où se recrée l’illusion d’une omnipotence et d’une béatitude absolue » (MELON, 1975, p. 262), le suicidé, en se donnant la mort, retrouverait une toute puissance. De même que le toxicomane agit le fantasme de régression dans le ventre maternel, nous pouvons concevoir que certains suicides, surtout chez la femme (car chez elle nous retrouvons plus fréquemment le « contenu naissance » dans le Rorschach), correspondraient à cette actualisation du fantasme de régression dans le ventre maternel. Ainsi, la mort ne serait plus la mort comme fin, mais la mort comme « résurrection » ; le suicidé se restaurerait narcissiquement.

Si l’inconscient ignore la mort,la mort,à ce niveau,renvoie encore au désir de « quelque chose » d’autre,un mieux,un plus,un absolu.

S’il est vrai que le moment du passage à l’acte est le moment de la destruction de ce corps idéal qui n’a plus de valeur (k – !, contenus « agressifs » au Rorschach) car il n’est plus objet de désir, « la mort donne valeur à ce corps en tant qu’il comble imaginairement le désir de Narcisse en sa toute puissance solitaire » (BOTTA, 1974) ; l’homme en détruisant ce corps pourrait réaffirmer sa « virilité » qui aurait été remise en cause suite à la blessure narcissique. La femme, elle, suite à cette perte d’objet, s’abandonne elle-même. Elle aussi ne pouvait s’aimer, acquérir une valeur qu’au travers d’une relation narcissique. Elle pourrait alors « agir » le fantasme de régression dans le ventre maternel. Ce serait un retour vers le « paradis perdu ». Le suicide de l’homme correspondrait plutôt à « je me tue » ,celui de la femme à « je me laisse mourir ».

Nous pouvons comprendre alors aussi que la tendance maniaque protège contre le passage à l’acte. Elle constituerait une alternative mais, dans les deux cas, il y aurait une illusion d’omnipotence. La violence se libérerait soit dans la manie, soit sous forme de suicide ou de meurtre collectif s’il y a présence d’un noyau paroxysmal.

La dépression narcissique dans le sens où la perte provoque une remise en question du Moi (perte de l’estime de soi) serait pourvoyeuse de suicide. Par contre, la dépression « essentielle » de l’homme de tous les jours serait protectrice (les formes d’existence psychosomatique et de l’homme de tous les jours sont protectrices) ; l’homme de tous les jours, par opposition au suicidé (nombre de K au Rorschach, k A p 0 au Szondi),tient pour négligeable la question de son statut narcissique en tant que personnage admirable,prestigieux,remarquable…

Cependant, ce qui est significatif dans cette recherche, c’est la mise en évidence d’une constellation de signes. Il n’existe pas un signe unique « prédictif » du suicide.

Les suicidés seraient des sujets paroxysmaux (C pure couplée avec un grand nombre de K, des réponses « lien » … dans le Rorschach, la réaction factorielle e 0 dans une structure changeante, la forme d’existence épileptoïde augmentée … dans le Szondi).

C’est cette étincelle paroxysmale qui mettrait le feu aux poudres.

Aussi, ces sujets présenteraient une défense fragile,au niveau du Moi, contre une irruption pulsionnelle forte (contenus renvoyant à un manque d’élaboration symbolique au Rorschach, forme d’existence « Triebhaftig », Sch A 0 instable dans le Szondi).

Enfin, certains préjugés devraient tomber. Le suicidé se pose comme un penseur (K de flexion, réponses « têtes » dans le Rorschach, index d’acting faible, ambivalences … dans le Szondi). Peut-être devrions-nous restaurer la conception antique. Il est intéressant de constater que dans l’Antiquité, le suicide a toujours été mis en rapport avec la pensée. Par ailleurs, HIPPOCRATE a signalé l’étroite relation entre la mélancolie et l’épilepsie,dans l’unité du tempérament bilieux.L’évolution des thérapeutiques modernes devrait d’ailleurs inviter à de semblables rapprochements puisqu’il est bien connu que la convulsivothérapie-l’électrochoc- et les thymanaleptiques -les antidépresseurs- ont des vertus épileptogènes certaines.De là à penser que l’épilepsie guérit de la mélancolie,il n’y a qu’un pas qu’on peut franchir sans grand risque même si on ne sait pas encore très bien quel Rubicon on franchit de la sorte.

Un commentaire, ajouté tardivement à Epidem, VI, 8, 31, fait ressortir le lien étroit qui existe entre la mélancolie et l’épilepsie, et affirme en fait que la seule différence entre les deux, alors que la maladie est la même, est qu’elle s’attaque au corps dans l’épilepsie et à l’esprit dans la mélancolie (R. KLIBANSKY, E PANOFSKY et F. SAXL, 1979).

Une image qui devrait s’imposer à nous lorsqu’on aborde ce sujet est la gravure MELENCOLIA de DURER. Peut-être devrions-nous nous rappeler le motif de la joue qui repose sur une main et qui fait partie d’une tradition picturale plusieurs fois millénaire.

« La signification première de ce très ancien motif, qui apparaît même dans les cortèges funèbres sur les sarcophages égyptiens, est le chagrin. Mais ce peut être aussi la fatigue ou la pensée créatrice. Il représente non seulement la douleur de Saint-Jean au pied de la croix et l’affliction de l' »anima tristis » dont parle le psalmiste, mais aussi le pesant sommeil des apôtres au Mont des Oliviers, ou le moine rêvant dans les illustrations du pèlerinage de la vie humaine, la pensée qui se concentre chez l’homme d’état, la contemplation prophétique des poètes, des philosophes, des évangélistes et des pères de l’église, ou même le repos de Dieu le Père au septième jour. Rien d’étonnant si pareil geste est venu à l’esprit de l’artiste quand il a été question de représenter une configuration où se composait de façon à peu près unique, la triade chagrin, fatigue et méditation, c’est-à-dire quand il a fallu représenter Saturne et Le suicide comme destin

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