Elikia M’Bokolo : « L’Afrique et nous »

Extrait du Nouvel Observateur, 28 juillet-3 août 2005, pp. 54-57

Le chercheur franco-zaïrois raconte son combat pour inscrire le continent noir dans une histoire longue et pourquoi notre regard sur ses cultures doit changer.

Cette troisième rencontre avec l’un des maîtres des civilisations africaines poursuit la série d’été des Débats de l’Obs. Pendant six semaines,nous interrogeons des chercheurs qui ont consacré leur vie à une grande culture. Avec « Un maître, une civilisation », « le Nouvel Observateur » explore cinq continents en compagnie de Philippe Descola (l’Amazonie), Augustin Berque (le Japon), François Cheng (la Chine), Barbara Glowczewski (l’Australie des Aborigènes) et Charles Malamoud (l’Inde) pour comprendre ce que ces mondes nous apportent aujourd’hui.

Je ne me considère pas comme un africaniste, mais comme un historien du continent africain à qui il arrive d’étudier cet objet historique qu’est justement l’africanisme. Né à Kinshasa, le continent africain, où j’ai grandi jusqu’à mon adolescence, a façonné mon identité personnelle et une partie de mon être. Un grand nombre de questionnements qui me sont propres ont sans doute leur origine dans mon enfance congolaise. L’intérêt particulier que je porte plutôt à l’histoire des sociétés africaines qu’aux recherches ethnographiques vient du fait que ce dont parlaient les ethnologues m’apparaissait comme du folklore. L’approche ethnologique me semblait limitée, parcellaire, impuissante à connecter des phénomènes et dynamiques plus amples qu’il fallait examiner dans des durées qui leur donnent un sens.

A l’Ecole normale de la rue d’Ulm, j’ai reçu une formation littéraire classique. Très vite, des merveilleux maîtres comme Jacques Le Goff m’ont fait découvrir l’histoire comme discipline de recherche. L’approche sociologique d’un Georges Balandier et sa vision dynamique des sociétés africaines ont été également très importantes. Quand j’obtins l’agrégation d’histoire en 1971, le regard dominant sur l’Afrique portait sur les questions nationalistes liées à l’indépendance, à la décolonisation et à l’anthropologie. Le choix à l’époque de penser une histoire qui remonterait bien avant la colonisation relevait du défi ou de l’aventure. Il s’agissait d’inventer une histoire des civilisations africaines très anciennes qui ne soit pas trop influencée par les questions politiques du moment, ni trop narrative. À l’opposé de l’histoire-récit, j’ai choisi l’histoire-problème. Cette dernière permettait, même quand il y avait des trous énormes de connaissances en raison de la rareté des documents et des sources, d’éviter les écueils de l’histoire coloniale et de l’histoire instrumentalisée par les nations africaines naissantes. J’ai été très tôt méfiant à l’égard de toute histoire nationaliste. Dans mon enfance, j’avais appris qu’avec le royaume du Kongo mon pays avait une histoire très ancienne. Puis au moment de l’indépendance survinrent des fractures très importantes dans le processus d’émancipation, notamment en raison de l’assassinat de Lumumba et de l’arrivée des militaires au pouvoir. A peine six ans après l’indépendance, on voyait s’imposer une histoire nationaliste en rupture, certes, avec l’histoire coloniale mais aussi avec celle du premier mouvement d’émancipation. J’assistais, impuissant, à la confiscation de l’histoire nationale par la génération Mobutu. Du coup, je me suis senti en marge et ai porté mon attention sur des périodes plus anciennes, en attendant que le ciel politique se dégage pour aborder l’histoire du XXe siècle. D’où mon chon d’étudier la longue durée africaine.

Avant l’intégration brutale de l’Afrique dans les grands flux du négoce mondial, trois zones et axes majeurs ont développé de grands Etats africains : l’Afrique des hautes terres, de l’Abyssinie aux Grands Lacs ; l’Afrique soudanaise, du Cap-Vert aux pays tchadiens ; les savanes du Sud, du Congo au Mozambique. L’approche historique en longue durée permettait de répondre à la question historique centrale : qu’est-ce qui relève de ruptures successives ? Qu’est-ce qui relève de permanences très anciennes ? C’est ainsi que j’ai travaillé sur les phénomènes de formation étatique du continent africain. L’Etat n’a pas été la forme dominante du politique en Afrique, mais il a une histoire et une géographie qui ne correspond pas à la minigéographie des ethnologues. L’Abyssinie a une histoire étatique bimillénaire. L’Afrique soudanaise également. Jusqu’à la fin du XVe siècle, l’Afrique a participé activement aux grandes économies-monde qui structuraient les relations entre les pays, ceux de la Méditerranée et de l’océan Indien.

Tout change à partir du XVe siècle avec l’ouverture de l’océan Atlantique, dont l’une des conséquences fut le développement de la traite des esclaves sur une échelle jusqu’alors inconnue. Grâce aux lunettes de la longue durée, et de la macrogéographie, on découvre que de nombreux pays africains ont pu se dispenser d’Etat tout en créant des empires. Plutôt que d’adopter la forme de l’Etat territorial, ces pays ont choisi des formes impériales d’intégration politique très larges, avec des frontières très mouvantes. Cités, villages, chefferies, tribus, unités politiques et culturelles très différenciées coexistaient ainsi dans un système très compliqué d’alliances, d’autonomie et d’acceptation politique d’appartenance à un vaste ensemble. Ces structures politiques très particulières sont l’une des grandes originalités des civilisations africaines. L’Afrique des Etats actuels n’est pas du tout en continuité avec cette Afrique ancienne. L’Afrique de l’indépendance s’est moulée dans la forme de l’Etat territorial colonial. Par exemple, de la fin du XVIIe à celle du XIXe, le royaume achanti a su créer dans un espace très grand, qui recouvre le Ghana et des parties importantes de la Côte d’Ivoire et du Togo actuels, un type d’organisation politique très sophistiquée. Autour du centre de Kumasi (aujourd’hui au Ghana), il y avait un premier cercle soumis à l’administration directe du souverain. Puis un deuxième cercle placé sous une tutelle indirecte. Enfin, des territoires périphériques plus ou moins soumis à une allégeance au centre. Ces territoires sont ceux où se sont constitués les groupes ethniques. Au moment de l’indépendance, de vives rivalités de frontières entre le Ghana et la Côte d’Ivoire témoignaient de cette longue mémoire du royaume achanti.

Avant d’être un continent convoité, l’Afrique a été un continent ouvert. Etudiant à Paris, mes professeurs français me lançaient comme un défi : « Votre problème à vous, Africains, c’est que les autres sont venus chez vous, mais que vous n’êtes jamais allés chez les autres. » C’est archifaux. Ce continent a toujours été ouvert au monde. L’Afrique a toujours exporté vers la Méditerranée et l’océan Indien des biens aussi variés que les épices, l’ivoire et l’or. Le mythe des mines du roi Salomon fut l’une des principales justifications qui poussèrent les Européens vers les côtes africaines. La première traite d’esclaves organisée par les Arabes a dispersé des millions d’Africains du Moyen-Orient à l’Inde. En Inde, la bravoure des esclaves noirs valut à certains d’entre eux, à partir du XIIIe siècle, des positions politiques éminentes dans plusieurs régions. Avant la découverte de l’Amérique, le golfe de Guinée a été un espace de circulation très intense depuis des temps très anciens. Continent ouvert sur le monde extérieur, mais également ouvert sur l’intérieur, l’Afrique a connu sur son territoire d’impressionnantes migrations humaines dont témoigne une réelle effervescence démographique. C’est à travers le récit de ces migrations qu’on peut lire l’histoire de l’Afrique et s’affranchir du réductionnisme ethnographique.

Depuis l’Antiquité, l’esclavage est commun à de multiples sociétés. La traite est, elle, tragiquement spécifique à l’Afrique. Elle se met en place dans le contexte de l’islam à partir du VIIIe siècle. La traite européenne se greffera sur cette traite arabe sept siècles plus tard. Il serait cependant imprudent de réduire l’ensemble des dynamiques des sociétés africaines à la seule problématique des traites négrières. Les sociétés africaines ne sont pas restées passives, en position de victimes, par rapport à ces chocs venus de l’extérieur. Le catalogue précis de toutes les formes de résistances, ripostes, rébellions en Afrique à la traite négrière est impressionnant, même s’il reste à dresser rigoureusement. On voit des révoltes commencer en Afrique et se prolonger dans le Nouveau Monde. Les armes religieuses n’ont pas été les moins utilisées. Ainsi les Africains se sont servis des messages égalitaires de l’islam ou du christianisme pour combattre l’idéologie violemment inégalitaire de l’esclavage. Aujourd’hui, dans le débat très français sur la traite et sa réparation, on occulte le fait que les Africains ont combattu le système et résisté. On les enferme dans une histoire misérabiliste dont ils auraient été les « acteurs » passifs.

Les identités africaines sont complexes. A cet égard, l’ethnie, l’ethnicité ou l’ethnisme apparaissent comme des catégories trop réductrices. Enfermer les Africains dans un carcan ethnique est le pire service qu’on peut leur rendre. Les ethnies ne sont pas des essences, mais des processus. Affirmer « je suis peul ou bambara » aujourd’hui n’aura pas le même sens dans dix ans. Il n’y a pas de destin ethnique. Mais l’ethnisme, dans sa forme raciste, a provoqué nombre de drames et de génocides. Il existe aujourd’hui des réseaux de groupes qui se réfèrent à la religion ou à d’autres types d’appartenance et qui échappent au cadre ethnique. Le pseudo-concept monstrueux d' »ivoirité », qui vient d’être inventé, est une sorte d’ethnisme national instrumentalisé politiquement. On choisit de définir les gens par exclusion plutôt que par intégration. Houphouët-Boigny, « le Vieux », avait réussi à construire une Côte d’Ivoire très cosmopolite, sans imaginer que son pays pourrait retomber dans le piège d’un retour aux identités exclusives. L’identité doit être une ouverture, surtout pas une fermeture. On est ceci aujourd’hui et peut-être cela demain. L’identité est un processus. J’aime appliquer la formule de Renan sur les nations aux ethnies. « Les nations naissent et meurent », écrivait-il. Il en est de même pour les ethnies. Les derniers gardiens du temple ethnique sont les ethnologues et… les collectionneurs d’art africain. Les Peuls sont des éleveurs. Cette spécialité est constitutive de leur identité. D’autres sont des commerçants itinérants, hier animistes et aujourd’hui musulmans. Ce sont les Dioulas. D’autres parlent la même langue que les Dioulas mais ne sont pas des gens du voyage. Ils sont agriculteurs et païens : ce sont les Bambaras. Il y a également des peuples très proches des Bambaras qui vivent sur les rives du fleuve Niger mais qui sont des pêcheurs. Ce sont les Bossos. Il y a mille dynamiques qui font que l’on n’est pas, par exemple, bambara à perpétuité. Tout bouge, tout change. Ce sont souvent sur les zones frontalières que se construisent les identités mixtes. Cette complexité africaine donne aux individus des possibilités fantastiques qui leur permettent un drôle de cache-cache identitaire […].

A partir de quand notre métier d’historien de l’Afrique est-il possible ? Une chronologie trop longue nous renvoie à une histoire de l’humanité, pas à celle du continent africain. De plus, l’absence d’écriture rend difficile de remonter à des époques très anciennes, même si les sources anthropologiques et archéologiques sont toujours aussi précieuses. Pour beaucoup d’historiens, la coupure du XVe siècle, au moment où les Portugais arrivent, est la date de référence. Elle est utile, mais historiquement arbitraire. Le dossier le plus polémique concerne celui du rapport de l’Egypte et du continent africain. Il y a une détestable tendance à vouloir racialiser cette question historique. Les Egyptiens étaient-ils noirs ? C’est vraiment une question du XIXe siècle. Il y a aussi le cas de l’Ethiopie, qui historiquement apparaît comme une île à l’intérieur du continent africain. Son africanité est attestée par la construction à Aksoum au IVe siècle d’un Etat chrétien qui a toujours entretenu des relations privilégiées avec les Etats païens africains. L’Ethiopie s’est toujours dirigée, selon les époques, vers l’Egypte, le Moyen-Orient ou l’Afrique de l’intérieur. En Afrique, au contraire de l’Europe, il n’y a pas de césures historiques incontestables.

La colonisation n’aura en fait duré qu’un siècle, de 1860 à 1960. Mais tout au long du XXe siècle, trois histoires de l’Afrique se superposent et s’entrecroisent : l’Afrique dominée, l’Afrique renaissante et l’Afrique nouvelle. Le processus colonial a certes été très violent et autoritaire, mais dans certains pays il a pu se greffer sur des Etats africains impériaux et autocratiques apparus à la fin du XVIIIe siècle. La colonisation s’est appuyée sur des formes intérieures et antérieures d’autoritarisme africain souvent occultées. Mais l’Afrique, colonisée va également de pair avec le mouvement de la renaissance africaine – que l’on appelle aujourd’hui l’afrocentrisme -, qui a préparé l’indépendance. A partir de 1960, la géographie change, les frontières se stabilisent, le phénomène urbain apparaît, le boom démographique également. La génération des grands leaders de l’indépendance, Jomo Kenyatta, Kwame Nkrumah, Léopold Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny, a été une génération fantastique. Ils sont nés au début du XXe siècle et incarnaient physiquement et idéologiquement la capacité qu’ont eue les sociétés africaines de surmonter la colonisation. Le Ghanéen Nkrumah est à mes yeux le plus grand car il avait une vision de l’Histoire. Il a su garder l’héritage du royaume achanti et renouer avec ce passé de pluralisme, de tolérance du centre vis-à-vis de la périphérie, d’équilibres régionaux et de civilité. Le Ghana est certes une société stratifiée mais a su conserver des règles de civilité qui lui permettent de battre des records de stabilité politique et de créativité culturelle.

Je suis toujours émerveillé par l’énergie africaine. Vus d’Europe, les processus de transformation peuvent apparaître comme lents et chaotiques, mais ils s’inscrivent dans la durée et permettent aux Africains de changer tout en restant eux-mêmes. Les Africains n’ont pas peur des autres. Ils ont bien accueilli l’islam et le christianisme. Prenons le cas des périodes qui ont suivi de terribles conflits ou des guerres civiles. Les Africains ont une capacité étonnante à recoudre le tissu social. Les gens n’oublient pas les drames mais les intègrent dans un temps différent. La tragédie de la guerre du Biafra dans les années 1960 au Nigeria a été cicatrisée relativement vite. Dans deux générations, la tragédie rwandaise sera probablement dépassée. C’est ce qui permet de garder un certain optimisme sur l’avenir.

Je suis un homme d’écriture, mais je viens d’une société où l’histoire se raconte, où la tradition orale reste très vivante. C’est sans doute pourquoi j’ai eu besoin de réaliser une histoire sonore de l’Afrique. Ce fut une aventure extraordinaire et surtout une occasion de rendre la parole aux Africains en racontant leur histoire. Les émissions de « Mémoire d’un continent » sur RFI, dont je suis le producteur, poursuivent cette entreprise. J’ai été heureux d’apprendre qu’elles ont pu déclencher chez certains auditeurs en Afrique des vocations d’historiens. L’histoire peut aider à construire le présent, mais passe toujours par un combat contre soi et les siens.

Propos recueillis par Gilles Anquetil

Pages réalisées par FRANÇOIS ARMANET et GILLES ANQUETIL

Né à Kinshasa (Léopoldville) en 1944, Elikia M’Bokolo, historien, est directeur d’études à l’EHESS et directeur du Centre d’Etudes africaines. Il est producteur de « Mémoire d’un continent » sur RFI et l’auteur d' »Afrique, une histoire sonore » (7 CD, INA/RFI). Il a publié de nombreux ouvrages dont « Afrique noire : histoire et civilisations » (2 vol., Hatier), « l’Afrique au XXe siècle : le continent convoité » (Seuil) et, avec Jean-Loup Amselle, « Au cœur de l’ethnie » (La Découverte).

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