In : www.psychologue.fr
« Ecartelé entre deux terres, deux langues, deux identités, l’exilé est exposé plus que quiconque à la différence : comme Ulysse, il doit suivre son chemin pour constituer cette « unité originale » qui fait de chacun de nous un « sujet de désir » et de parole ».
L’exil est une expérience, qui peut être pour beaucoup traumatisante et qui est, par-là même, lourde de conséquences au niveau de la construction ou de la reconstruction identitaire. C’est sur ce thème que nous avons décidé de réfléchir.
Nous avons fait le choix de travailler en cette année de fin d’études, sur la clinique de l’exil et la prob1ématique interculturelle pour deux raisons.
Il s’agit tout d’abord, d’un phénomène important que chaque clinicien, tout au long de sa carrière professionnelle rencontre, quelle que soit l’institution où il travaille : en effet, non seulement les phénomènes migratoires sont d’actualités et nécessitent ainsi que les praticiens soient au fait de ce qui se joue au niveau psychique, mais la question de 1’altérité, de la rencontre de l’autre au travers sa différence est aussi au coeur de la prob1ématique interculturelle, et de la pratique clinique, notamment au cours du travail analytique. Car il s’agit bien, lors de ce périple, d’aller à la rencontre de l’étranger qui sommeille en chacun de nous.
L’autre raison qui nous a poussé à nous intéresser à la psychologie interculturelle relève de notre propre expérience. En effet, il est clair que ce choix n’est pas anodin et qu’il est ainsi dirigé par un désir personnel de compréhension, celui-ci étant au départ loin d’être conscient. Réf1échir sur ce que signifie I’appartenance à une double culture, notamment lorsque l’on essaie de négocier avec des deux références culturelles nous semblait intéressant dans la mesure où, dans notre histoire personnelle, une partie de notre double culture a comp1ètement été occultée. Ce travail s’assimile peut-être à une tentative de compréhension, voire de réparation.
Dans le cadre du DESS, nous avons effectué un stage au sein d’une association. Métabole, qui dépend de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Cette structure a suscité chez nous un vif intérêt concernant 1’identité culturelle puisqu’elle accueille une population adolescente, de 16 à 21 ans, et placée à l’ASE. L’association propose à ces jeunes un accompagnement, comprenant une allocation, un mode d’hébergement et un suivi psychosocial avec un psychologue. Lors de ce stage, nous avons été amenés à dresser un double constat.
Dans un premier temps, nous nous sommes aperçus que beaucoup des adolescents qui composaient la population étaient issus d’une double culture. De plus, outre les prob1èmes familiaux, ils présentaient pour la plupart des difficultés d’insertion sociale et professionnelle.
Des interrogations sont ainsi nées : les disparités culturelles sont-elles à 1’origine des difficultés d’insertion ? Mais aussi : comment se construit au moment de l’adolescence 1’identité d’un sujet qui a une double référence culturelle ?
Dans un deuxième temps, nous avons constaté que l’association comptait beaucoup plus de filles que de garçons. Ont-elles plus de difficultés ou sollicitent-elles plus facilement les structures d’aide ?
Mais quelle que soit la raison pour laquelle les adolescentes sont plus nombreuses dans cette association, il n’en reste pas moins qu’elles ont pour la plupart de grandes difficultés à s’insérer socialement et professionnellement.
Un ensemble de questions s’est donc imposé à nous :
Comment une adolescente maghrébine, issue d’une famille pratiquante, peut-elle choisir entre ces deux modèles ? En a-t-elle le droit ? Peut-elle s’identifier aux deux modèles à la fois ?
Dans le système arabo-musulman, comme dans la plupart des systèmes culturels, si les hommes sont agents de la culture, les femmes sont les garantes des valeurs les plus centrales. La fonction symbolique féminine est ainsi fortement privi1égiée. Lorsque les femmes de migrants arrivent en France, elles se sentent insécurisées par les coutumes et les moeurs françaises, qui, bien que séduisantes, constituent une menace pour leur identité. Pour se protéger, elles ont tendance à se replier sur les valeurs traditionnelles de leur communauté – soumission, fidé1ité, pureté -. Elles y sont implicitement encouragées par les hommes qui n’ont pas envie de les voir s’émanciper et s’efforcent, en les maintenant « étrangères », de préserver le statu quo. Un nombre important de ces femmes reste illettré, n’apprend pas le français, ne sortent pas sans être accompagnées.
Quelle est la conséquence de cette attitude sur 1’éducation des enfants ?
La mère autorise à ses fils l’accès à l’instruction, la liberté de ses mouvements et de ses fréquentations. Pour ses filles, il en est tout autrement. Comment la mère non libérée pourrait-elle libérer sa fille ? Comment peut-elle encourager des valeurs auxquelles elle ne s’est pas identifiée elle-même ? Tant qu’elle est une enfant, la fillette reste fortement dépendante de ses parents sur le plan de ses investissements objectaux et très identifiée à ses premiers modèles. Il s’ensuit que l’école française, lui impose des repères différents qui deviennent conflictuels. Le « code scolaire » véhicule plus que la connaissance instrumentale. Il est chargé, symboliquement, des significations culturelles qu’il faut pouvoir manier si l’on veut s’adapter à la société d’accueil. A I’école, lieu de rencontre et d’ouverture aux valeurs laïques et démocratiques de la société française, la fille découvre la liberté d’expression, l’égalité des sexes, le droit à la promotion sociale par l’instruction.
Mais c’est à l’approche de l’adolescence que les modèles de la culture d’origine et ceux de la culture d’accueil peuvent provoquer, chez certaines filles musulmanes confrontées à des identifications contradictoires, un désarroi, parfois même un conflit qui leur rendra difficile le passage de ce fameux « pot au noir » si bien décrit par D. W. WINNICOTT pour rendre compte des turbulences de la crise adolescente.
L’adolescente maghrébine est ainsi confrontée à la nécessité de choisir son modè1e identificatoire : la femme occidentale ou la femme maghrébine. Or, s’identifier à I’un des deux modèles implique un clivage, un renoncement à une partie des valeurs : musulmanes et occidentales. Si ses parents sont encore fortement identifiés à leur culture d’origine, elle est devant un choix impossible. Soit elle reste musulmane et elle conserve 1’amour de ses parents, mais elle doit renoncer à être intégrée à la communauté d’accueil. Ou bien elle adopte le modèle occidental et c’est au risque d’être rejetée et exclue de sa communauté.
Les conflits sont alors à leur paroxysme.
Mais, lorsque c’est l’adolescente elle-même qui fait I’expérience de l’exil, avec toute la violence que cela suppose, cette crise identitaire à l’adolescence se voit encore davantage compliquée.
Après lecture de son dossier, nous avons ainsi, décidé de rencontrer Sonia. Il s’agit d’une adolescente marocaine, élevée par sa grand-mère maternelle au Maroc et qui, à l’âge de dix ans, est exi1ée par sa mère en France. Pendant plusieurs années elle est alors maltraitée tant physiquement que psychiquement, et est ensuite placée en foyer, puis au sein de I’association Métabole.
Notre choix s’est porté sur cette adolescente car son histoire mê1ait à la fois un traumatisme lié à l’exil, et à ce que cela suppose comme conséquences sur la construction identitaire par la suite, mais aussi et un traumatisme lié à la maltraitance.
Au travers de notre intérêt pour l’interculturel et la singularité de ce cas, nous avons voulu comprendre comment la construction identitaire propre à l’adolescence se met en place pour une jeune fille à la double culture, franco-marocaine, pratiquante musulmane, qui a subi et l’exil, et la maltraitance, notre hypothèse étant que d’une part, Sonia risque de présenter des conséquences cliniques de l’exil : soit la mise en place de stratégies identitaires par lesquelles les conflits inhérents à la double culture trouvent leur solution, soit la présence de manifestations cliniques montrant 1’achoppement des réponses identitaires ; et que, d’autre part, son expérience singulière, A savoir les différentes carences et maltraitances, en tant que multiples traumatismes, ont empêché la bonne résolution des conflits inhérents à la double culture, 1’identité mise en place étant déjà peu stable.
Nous nous intéresserons donc, dans un premier temps, à définir et à relier l’adolescence, 1’identité et la culture. Nous mettrons ainsi en lumière 1’importance de l’exil dans la construction identitaire à l’adolescence.
Puis, dans un deuxième temps, nous montrerons, au détour de l’histoire de Sonia, que I’appartenance à une double culture nécessite des aménagements, tant au niveau de la langue que des moeurs et références religieuses, et notamment au moment de l’adolescence période de l’éveil amoureux ; nous soulignerons aussi que cette double appartenance favorise la mise en place de stratégies identitaires afin de répondre à des conflits naissants entre culture d’origine et culture d’accueil. Enfin, ces stratégies ne sont pas toujours opérantes, et il arrive alors que la production de symptômes, comme la somatisation, soit la seule solution pour régler en apparence ces conflits.
Enfin, nous nous intéresserons à l’histoire singulière de cette adolescente, à savoir les multiples traumatismes vécus, carences, maltraitances, placements, et quelles répercussions ils ont pu avoir dans la construction identitaire de cette adolescente qui a déjà la lourde tâche de gérer deux appartenances culturelles disparates.