Du langage à la langue : Réflexions autour d’un fait clinique par Manuel Dos Santos Jorge *

Psychanalyste, psychothérapeute au centre Françoise Minkowska, équipe lusophone.

In : ETUDES PSYCHO THERAPIQUES n°54 , No 4 .14ème année décembre 1983

RESUME

Si pour tout humain dans son expérientiel d’existence, le sujet est divisé entre d’une part le sériel itératif et globalisant des identifications, et d’autre part le matriciel fondateur de tout positionnement d’acte à l’oeuvre dans la parole, il convient aussi de se questionner sur ce qu’il y a peut être de spécifique à l’être en situation du migrant. Car c’est dans l’apparaître phénoménal que tout pointage de différence advient à l’émergence.

Dans le cas clinique exposé, nous voyons le sujet en cause aux prises de débordements dans sa justication d’être, dans ce surplus de vérité, opérant circulaire au reflet de l’autre ; paré de la sorte, il se retranche devant le dérélictoire du même. Ainsi, le dire le plus engageant pour le sujet, autour du couple amour haine, est agencé dans la langue étrangère ; les mots dans la langue maternelle viennent à faire défaut.

Voilà donc compromis le dépassement des contradictoires dans l’ouvert, l’avènement d’un nouveau pas inscrit en l’être du devenir authentique.

LE PROPOS : UN FAIT CLINIQUE

Travaillant comme psychothérapeute dans l’équipe pédo psychiatrique de langue portugaise du centre Françoise Minkowska, j’ai été sollicité par ma collègue psychologue à rencontrer la mère d’un enfant qu’elle recevait en psychothérapie, car cette mère voulait parler à quelqu’un de « ses problèmes personnels ».

Les plaintes :

Tout d’abord, elle se plaint de son fils aîné. A l’instar de son deuxième fils (3 ans), il lui cause les plus vifs soucis : comportement agressif, difficulté à parler (articulation) nettement même à son âge (6 ans), crise d’asthme, refus de manger, jalousie envers son jeune frère. Ensuite, au cours de la demi douzaine de séances qui suivirent, tout en réitérant les charges contre son fils, Mme F… a fait part de, quelques éléments de son histoire et de bribes de son vécu. Venue en France il y a treize ans (à l’âge de 19 ans), amenée par son cousin, à la recherche d’un travail rémunérateur (femme de ménage), elle laisse au village (centre du Portugal) sa mère veuve, criblée de dettes héritées de son insouciant mari (presque bohémien, dira de son père notre patiente) et ses deux jeunes frères et une soeur cadette. Elle veut aider sa mère à acquitter les dettes du père. Elle se marie en 1977 avec un compatriote, en France, mais le jeune ménage, qui s’installe d’abord (trois mois) dans sa belle famille, puis dans un studio, tourne mal à cause des démêlés avec la belle mère. Son mari aurait été toujours « fourré dans le giron de sa mère ». Les choses se sont envenimées à tel point que les deux femmes en sont venues aux mains ; pendant la bagarre, sa belle mère a piétiné inopinément le fils aîné de notre patiente, alors bébé de 15 mois… L’enfant a eu une hémorragie rectale suivie d’hospitalisations. Et une plainte a été déposée à la police.

Après cet incident, le ménage a coupé définitivement avec sa belle famille. Et la bonne entente du couple a pu démarrer, selon Mme F…

Mme F… se plaint actuellement de palpitations utérines et de frigidité qu’elle attribue à des complications après l’anesthésie de sa seconde césarienne (ses deux enfants étant nés de cette façon). Mais cela n’a pas l’air de la gêner directement outre mesure… elle s’y serait accommodée. Par contre, ce qui lui semble poser problème, c’est, outre le « cas » de son fils aîné, le rapport avec ses enfants (envie de les battre … ) et avec son mari qu’elle tient comme peu intervenant par rapport aux enfants et aux affaires du couple ; le cadre actuel des symptômes : peur d’être accostée par des gitans, sécheresse des yeux et fatigue le soir, paralysies faciales intermittentes, douleurs au palais sporadiques (exemple : lors d’une invitation à se rendre chez des amis pour manger) et surtout une espèce d’aphasie sélective à l’usage de la langue portugaise, quand il s’agit de dispute, et d’appeler à la rescousse des expressions infamantes et des gros mots. Ce qui, par contre, en français lui est fort aisé.

Le questionnement :

C’est cette dernière confidence de la patiente qui m’a interloqué tout spécialement, à savoir : « l’impossibilité tout à coup de donner réplique à l’autre dans sa langue maternelle ». S’agit il de « Fading » du sujet par rapport à tout discours, aphanisis de son être aux stigmates de différence le sexe ou « Spaltung » (clivage du moi) aux prises d’une étrangeté (Unheimcliche) intérieur et extérieur (Innenwelt, Umwelt), potentialisé par le situationnel présent : être irrémédiablement jeté dans le champ de l’autre ; cela aux prises de la césure de être là (Dasein) ballotté par deux mondes sonores disparates, assigné aux exigences de deux codes de signes non homologues ? S’agit il de passer à la trappe de la défaillance de l’autre en raison de la consistance itérative du lien, topos de tout dialogue possible, rendu ainsi à l’embarras ex sistentiel ?

VARIATIONS

Mon propos n’est pas de dégager une analyse de cas, au sens usuel du terme, mais un essai de réflexion analytique et phénoménologique sur l’être là du migrant selon les questions qu’évoque notre petite histoire.

Comme tout « parlêtre » (Lacan), le migrant est en devenir par et dans le langage : le « desêtre de la langue » advient au langage dans la matrice du « corpus linguae » le corpslangue, enchevêtrement d’organes, instrument de jeu et de jouissance au souffle vital élagueur de frontières aux abords de l’autre monde de la signifiance, à l’accroc du symbolique. Le pays quitté y passe en contrebande aux traces chaudes de couleur de la langue maternelle (Muttersprache) : langue des origines aux confins du représentable, « Ursprache », langue originelle ou fondamentale qui n’est point de langue qu’instance de fondation. Si le langage se tient dans l’agencement formel de principes axiomes et postulats de règles décisionnelles formant une structure consistante soutenant le matriciel créatif aux apports des matériaux, phonématique, sémique et syntaxique, se constitue le « corpus » « scripta viventia », la langue : phoenix se nourrissant de sa mort, vivant qui gagne et perd au forçage de la grammaire dans la production de la poïésis fonction poétique ordonnancement du monde signifiant (Sinnenwelt).

L’être là du migrant se trouve de la sorte capté doublement dans la sphère de l’autre. Evidemment dans le « Autre » (Sinnegegeber,

Husserl), comme il sied à chaque être parlant. Mais il est aux prises de l’autre de l’imaginaire « alter ego » identificatoire comme tout un chacun ; par contre, il bute sur l’aporie non transactionnelle de l’autre comme double ouvrant le champ de reconnaissance comme un semblable : cet autre se retranche. Car il est citoyen… il est chez lui. C’est ce que notre patiente exprime par le fait de n’avoir aucune difficulté à répliquer en français situation paradoxale, chute abrupte, déréliction dans le tout autre, l’étrange disparate sans médiatisation possible au repérage de soi (Verfallen) dans le retour du même. Manière somme toute économique (dans cette première transaction) d’éluder le travail du deuil du paradis archaïque, du pays du rêve le nôtre « qui sent si bon de si loin »… le moi narcissique qui ne finit point de flétrir. Dans ce « roman des origines » se greffe la complainte nostalgique « saudade » aux accents élégiaques sous le ton vindicatif d’exaltation, sans modulation ni terminus possible.

Il s’agit là de la dialectique identificatoire propre à tout homme, thématisée de façon exemplaire par Hegel dans la figure du maître esclave. Relation sans médiatisation tierce dans le forclos de l’actuel. Reconnaissance indéniable de l’autre par l’autre du même, dépassement compromis (Aufhebung) pour 1 1 ouvert en histoire (Geschichte), « in fieri » à l’oeuvre de l’humain : la troisième vitesse grince. Ce moment du processus fait impasse pour le migrant. En effet, n’étant pas admis de plein droit de l’exercice propre de la langue du pays d’accueil, car il fait bord au conforme de l’usage et de la grammaire (exemple : l’accent, le maniement défectueux de la syntaxe), il tombe dans la position de l’esclave sans alternative à l’avènement de reconnaissance par l’autre comme un semblable et sans possibilité de renversement des rôles puisque l’autre l’a identifié en tant que rempart à soi, garde barrière à l’horreur de l’inconnu et restituteur ontique assignant la ristourne. Le compromis à cet affrontement de l’être là du migrant (Hegel dirait de la conscience (de) est traduit dans la pratique sociale courante : le migrant (s)’est relégué aux tâches subalternes, au niveau du rapport de production de biens. Et situé en marge du commerce culturel de la cité (indice de l’humain) pour sauvegarder sa prétendue spécificité conforte la suffisance de l’autre ; il devient déréliction de soi, descendant les marches de la prétention à être, aux limbes du corps propre, comme ultime réduit d’une aperception de soi : ostensoir à l’autre d’un faisceau symptomatique (psychosomatique) bizarre, rebelle à toute taxiconomie psy. classique. Il est scandale au regard de l’autre, défi prométhéique à tout pouvoir épistémo iatrique.

Ces mécanismes essentiellement spéculaires, soutenus toutefois de l’ordre symbolique, en quête de se « faire corps » (Leib), au prix d’inscription à l’approche du réel, est somme toute un processus universel.

Alors, on pourait se demander : où est elle, la spécificité au fait du migrant… s’il y en a une ?

Sans prétendre à réponse conséquente et définitive, on peut tout de même avancer que s’il n’y a pas de spécificité « stricto sensu » concernant, par exemple, les grandes lignes de la psychonosographie classique, il semble, à l’expérience, que le migrant, par son vécu propre, témoigne d’une singularité ek sistentielle unique. Manifeste dans un complexe syndromatique hyperbolisé, dramaturgie du sens (le corps langage), défi conjuratoire au désir de l’autre dans la relation, exorcisme contre le revenant du même, pour mieux se laisser choir de l’appel vain au symposium de l’autre. Au niveau de la praxis quotidienne, on pourrait dire que le heur du migrant se tient dans l’instance « du plus de vérité », mais non opérationnelle, car il est dans l’ouvert le pathos , le réceptif presque au premier degré de l’intériorité nébuleuse, contre l’horizon de l’autre à l’affaire poiétikos , dans l’Agora où se tisse le destin de la cité, au radieux dehors. Cette opposition est réitérée par le dit du Choriphée (Fun de l’autre et l’autre du même), à la trêve impossible.

Et la langue, et les langues, et le corps « habité », là dedans ? Même si elles font carambolage au rappel des signifiants (Vorstellung) pour le sujet ; le démantèlement d’évocation a mission de faire émergence de la « lettre » (selon S. Leclaire) et rendre le parlant à la place de sujet, au renvoi de silencieux respect à l’oeuvre dans l’écoute efficace.

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