Entre « sickness » et « illness » : de la socialisation à l’individualisation de la maladie* par ANDRAS ZEMPLÉNI :

ANDRAS ZEMPLÉNI : Directeur de recherche au C.N.R.S., Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative de l’Université de Paris X, 200 Ave. de la République, 92000 Nanterre, France

Abstract

Dans les conceptions biomédicales, psychiatriques, voire psychanalytiques, il n’y a de maladie que de l’individu. La promotion de l’individu producteur est une des fonctions sociales repérables de cet axiome occidental en voie de lente diffusion dans le Tiers Monde et, pour ce qui est de notre propos, en Afrique. Si les sociétés africaines actuelles assimilent les apports techniques de la médecine cosmopolite, elles y opposent encore leurs propres usages sociaux, fort différents et différenciés, de la ‘maladie’. Témoins privilégiés, les diverses conceptions de la récessivité sociale de celle ci : ‘hériter’ d’une ‘maladie’ incomplètement traitée de son père mort ; souffrir d’une affection élective de son lignage dont on devient le support homologué ; présenter les symptômes d’une souillure ou d’une transgression commise par un parent ou par un allié qui sera, à la place du ‘malade’ traité etc…. La rencontre entre l’Occident et l’Afrique achoppe ici sur la notion même de maladie. A vouloir enfermer celle ci dans les limites du corps propre de l’individu, la médecine cosmopolite est bien souvent perçue en Afrique comme une puissante technologie de traitement symptomatique qu’il convient de ‘compléter’ par une démarche traditionnelle de traitement étiologique. Cette vision persistante de la complémentarité entre les soins à l’hôpital et la guérison au village s’effacera t elle, et si oui à quels prix, sous l’effet de l’individualisation de la maladie ?

*Ce travail ayant été rédigé en 1983, nous en avons intégré certains passages dans deux articles écrits depuis lors : (a) Zemp)éni A. Le sens de l’insensé : de l’interprétation .magico religieuse’ des troubles psychiques. Psychiat. Franr. 4, 29 47, 1983. (b) Zempléni A. La ‘maladie’ et ses ’causes’. Introduction. L’Ethnographie (Paris) 81, 96 97 ; (2 3), 13 44, 1985.

Dans les conceptions biomédicale, psychiatrique ou psychanalytique, il n’y a de ‘maladie’ que de l’individu. Force est d’admettre que l’anthropologie médicale commence à peine à relativiser cet axiome médico culturel dominant de l’Occident revêtu des prestiges de la science. Il est implicitement présent dans la plupart des approches théoriques fondées sur les distinctions disease/illness ou ‘maladie du médecin’/’maladie du malade’ [1), distinctions indispensables qui n’ont pourtant guère effacé mais plutôt conforté la conception individualisante de la maladie. Pour n’évoquer que les travaux influents d’A. Kleinman ou de B. Good, les notions de ‘modèle explicatif’ [2] ou de ‘semantic illness network’ [31 sont, pour l’essentiel, des constructions cliniques centrées sur le malade et le praticien, sur l’adaptation du premier et sur l’efficacité du second dans la processus individualisé de la maladie et dans la relation généralement dyadique du processus thérapeutique. Comme le note A. Young au sujet de ces travaux, « disease illness view docs not require writers to give an account of the ways in which social relations shape and distribute sickness » [4].

Mais, en est il autrement des inventeurs de la notion de ‘sickness’, autrement dit des anthropologues qui abordent d’emblée la maladie en tant que fait social ? Résumant J’état actuel de la question, A. Young entend par sickness « a process for socializing disease and illness ». Plus précisément . « the process through which worrisome behavioral signs, particularly ones originating in discase, arc given socially recognizable meanings, Le. they are made into symptoms and socially significant outcomes ». Car, ajoute le même auteur, « every culture has rules for translat. ing signs into symptoins, for linking symptomatologies to etiologies and interventions, and for using the évidence provided by interventions to confirin translations and legitimize outcomes. The path a person follows froin translation to socially significant outcomes constitutes his sickness » [4, p. 270]. Quelles que réserves mineures que l’on puisse formuler au sujet de cette conception notamment des notions de socialisation’ et de ‘traduction’ elle permet assurément de rendre raison de certains déterminants sociaux, politiques ou idéologiques du processus de maladie et degpratiques médicales. De montrer, par exemple, que les étiologies contiennent et véhiculent des axiomes ou des valeurs concernant l’ordre social. Que la ‘maladie de la société’ ne coincide pas toujours avec la ‘maladie du malade’, ni même du médecin. Que les pratiques idéologiques sont indissociables des pratiques médicales. Que celles ci sont à l’occasion productrices de nouvelles relations sociales qui subvertissent l’ordre établi. Que les démarches ‘thérapeutiques’ peuvent jouer un rôle crucial dans des processus sociaux tels que la segmentation des groupes lignagers ou, au contraire, le maintien de la distance sociale entre groupes voisins, le redressement des rapports sociaux structurellement contradictoires des sociétés dites dysharmoniques ou la mise en forme des revendications des catégories sociales minoritaires … Que la guérison du malade et, à plus forte raison, son ‘adaptation est loin d’être la seule finalité observable des pratiques médicales etc.

Mais, outre que ces problèmes ou ces découvertes ne sont pas tout à fait nouveaux pour la plupart, ils ont été préfigurés ou clairement formulés par Rivers, Ackernecht, Hallowell, Evans Pritchard, Turner et d’autres anthropologues ils ne nous éclairent pas sur « la manière dont les relations sociales donnent forme et distribuent la maladie ». Pour reprendre la division proposée par A. Young [4], pas plus que 1 anthropology of illness’ centrée sur l’individu, une lanthropology of sickness’ focalisée autour du social ne nous apprend pas comment l’individuel et le social s’articulent dans les processus de maladie et dans la résolution des épisodes de maladie. Or une des tâches spécifiques et majeures de l’anthropologie médicale contemporaine est précisément la mise en évidence des processus et des mécanismes qui conjuguent l’individuel et le social, les états du corps propre et les états des corps sociaux. C’est dans cette direction que j’aimerais poser ici un jalon.

Comme j’ai cherché à le montrer ailleurs [51, les médecines, au sens large, ne sont des arts de guérison ou de soin des individus qu’en étant, simultanément, des arts d’usages sociaux de leurs maladies. L’approche anthropologique de celles ci nous invite en somme à inverser le sens habituel de nos interrogations : à nous demander non pas comment l’individu se sert des moyens offerts par sa société pour résoudre ses problèmes de santé, mais comment sa société se sert de ses ‘maladies’ pour assurer sa propre reproduction ou pour faire face à ses mutations. A nous demander aussi en quoi et comment l’efficacité ou la productivité sociale des démarches médicales peut conditionner leur choix et leur efficacité proprement thérapeutique. A nous demander enfin et surtout en quoi consistent au juste les usages sociaux de la maladie et comment ils se réalisent dans ou à travers les expériences pathologiques des individus.

La portée et l’intérêt heuristique de cette inversion méthodologique apparaîtra peut être plus clairement à l’examen de quelques propriétés spécifiques de la maladie envisagée comme événement [6]. Événement domestique par excellence, la maladie se caractérise d’abord par sa séléctivité individuelle. De par son ancrage biologique et tout comme la naissance ou la mort elle constitue une catégorie générale d’événements bio sociaux indistribuables, en leur totalité, selon les divisions du champ social : elle est une réalité expérimentée, anticipable et anticipée, par tous les membres de la société. Aussi, son irruption hic et nunc chez un individu et dans un groupe particuliers équivaut elle à une sélection, souvent énigmatique, qui requiert, elle même, une explication particulière et distinctive : « pourquoi Untel ou moi et en ce moment ci ? » Ajoutons à cette reformulation des idées bien connues d’Evans Pritchard que la maladie est pour ainsi dire plus fiable pour sa répétition que les autres phénomènes ‘aléatoires’. En dépit ou plutôt à cause de sa banalité, elle a une valeur séléctive plus élévée que les accidents ou les infortunes collectives comme par exemple les calamités agricoles ou les revers guerriers.

Une autre propriété distinctive des événements maladies graves est leur forte emprise émotionnelle et leur réactivité sociale. En raison de ses effets dissolvants sur l’intégrité de la personne et du groupe,de son emprise incapacitante sur le corps et son enjeu latent : la mort la maladie est une expérience de dépendance vitale qui appelle une action efficace, généralement une intervention des partenaires sociaux proches, puis éloignés, profanes ou spécialistes, du malade. Rien que pour cette raison et toute conception étiologique ou toute considération de soin mises à part elle est, par définition, un événement tout à la fois individuel et social. Vu sous cet angle, l’axiome occidental selon lequel il n’y a de maladie que de l’individu est un non sens anthropologique lourd de sens idéologique.

L’événement maladie se distingue en outre par sa répétitivité individuelle, sa réversibilité et son historicité personnelle et collective conjuquée. A la différence de la naissance et de la mort, elle est un événement récurrent et généralement réversible de la vie de l’individu qui l’inscrit dans la trame narrative de sa patho histoire personnelle au moyen des divers types de connaissances théoriques ou empiriques ‘intersubjectives’, ‘existentielles’, ‘négociées’ [7] qu’il peut mobiliser lorsqu’elle réapparaît. De ses maladies successives, il conserve diverses sortes de mémoriaux ; (1) des mémoriaux corporels : une marque, une mutilation, un organe diminué, une sensation courante qu’il a symptômatisée … ; (2) des mémoriaux objectaux : un médicament, un autel protecteur, un aliment ou une action interdits lors d’un épisode antérieur … ; (3) des mémoriaux proprement sociaux : son appartenance durable à un culte thérapeutique ou à la catégorie des diabétiques … Bien plus que ses ‘modèles explicatifs’ au sens de Kleinman [2] ou ses prototypes’ au sens de Young [4 autant de moyens de constitution de sa patho histoire personnelle ces mémoriaux corporels, objectaux ou sociaux de ses maladies sont généralement homologués par son milieu social auquel ils servent de répères lorsqu’il s’agit de déterminer le sens d’un nouvel épisode, ce qui signifie aussi de l’intégrer dans la patho histoire de son groupe.

L’historicité individuelle de la maladie se soutient de son historicité sociale. Certaines représentations et pratiques médicales traditionnelles ont l’avantage de donner explicitement corps à cette proposition, A lire par exemple P. Bohannan [8] et D. R. Price Williams [9], les Tiv du Nigéria appellent akombo untel tout à la fois un symptôme donné (Pécoulement de sang ou la crise d’épilepsie), l’agent non humain responsable du symptôme en question et les objets rituels attachés à cet agent particulier et nommé. A chaque akombo correspond un cycle de ‘réparation’ rituelle ou, comme il est dit, de ‘redressement de l’affaire’ (kwagshoron), cycle divisé en phases payantes qui peuvent être effectuées séparément et graduellement. Il est fréquent que le malade n’accomplisse pas tout le cycle rituel de son vivant. Aussi le symptôme présenté par un individu donné est il souvent imputé à, ou plutôt considéré comme l’akombo d’un ascendant mort, par exemple du père, qui n’a pas ‘achevé la réparation’ de cet akombo particulier. A son descendant de continuer alors la réparation rituelle de cet agent symptôme dont il a légalement hérité et qu’il partage avec son parent comme s’il s’agissait de la même ‘maladie’ qui n’est assurément pas celle du seul individu. Dans cette société segmentaire bien étudiée, l’axiome de la continuité de la patho histoire de l’individu, de son lignage agnatique et, plus largement, de toute sa communauté locale est, en outre, attesté par les anciennes cérémonies collectives que leurs officiants ne pouvaient adresser aux grands akombo de la terre qu’à la suite de la réparation rituelle complète de tous les akombo lignagers du groupe résidentiel [9]. Autrement dit, et dans la conception et dans la pratique rituelle tiv, la maladie de l’individu est traitée comme une sorte de symptôme présenté par un segment de la société dont le bien être dépend de la résolution rituelle de ce symptôme particulier.

Fréquentes en Afrique et sans doute dans d’autres aires culturelles qui mettent en exergue le principe lignager, de telles conceptions comportent bien souvent l’antique représentation de la récessivité sociale de certaines maladies. Les exemples les plus connus en sont les affections électives attribuées à certaines instances ou esprits qui ne protègent le groupe qu’à la condition d’en investir physiquement un membre à chaque génération. Comme en témoignent, par exemple, les biographies des ndëppkat wolof du Sénégal [ 10] ou les croyances relatives au sàd. Ai des Sénouro de Côte d’Ivoire [l 11, ces affections électives se caractérisent, entre autres, par deux traits. L’élu précédent devant être remplacé à moins de déclencher des cataclysmes dans le lignage, elles sont attendues et préfigurées comme un destin auquel les anciens et les devins donnent parfois le coup de pouce d’un diagnostic préventif concernant un cas sous la main. Les maladies ‘électives’ imposées sous la pression des infortunes collectives sont un des nombreux cas de figure de l’usage social de la maladie. Par ailleurs, les affections en question tendent à s’organiser en patho ypes lignagers [ 12] qui se transmettent d’élu en élu et qui perpétuent tout à la fois le symbolisme spécifique de leur agent supposé et l’expérience pathologique, les symptômes, que celui ci est censé provoquer. Ces deux réalités sont difficilement discernables et, là encore, la maladie de l’individu est d’emblée inscrite dans la patho histoire de son groupe.

On pourrait multiplier ces exemples et reconsidérer ici en détail des cas comme celui des Sénoufo où l’événement maladie en général est conçue comme la réactivation d’un événement antérieur, la fonction du dispositif divinatoire étant de le réinscrire et de le stocker dans la mémoire collective du segment de matrilignage, autrement dit d’alimenter cette mémoire avec ses propres schèmes instances, pathotypes, mémoriaux constitutifs [11, pp. 291 2921. Ou encore, analyser les nombreux cas africains par exemple beti ou evuzok ( 1 3] où la ‘maladie’ est pour ainsi dire scindée entre un individu support tant du symptÔme que du traitement symptomatique et un parent agent d’une souillure ou d’une transgression responsable de cette ‘maladie’ qu’il n’a pas subie mais dont il subira, en cas d’aveu, le traitement étiologique. On voit que la rencontre entre l’Occident et l’Afrique achoppe ici sur la notion même de ‘maladie’.

Considérée comme événement, celle ci se caractérise donc par la combinaison de plusieurs propriétés. Par son interpellants séléctivité individuelle, son caractère de dépendance vitale et sa haute réactivité sociale qui appellent sa maîtrise cognitive et l’action efficace des partenaires sociaux du malade. Par sa répétitivité individuelle et par sa réversibilité fréquente qui la distinguent des autres événements bio sociaux majeurs et qui rendent possible son usage régulier pour étayer, confirmer, légitimer les axiomes, les valeurs ou les énoncés qui servent à l’interpréter ou à conjecturer son issue. Par son historisation individuelle et collective conjuguée qui lui confère, dans maintes sociétés, un sens social diachronique révélateur d’un état de la collectivité, état social auquel les actions ‘therapeutiques’ subséquentes visent à remédier.

Ajoutons à ces traits deux autres propriétés bien connues des anthropologues et qui concernent les rapports que les mentalités traditionnelles établissent entre l’événement maladie et les autres événements. La connexité des catégories de ‘maladie’, de ‘malheur’ ou d’infortune, individuels et collectifs, est un des leitmotiv des monographies notamment africaines. Non pas, bien sûr, que dans les sociétés en question ces catégories soient fusionnées sous l’empire d’on ne sait quelle pensée ‘prélogique’ ou ‘magique’, ni que l’on ne dispose pas de moyens pragmatiques différenciés pour faire face à la maladie, aux accidents, aux revers du climat, du coeur ou de la politique, soit aux divers alés de la vie individuelle ou sociale. Mais, c’est une propriété souvent évoquée mais encore peu explorée de la ‘pensée sauvage’ troublée par l’angoisse que d’enchainer dans la même séquence les événements individuels ou collectifs néfastes les plus disparates. ‘Un malheur n’arrive jamais tout seul’ et ceux qui le suivent ou le précèdent la fracture de mon oncle, l’incendie de notre maison, le tarrissement de nos vaches, ma bronchite aigüe, la fausse couche de ma tante, mon échec commercial ou sentimental . . . tous ces événements peuvent se renvoyer les uns aux autres comme autant d’effets de la même chaîne causale ou comme autant de coups portés à l’intégrité du même corps ou domaine social (141.

En quoi ces propriétés concernent notre question initiale ? On sait que R. Horton [151 a cherché à montrer que la commutabilité des causes ‘magicoreligieuses’ pour le même effet empirique par exemple, une maladie est un des postulats implicites qui opposent ‘la pensée traditionnelle africaine’ à la pensée scientifique. Sans revenir ici sur la critique détaillée de cette proposition [11, pp. 289 290], notons que nous pouvons tout aussi bien l’inverser : la commutabilité des effets une mort, une maladie, un échec ‘technique’, une calamité agricole. .. pour la même cause magico religieuse par exemple la colère des aieux serait alors une propriété corollaire des modes de pensée traditionnels. Tout cela, dans les limites, mai perçues par Horton, que les codages étiologiques traditionnels imposent a priori à la permutation des causes et des effets : n’importe quelle maladie ou autre événement n’est pas imputable à n’importe quel agent. Quoi qu’il en soit, dans les mentalités traditionnelles africaines, les événements collectifs et individuels néfastes sont connexes et concaténables parce qu’inierprétables au moyen des mêmes schèmes et chaînes étiologiques ; c’est un truisme africain : dans l’esprit de mes proches ou des devins, ma bronchite aigüe, les cauchemars de mon oncle, la perte de notre bétail sont des événements conjuguables parce qu’ils sont autant de manifestations possibles des mêmes causes ou agents invisibles. Aussi, la patho histoire de l’individu est elle ipso facto intégrée dans l’histoire événementielle de son groupe. Pour nous, deux conséquences importantes en découlent. La valeur événementielle et donc sociale la ‘gravité’ d’une affection donnée est fonction de son contexte historique et relationnel. Des affections bénignes, telles une blessure ou une douleur rhumatismale, peuvent passer inaperçues ou, au contraires, déclencher de multiples démarches ‘médicales’ si elles sont précédées d’une série de malheurs ou si elles surviennent dans un état de tension qui leur confère la valeur d’un prodrome au sens social du terme. Par ailleurs, la connexité des événements néfastes explique que la maladie mobilise et implique les partenaires sociaux proches du malade pour autant qu’elle réactive chez ceux ci les autres troubles ou malheurs qui les affectent, eux, à titq collectif ou individuel. Il ne suffit en aucun cas de connaître l’état objectif et les idées du seul individu malade pour savoir ce qui est mis en forme dans les diagnostics successifs et ce qui sera donc traité dans les cures. La maladie, son interpretation et son traitement est, dans ces conditions, nécessairement un processus intersubjectif et social qui se soutient d’autres intérêts, désirs et stratégies que ceux du seul individu malade.

Pour revenir à notre question initiale, comment cerner alors ce processus et plus généralement les mécanismes au moyen desquels l’individuel et le social s’articulent dans la maladie et dans les efforts de sa résolution ? Pour certains lecteurs, les hypothèses présentées par la suite [16] peuvent présenter le triple inconvénient d’être nourries, pour partie, de matériaux psychiatriques, de faire appel à des concepts psychanalytiques élémentaires et de concerner au premier chef des sociétés ‘exotiques’ africaines qui, comme on le sait, socialisent fortement la maladie à la différence de maintes sociétés ‘complexes’ qui, comme Young [ 17] l’a noté, l’intériorisent et la désocialisent. Mais, outre que les réponses probablement divergentes à la vaste question posée passeront sans doute par de telles approches partielles, j’espère pouvoir éclairer indirectement quelques causes et implications de l’individualisation et de la désocialisation de la maladie. Mon approche peut, en outre, encourir le reproche évident et justifié de passer sous silence tout ce que l’on considère habituellement comme aspects .empiriques’ ou ‘pragmatiques’ de la médecine. C’est mon propos seul qui justifie ce parti pris.

Les sociétés dont je parle possèdent, commes les autres, des corps de connaissances anatomo physiologiques et des savoir faire pragmatiques qui leur permettent de faire face, tant bien que mal, aux dérèglements de l’organisme humain et notamment aux maux courants et familiers qu’elles se contentent de soigner par des moyens domestiques et d’imputer à leurs causes observables par le sens commun. Une maladie à soigner n’est pas nécessairement le signe d’une affection sociale à guérir. Elle le devient, en règle générale, lorsque sa durée inaccoutumée, sa brusque aggravation ou apparition, son évolution atypique et surtout sa répétition dans le même groupe ou chez le même individu mobilise l’angoisse des autres et fait surgir la question : ‘d’où vient elle ?’ Elle ne vient jamais faut il y insister ?sur un terrain social vierge. C’est, par ailleurs, la patho histoire du groupe restreint d i sons les aléas de son roman social qui détermine le moment où ce trouble ci réactive les expériences des uns et des autres, réveille les malheurs dormants, focalise l’attention autour des mémoriaux, aiguise ou, au contraire, apaise ou redistribue les conflits et les tensions contemporains.

Tout ceci n’a, dans le fond, rien de spécifiquement ‘traditionnel’ ou africain. Ce qui l’est davantage c’est la nature et lesfonctions des référents magico religieux au moyen desquels s’effectue le processus d’interprétation de la plupart des maladies. Qu’est ce, au juste, une interprétation *magico religieuse’ d’un trouble, d’une infortune, d’une maladie ? Comme le déjà cité R. Horton l’a noté [15, pp. 53 62], c’est d’abord une opération intellectuelle comparable à certaines déniarches rationnelles scientifiques pour autant qu’elle consiste à mettre en rapport un fait empirique (la maladie) avec un autre fait empirique (un conflit d’héritage, une transgression) au moyen d’une entité ou d’un schème cognitif (une divinité, la sorcellerie) qui, eux, ne relèvent pas du sens commun et remplissent la même fonction de liaison abstraite que certains concepts scientifiques. Mais, outre que des études attentives de la divination font penser que la mise en rapport du trouble avec un événement passé précis n’est pas un fait généralisable [18], l’analyse poppérienne de Horton pèche ou procède par excès de rationnalisme.

Les instances magico religieuses couramment mises enjeu dans les interprétations africaines de la maladie ne sont pas seulement des entités ou des schèmes ‘théoriques’ dotés, comme tels, d’efficacité cognitive. Elles ont, de plus, la propriété commune soit d’être inhérentes à des sujets humains comme le principe de sorcellerie l’est au witch soit de posséder les attributs distinctifs de l’être humain : l’intentionnalité, le désir, la réciprocité, le langage etc … Les esprits, les manes, la magie, les ‘fétiches’ … sont aussi des instances subjectives douées, comme telles, d’efficacité imaginaire ou symbolique.

De plus et c’est crucial pour notre propos, ces instances symboliques sont à proprement parier constitutives de l’organisation et de l’ordre social. Les mythes et l’anthropologie religieuse le disent sans équivoque. Il n’y a pas de lignée ou de lignage sans ancêtres censés en contrôler l’unité et la bonne marche ; il n’y a pas de véritable communauté locale sans quelque divinité tutélaire, génie, fétiche, Saint Patron . . . qui en assure l’intégrité, la prospérité et la paix civile ; la sorcellerie n’est pas un jeu de hasard entre joueurs occasionnels : comme une volumineuse littérature anthropologique en témoigne, elle se pratique entre partenaires sociaux bien définis tels les membres du même matrilignage ou de clans voisins et elle a d’évidentes fonctions sociales comme la promotion de la fission lignagère ou, au contraire, le maintien de la distance sociale etc …

En bref, les instances magico religieuses en question ont au moins trois propriétés sous l’angle qui nous intéresse : (1) elles sont des entités ou des modèles cognitifs qui permettent d’expliquer les expériences pathologiques ou les événements néfastes ; (2) elles sont des instances ou des réalités subjectives qui permettent, comme on le verra, de les interpréter ; (3) enfin, elles sont des instances symboliques constitutives de l’ordre social qui permettent, de ce fait, de les utiliser à des fins sociales.

Compte tenu de ces considérations somme toute classiques, qu’est ce donc une interprétation ‘magicoreligieuse’ d’une maladie ? En sa forme élémentaire, c’est l’attribution du trouble, autant par le malade que par les autres, à une intention ou une force externe et socialement située. Que j’impute ou que le devin et mon père imputent mes symptômes à la sorceleerie de mes rivaux, à l’appel ambigu des aieux de notre lignage, au mauvais oeil d’Untel ou au ‘fétiche’ de notre village, voire à mon propre double ou esprit gardien localisés dans un autel . . . , je perçois, nous percevons désormais mes troubles comme l’effet de l’action intentionnelle d’un Autre, comme l’effet du désir d’un Autre. Qui est cet Autre et qu’est ce qui a motivé son intervention ?, ce sont les questions canoniques des médecines dominées par ce que Foster appelle improprement les ‘étiologies personnalistes’ [19].

Paradoxalement, c’est pour comprendre la portée sociale da ce mode d’interprétation que nous devons faire appel à quelques notions psychanalytiques. Qu’est ce donc cette maladie, effet d’une intention externe, effet du désir d’un Autre ? C’est le mérite de l’Ecole de Dakar d’avoir montré que les interprétations magico religieuses en question sont régies par les mécanismes psychiques de projection et de persécution [201. Mais, à l’époque comme tant d’autres chercheurs nous n’avons pas poussé assez loin cette analyse parce que nous avons centré notre attention tantôt sur le malade tantôt sur sa culture et rarement sur les processus iniersubjectifs mis en jeu par ces interprétations.

La projection est, on le sait, l’opération par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans l’autre, personne ou chose, des qualités, des sentiments, des désirs qu’il méconnaît en lui même. La persécution consiste, quant à elle, en la projection et l’inversion des souhaits censurés qui réapparaissent alors sous forme d’idées persécutives. Freud y insiste à plusieurs reprises, ces mécanismes archaïques ne sont pas seulement des modes de défense propres aux psychoses, notamment à la paranoïa, mais aussi des phénomènes normaux et courants de notre vie psychique. Ils s’actualisent notamment dans les conditions régressives, ‘narcissiques’, des états de maladie caractérisés par le retrait du monde extérieur et par le réinvestissement massif du corps propre. Pour me résumer par une formule, tout malade est en quête d’un autre, personne ou chose, à qui ou à quoi imputer l’expérience de déplaisir qu’il ne veut pas reconnaître en lui même.

Constatons alors que de nombreuses sociétés africaines semblent prendre acte et tirer parti de cette disposition, générale et archaïque, du sujet troublé à situer au dehors et à localiser dans un autre la source du déplaisir qu’il éprouve au dedans. Lorsque les annonces des proches du malade africain proposent et que les énoncés du devin désignent et légitiment l’agent magico religieux de sa maladie, ils induisent le support projectif persécutif susceptible de lui renvoyer le sens social de son expérience. Autant dire que ce mode d’interprétation inscrit d’emblée dans son préconscient l’ouverture sur autrui, disons la sociabilité, de sa ‘maladie’. Son mal est d’emblée le mal de l’autre, il est pour ainsi dire en mal de l’autre au dire commun de son groupe.

C’est là que réside une des différences essentielles entre les pratiques médicales africaines et la démarche biomédicale et psychiatrique, voire psychanalytique. Tandis que la pratique biomédicale ignore, minimise ou méconnaît et que la cure psychanalytique ‘interprète’ c’est à dire désamorce les conduites projectivespersécutives de l’individu malade, les pratiques traditionnelles africaines activent et légitiment sa tendance profonde à situer la source de ses troubles dans une instance subjective ou dans un autre sujet humain.

Mais, tout ceci ne nous explique pas encore comment ces pratiques articulent l’individuel et le social dans les expériences pathologiques et comment ils approprient la maladie à ses usages sociaux. Pourtant, le noeud de notre question est là, en ce lieu où la limite toute théorique de l’individuel et du social s’efface au profit d’un processus intersubjectif dont l’efficace réside précisément dans l’occultation ‘magico religieuse’ de ses enjeux et de ses effets latents. Pour reformuler d’une autre manière la même question, il ressort nettement des travaux des anthropologues, tel Turner [21], que les cures africaines sont rarement des thérapies individuelles et bien souvent des processus sociaux complexes dont l’enjeu latent et primordial est la régulation des rapports économiques, juridiques ou politiques à l’intérieur d’un groupe ou entre plusieurs groupes. La maladie de l’individu n’est bien souvent qu’un prodrome : elle déclenche une expérience collective qui permet d’expliciter, de mettre en forme et, éventuellement, de résoudre les troubles ou les tensions, bien plus amples, qui affectent la vie du groupe. La résolution de la maladie est intimement liée à ce processus. Comment comprendre le passage de l’expérience individuelle à l’expérience collective, de la maladie au processus social ?

Freud dit au sujet du Président Schreber que son délire de persécution est le moment où ‘son monde englouti sort du néant’, la libido se réinvestit dans les objets du monde extérieur et ‘ses liens avec autrui se restituent, quoique négativement’, c’est à dire sur le mode persécutif. Ici comme ailleurs, la persécution est ipso facto une restitution du lien social. Pourtant, le moins qu’on puisse dire est que son délire ne permet pas au Pt Schreber de renouer avec son milieu social habituel. Bien au contraire, ce délire l’isole des autres. Qu’est ce qui distingue alors les interprétations magico religieuses des africains (ou de maints européens) du délire de persécution du paranoïaque ? Deux choses au moins. Le dispositif symbolique de leur culture offre, voire impose à leurs partenaires sociaux, à tous et en permanence, des supports collectifs et organisés, communément investis et légitimes, de l’interprétation persécutive des malheurs ou de la maladie. La magie qui me ‘travaille’, l’esprit ancestral qui m’a ‘pénétré’, le witch qui me consume … cela concerne mon groupe et cela dit quelque chose à chacun. Connexe et conjuguable avec les expériences néfastes des autres, mon trouble mobilise ceux ci pour autant qu’ils projettent leurs propres affects sur ces instances ou êtres qui me renvoient, à eux aussi, le sens social de leurs expériences passées ou présentes. En bref, nous disposons de foyers ou de lieux communs de persécution appropriés à la communication.

Pour paraphraser Freud, disons que l’interprétation magico religieuse de la maladie est un processus intersubjectif dans lequel le malade est invité à renouer ses liens sociaux à lafois sur un mode négatif et positif. Sur un mode négatif. il est invité à rèinvestir en tant que persécuteurs ces êtres de son umweli culturel que sont les divinités, le sorcier. les ancêtres, les forces magiques, i.e. les instances subjectives désignées par l’interprétation. Sur un mode positif ces instances subjectives ou ces sujets étant investis également et déjà par ses partenaires sociaux qui s’y réfèrent pour rendre compte de leurs propres expériences néfastes réactualisées par l’événement maladie, il engage avec ceux ci l’échange de messages projectifs ou, plus précisément, la communication projective persécutive.

J’entends par là un processus intersubjectif de communication d’idées et d’affects qu moyen des actes de parole ou de métacommunication que sont les interprétations magico religieuses successives d’un trouble donné qui vient de surgir dans un contexte relationnel et social donné. Cette tentative de définition deviendra plus claire à l’examen rapide de la différence, souvent méconnue, entre l’explication et interprétation magico religieuse de la maladie.

J’appelle explication ces assertions étiologiques rarement sophistiquées par lesquelles la maladie d’un individu donné est imputée à un agent, une instance ou une cause empirique ou magico religieux, non pas dans l’intention de maîtriser ou de modifier cet état, c’est à dire de s’y impliquer, mais au contraire dans le souhait de s’en défendre et de s’en remettre à quelque dessein incontrôlable ou à quelque fait objectivé. Qu’elle prenne la forme d’un énoncé biomédical dans la bouche d’un profane, d’une référence historique à la vengeance des morts, sans parler des caprices ou de la volonté insondables des dieux .. ., le propre de J’explication est d’utiliser un schème cognitif courant pour se déconnecter du sujet de son énoncé. ‘C’était la sorcellerie’, ‘c’est Dieu seulement’, ‘il est schizophrène’, ‘c’est l’hypertension’ … 1 les énoncés explicatifs sa reconnaissent à leur tournure constative.

Il en est autrement des interprétations, notamment magico religieuses, qui peuvent, bien sùr, se figer en explications. Pour reprendre la terminologie bien connue d’Austin [221, je dirais qu’une interprétation se reconnaît à sa fonction illoculoire et à ses effets perlocutoires, autrement dit au fait que son énonciation constitue, en, elle même, un acte de parole qui engage celui qui la formule vis à vis de son destinataire et qui modifie ipso facto ses relations avec son interlocuteur présent ou potentiel. Voici un exemple très simple recueilli au cours d’un travail clinique au Sénégal. Libass est un lycéen hospitalisé à Fann pour ‘troubles, de comportement’. Sa mère, Awa, première et plutôt vieillé épouse son mari nommé Ousmane, doit supporter quotidiennement la présence de sa jeune coépouse Aissa. Awa dit à Ousmané : « est ce que ce ne serait pas Aïssa qui a marabouté (attaqué en magie) Libass ? » Ou encore : « on m’a dit que c’est Aïssa qui l’a travaillé (en magie) ». Dans les deux cas, Awa énonce quelque chose, mais son énonciation même est un acte qui oblige son mari et qui J’engage, elle, vis à vis de lui. Elle l’interroge ou elle l’adjure.

Sinon psychologiquement, du moins linguistiquement, elle pourrait tout aussi bien dire : « je te demande si … tu crois que c’est Aïsa . .. » Ou alors, « je t’engage à croire … que c’est Aïsa .. . » Quant aux implications perlocutoires de ce genre de paroles, nous pouvons aisément les imaginer. Par exemple : « je t’engage à croire, moi que tu délaisses, que c’est Aïssa, ma jeune coépouse que tu me préfères et que je déteste, qui a marabouté mon fils Libass qu’elle veut faire souffrir parce qu’il est mon aîné qui va à l’école, alors que ses enfants à elle. . . » etc. Il ne m’échappe pas que je conjecture ici une interprétation psychologique triviale d’une interprétation magique elle même banale dont une des propriétés significatives est précisément qu’elle interdit ce langage psychologique courant en Occident et qu’elle focalise l’attention autour d’un acte symbolique, l’acte magique supposé et crédible de la coépouse. L’interprétation d’Awa n’évoque que cet acte magique, le maraboutage de Libass, et sa préoccupation de femme wolof va vers un autre acte magique, celui qu’elle pourrait commander, elle même, à son marabout pour ‘casser le travail’ de sa coépouse.

Pour être élémentaire, cet exemple permet de repérer déjà un trait distinctif de ces actes d’interprétation magico religieuse qui constituent les outils de base de la communication projective persécutive : ce sont des actes de communication dont le référent est une force ou une instance subjective située en dehors des sujets qui parlent et dont le sens comme l’effet est déterminé par l’acte de métacommunication que constitue le fait même de leur effectuation dans une relation et dans une conjoncture intersubjective donnée. Par son interprétation des troubles de Libass, Awa communique simultanément un affect et une idée à son fils, à son mari et son entourage familial : l’idée explicative de l’acte magique d’Aïssa et sa haine envers sa coépouse. Soulignons encore que son message persécutif est adressé au premier chef à son mari et qu’il concerne moins le fils malade et sa maladie que ses propres ennuis conjuguaux et sa propre stratégie envers sa rivale haïe.

Sans mise en jeu des désirs et des strategies, individuelles ou collectives, des partenaires sociaux du malade, il n’y pas de communication projectivepersécutive. D’où, au demeurant et par contraste, l’importance de lafonction arbitrule des interventions divinatoires qui ponctuent ce processus. Les énoncés du devin se distinguent des messages interprétatifs communs en ce que celui qui les prononce se récuse ab ovo et est récusé par définition comme le sujet de son énonciation. Le sujet de l’énonciation, celui qui parle, est un Autre (la Terre, une divinité, un ‘dispositif aléatoire’) qui n’a ni désir ni stratégie dans les conjonstures subjectives et sociales qui se tissent autour de la maladie [23].

Mais, reprenons au départ l’histoire de Libass. Lorsque je le rencontre, ce jeune homme incontestablement troublé ne veut rien savoir des idées de ses parents quant à l’origine de ses conduites insensées. Il rejette toutes leurs protections, recrache leur safara (eau bénite) s’enfuit de chez leurs marabouts … dans l’intime conviction que tout cela ‘l’empoisonne’. Il nous parle comme tant d’autres de sa génération de ses ‘microbes’ éventuels ou de son ‘surmenage’, il réclame des radios pour que le médecin ‘voie sa maladie’ et il n’avale même pas les comprimés toubab (blancs). Disons qu’il renvoie en bloc les messages persécutifs de sa famille qui ‘veut le tuer’, me dit il.

Pendant ce temps, sa mère et son père consultent, tantôt ensemble tantôt séparément, leurs marabouts et voyants et obtiennent d’abord un diagnostic flou, approximativement celui ci : « c’est unefemme au teint clair n’habitant pas loin sa maison qui luifait du mal ». Des femmes au teint (plus ou moins) clair, dans son quartier surpeuplé de Yoff, il y en a beaucoup. Mais, cet énoncé divinatoire flou courant au Sénégal et assorti souvent de quelque panacée magique livre tout de même trois indices (femme, teint clair, proximité) et réduit à deux les catégories d’agresseurs potentiels : il s’agit soit d’une dërnm (sorcière anthropophage) soit de la commanditaire d’un liggèèy, d’un acte magique.

Nous connaissons déjà la teneur du message illocutoire que la mère de Libass, Awa, envoie à l’adresse bien lisible de son mari, Ousmane, qui la délaisse au profit de sa jeune coépouse : ‘on m’a dit que . . .’ ou est ce que ce ne serait pas Aïssa qui a marabouté Libass ?’ (sous entendu : je t’engage à croi’re … ). Elle n’a guère besoin d’en dire plus pour communiquer à son mari ses souhaits de mort envers sa rivale et sa profonde ambivalence envers lui.

Après une nouvelle consultation maraboutique, la version et la réplique tout aussi illocutoire du mari ne tarde pas : « ce sont les dëmrn lébou cachés à Yoff qui attaquent Libass ». Qu’est ce à dire de sa part ? Il se trouve que la riche lignée paternelle du père de Libass, installée depuis trois générations à Yoff, village d’origine lébou, est originaire du Walo profondément islamisé et que ce père wolof lui même se prévaut volontiers de l’orthodoxie distinctive de sa famille dans ce milieu païen lébou c’est à dire notoirement anthropophage aux yeux des ‘bons musulmans’. Or ses deux femmes, Awa et Aïssa, sont, quant à elles, toutes les deux, létou et originaires de Yoff. Alors quitte à forcer les traite, paraphrasons : « je vous renvoie dos à dos, je ne veux rien savoir de vos haines de coépouses. De toutes façons, vous êtes complices de votre vieille parentèle païenne lébou qui nous envie et déteste, nous autres étrangers, riches et bons musulmans wolof du Walo installés parmi vous et armés de notre Coran pour vaincre votre sorcellerie. Vos dëmm nous attaquent à présent en la personne de mon fils Libass, mais vous allez voir la force de nos marabouts . . . » etc.

J’ai construit cette sorte d’exégèse à partir d’ine dizaine de pages de commentaires. Sauf erreur majeure de ma part, on voit d’abord comment l’interprétation endossée par le père communique à qui veut l’entendre son souhait de se débarrasser de son pénible problème de mari polygame pris en tenaille entre ses deux épouses qui se haïssent comme il se doit. Ce problème banal qui est aussi un fait de structure sociale st réactivé, et de façon cuisante, par les troubles de son fils ou, plus précisément, par l’interprétation accusatrice qu’il en reçoit de la mère de Libass, laquelle mère ne doute ni de ses bonnes intentions maternelles ni de son bon droit lorsqu’elle se sert des troubles de leur fils pour promcuvoir sa propre stratégie désirante envers sa rivale haïe. Pour elle, les troubles en question sont précisément la preuve, elle me l’a dit, de la vanité de ses efforts quotidiens pour « attendre que les vêtements neufs s’usent », pour assurer la paix de sa maison en maîtrisant ses réactions face aux provocations de sa coépouse. Malgré ces efforts, Aïsse est passée à l’acte magique. Et maintenant, l’esprit de la mère est tout occupé par cet acte magique responsable de la maladie de son fils : elle s’y réfère constamment et cette référence à l’acte magique occulte les enjeux de sa propre stratégie. Il n’y a plus qu’une solution, tout aussi magique : ‘casser le travail’ de sa coépouse.

J’ajoute que cetta histoire n’est pas qu’un épisode banal d’un feuilleton familial wolof. Comme une volumineuse littérature sur la sorcelletie en lémoigne, dans maintes sociétés, les troubles des Libass sont les détonateurs de la fission, sociale et spatiale, du lignage agnatique en segments de lignage issus des coépouses d’un ancêtre commun.

Mais, tout ceci n’est que l’aspect si je puis dire dénégatif de l’interprétation magico religieuse adoptée par le père de famille : « ce sont les dëmrn lébou cachés à Yoff qui attaquent Libass ». Cette interprétation déplace le trouble du terrain conjugual polygame et le replace dans le contexte social bien plus large de l’opposition ethnique, religieuse, économique et politique fort ancienne de deux groupes résidentiels. « Nous autres, étrançes, riches et bons musulmans wolof . . . », cette fois, l’interprétation du trouble réactive et recollectionne les multiples conflits, tensions événements qui ont fait et font l’histoire de la cohabitation mouvementée des deux groupes dans leur milieu polyethnique. Autant dire que le père de Libass et probablement ses ascendants paternels wolof se servent cette fois ci de ses troubles toujours en toute bonne conscience et droit pour réaffirmer l’identité ethnique et religieuse de leur groupe par rapport aux fondateurs lébou de Yoff. Ou plutôt que la distance sociale entre ces groupes, par ailleurs imbriqués par toutes sortes de liens matrimoniaux, religieux, économiques.. . se réaoîrme au moyen de l’interprétation magico religieuse des troubles en question. Car, là encore, la référence aux « dëmm lébou cachés à Yoff et responsable de la maladie de Libass » est le moyen de l’occultation magico religieuse des véritables enjeux subjectifs et sociaux de la stratégie du père et de sa faction. Ce père ne doute non plus qu’il n’agit que dans l’intérêt de son fils Libass qu’il ne tirera d’affaire qu’en confiant aux chasseurs de sorcier la tàche délicate d’identifier et de neutraliser Its sorciers cachés dans le village.

Le psychiatre s’étonnera peut être de l’absence quasi totale du principal intéressé, du ‘malade’ Libass, dans tout cela et jusque là. Mais, il comprendra aussi peut être que celui ci avait de bonnes raisons de recracher les ‘médicaments’ de ses parents, de s’enfuir de chez leurs marabouts et de se réfugier à l’hôpital. Sans doute refusait il d’être l’enjeu des désirs occultés et mortifères de ses bienveillants géniteurs et autres ascendants ou collatéraux. Pourtant, il meurt d’envie de renouer, de ‘rentrer’ à Yoff, de retrouver ses copains de village.

Alors, la vie est faite de compromis, fussent ils inconscients. Au cours d’une nouvelle consultation maraboutique proposée par son père, il accepte d’entrer timidement dans le jeu. A présent, il est question d’un très banal maraboutage ‘par ses camarades’, d’école ou de village, on ne sait trop. Je ne saurais restituer les paroles exactes que le marabout, le père et le fils se sont échangés. Mais, il ressort de mes entretiens que le père a communiqué à son fils quelque chose comme ceci : « moi, ton père, gardien ce marché, je suis quotidiennement en butte aux hostilités des marchands et aux jalousies de mes collègues, sans doute à leurs mareboutages. Je t’engage à croire, ce marabout t’engage à croire que tu es toi même victime de la jalousie de tes camarades, de leurs maraboutages ». Par ailleurs, le père me dit qu’ « il a pensé que Libass a trouvé sa maladie chez les copains où il a passé tout son temps, tout mangé » ‘ qu’ « il s’est bagarré avec un de ses copains » et qu’ « il (le père) a pris toutes ses protections (magiques) contre la famille de ce gosse » etc … Sur ce fond d’identfication persécutive à son père, Libass se prête aux opérations magiques du marabout, qmporte ses protections et avale son safara qu’il continue à prendre pendant quelque temps. Notons que cette fois l’interprétation de ses trouples étaye la règle d’égalité qui régit les rapports sociaux de sa classe d’âge et de tous les nawle wolof [24]. S’il a été marabouté par ses camarades c’est qu’il a été ou fait plus ou moins que ceux ci. D’où une nouvelle modalité de l’usage social de sa ‘maladie’ [25].

Enfin, voici un dernier épisode qui se situe chronologiquement vers les débuts de cette histoire, mais qui resurgit significativement dans mon dernier entretien avec le père. Je résume. En présence de Libass, sa mère et sa grand mère maternelle consultent un seetkat, un voyant de passage, qui dit ceci : « un jour, tu es sorti au crépuscule et tu as rencontré un espèce de seytaane ». Sans nous arrêter sur cet euphémisme musulman ce ‘seytaane peut être un dërnm, un rab ou un esprit islamique disons que les deux consultantes entendent immédiatement par là que Libass est sous l’emprise das rab de leur lignage utérin lébou et que ces rab maternels réclament un sacrifice au lieudit P7akkërab où se trouvent leurs autels d’origine. La mère avertit son mari qui les amène tous dans cet endroit isolé, mais n’assiste pas au rituel. Libass lui même s’y soumet à contrecoeur puisqu’il me dit : on m’a demandé de dire mes souhaits dans le canari, mais je n’ai rien dit parce que je pensais que ma famille voulait me tuer. Pourtant, son père et sa mère sont pour une fois d’accord pour constater, rétrospectivement, son amélioration à la suite de ce rituel.

Et voici quelques extraits de mon dernier entretien avec le père :

« je sais que les Lébou et les Walo Walo (ses paternels wolof) sont différents. Eux, ils fréquentent les xërëm (les ‘choses païennes% les autels des rab etc), nous, nous n’en avons pas … Awa (la mère de Libass) avait une soeur qui a perdu la vie. Elle avait des crises. Ils l’ont amenée à gakkérab. C’est là qu’elle a attrapé la maladie. Eux, ils ont des rab. Je ne veux pas que mon fils aille là bas. Quand ça a commencé avec Libass, je n’ai pas voulu. Ce sont les marabouts qui m’ont convaincu de ça. Je mets des protections dans ma chambre contre les xërëm. C’est moi qui protège Awa. Elle même a peur d’y aller … Dans ma concession, j’ai mes avant gardes (magiques). Je sais que pour Libass ce sont les rab. Si c’étaient les démm (sorciers anthropophages), il ne serait pas là (à l’hôpital). J’ai mes choses … (m a magie). Les poulets (de sacrifice) et le nakk (offlande), je l’ai fait à Rakkërab. C’est moi qui ai fait les frais. Libass a accepté de se baigner et il allait mieux. Je ce peux pas me défendre contre les rab. Ca vient de leurs ancêtres. Ils sont plus forts que moi. Tant que cette race (de lébou) est vivante, ils auront ça. Nous sommes impuissants. Les rab se bagarrent avec leurs gens parce qu’ils (les gens de la famille) ont des conditions à respecter … Dans le cas des rab, je ne peux pas foncer. Chaque famille (lébou) fait le tuuru chaque année. S’il y a quelqu’un dans la famille qui ne respecte pas (ses ascendants … les exigences rituelles des rab) ça tombe sur les défaillants (pas nécessairement sur le transgresseur du moment car sa faute réactive le ‘défaillances’ antérieures de ses parents … ). Même A wa est une défaillante (car) je lui ai défendu d’aller là bas (à gakkërab) … sa jalousie est formidable ! Des fois, elle reste trois jours en colère. Mème les gosses le savent ! … Libasi lui même ne savait rien de IVakkërab. On lui a dit plusieurs fois d’aller là bas, mais j’ai défendu. Alors, on a fini de me convaincre . .. »

Quelle est la logique sous jacente de ces propos d’apparence embrouillée ? Dans la conception tant wolof que lébou, les rab ou plutôt les tuur u cosaan (les ‘tuur des origines’) sont les instances symboliques constitutives du lignage utérin ou agnatique [26]. Comme le disent même les grands musulmans wolof, ‘personne n’échappe à ses maam (aieux, tuur)’ [27].

Lorsque la mère et la grand mère maternelle de Libass se saisissent de l’énoncé divinatoire flou du voyant pour mettre en place la batterie lourde des rab de leur lignage maternel lébou et lorsqu’elles impliquent le père tant soit peu dans le rituel qu’elles adressent à leurs maries, elles envoient si je puis dire une salve de messages métacommunicatifs dont le sens et les effets de sens se lisent clairement dans les propos paternels cités. Très schématiquement :

« Libass est demandé ou puni par nos rab, il est en tous cas sous leur emprise, il nous appartient. » Son amélioration passagère valide ce message aux yeux de la mère et du père.

« Libas est désormais protégé par nos rab contre nos propres dëmm lébou ou contre les sorciers où qu’ils se cachent. » Ce message qui contrecarre l’interprétation paternelle concernant l’agression des ‘démm cachés à Yofr est rejeté par l’intéressé : ce sont ses propres ‘avant gardes’ magiques qui protègent Libass contre les sorciers : « si c’étaient les dëmm, il ne serait pas là (& l’hôpital) … (car), j’ai mes choses ».

Le message suivant est nettement lisible au creux de la dénégation véhémente de l’existence de ces xërëm, de ces choses païennes lébou, dans le bon groupe wolof et musulman de mon interlocuteur. Nous le connaissons déjà : « personne, pas même vous, père pieux de Libass, n’échappe à la loi et aux désirs de ses aieux, aux sanctions des rab négligés de sa famille ». Notons ici que l’Islam a refoulé avec un succès tout relatif la religion familiale des rab, commune aux Wolof et aux Lebou [28]. Si le père de Libass « ne peut pas foncer dans le cas des rab », s’il reconnaît que « nous somes impuissants » (contre les rab), s’il sait qu’en définitive « pour Libass ce sont les rab », si ses marabouts finissent par ‘la convaincre’ de tout cela au point de « faire les frais de gakkërab » … c’est bien parce qu’il sait et que ses marabouts savent qu’il est lui même parmi les « défaillants » et qu’un jour ‘ça peut tomber’ sur lui. Il a beau faire de la mauvaise ethnographie en assignant à la ‘race’ des Lebou la culte et les croyances aux rab, ce n’est pas seulement contre leurs xërëm qu’il accumule dans sa chambre ses ‘avant gardes’ et autres protections magiques.

De ce message qui renvoie le père à ses propres aïeux à l’occasion des troubles de son fils, autrement dit qui mobilise ses sentiments de dette qui se transforment en idées de persécution par les xèrèm des Lébou, dérivent, à mon sens, ses propos suivants qui témoignent d’un curieux phénomène de ‘prise de conscience magico religieuse’.

En effet, l’affirmation défensive et toute ‘magique’ de la différence entre les pieux musulmans wolof et les redoutables païens lébou est, semble t il, la condition même à laquelle ce père peut reconnaître deux erreurs de sa propre stratégie magico religieuse : vis à vis d’Awa, sa femme, et vis à vis de son fils. Chez eux, me dit il en somme, ‘ça les rab tombent sur les défaillants ». Il croyait bien faire d’interdire à Awa de célébrer le culte annuel, d’aller à Rakkërab, puisque sa femme avait, elle même, une peur bleue de subir le sort de sa soeur, ‘secouée et tuée’ par leurs rab. Après avoir évoqué ce malheur réactivé par l’interprétation ‘rab’ des troubles de Libass, le père me dit : « même Awa est une défaillante, je lui ai défendu d’aller là bas ». Autant dire qu’il reconnaît implicitement d’avoir contribué à exposer sa femme à la sanction mystique des rab de son lignage : dc l’avoir rendue ‘défaillante’.

Et qui sait, puisque le père associe, si la ‘jalousie formidable’ d’Awa un autre trouble que ‘même les gosses savent’ ne vient pas de là ? Après tout, les rab sont capables de la rappeler à l’ordre de leur loi au moyen de cette jalousie pathologique qui l’isole de son entourage. On voit comment pourrait se réorganiser alors tout le réseau intersubjectif tissé, jusque là, autour des troubles du fils ou plutôt comment ce réseau pourrait être abordé à partir des troubles de la mère : si la jalousie formidable d’Awa était imputable à ses rab, alors ses accusations de maraboutage contre sa jeune coépouse seraient invalidées et, malgré son erreur’, le mari sensuel pourrait se rasséréner … etc.

Mais, le père ne va pas jusque là et renchaîne aussitôt sur sa seconde ‘erreur’ ; Libass lui même « ne savait rien de gakkërab, on lui a dit plusieurs fois d’y aller, mais j’ai défendu … je ne voulais pas que mes gosses aillent là bas ». Autant dire qu’il reconnaît, là encore, d’avoir eu sa part possible de responsabilité dans les troubles de son fils. Mais, cette ‘prise de conscience’ est toute vacillante et passe par les référents magico religieux qui occultent toujours ses enjeux. Lorsque je perds de vue Libass lui même, il me semble avoir fait un peu la part des choses et des idées magico religieuses de ses parents. Il n’a qu’une envie : reprendre ses trajets quotidiens entre Yoff et le lycée, retrouver ses copains et sa liberté.

Aussi simplifiée, peu ‘traditionnelle’ et psychologisée qu’elle soit, cette histoire peut donner un premier aperçu de la communication projective persécutive. D’un processus intersubjectif qui s’accomplit au fil des interprétations successives et articulées d’un trou ble individuel indéfini et indéfinissable hors de son contexte social et relationnel. Des transformations du champ social que ce trouble induit sous l’effet même du processus de son interprétation par des partenaires sociaux qui le mettent, sans le savoir, au service de leurs propres stratégies déterminées par l’ordre social et par l’histoire. L’enjeu manifeste de ce processus intersubjectif est la guérison des maux de l’individu malade. Son enjeu latent est la mise en forme, la confrontation et éventuelment la résolution des problèmes sociaux, idéologiques, politiques qui hantent la vie du groupe. Idéalement, chacun peut faire entendre ses souhaits autrement censurés au moyen des messages métacommunicatifs que le dispositif symbolique commun lui permet de formuler. Quelles que soient la forme et la portée stratégique de ces messages, leur circulation est un aspect semble t il essentiel du processus thérapeutique. Enfin, l’effet du processes intersubjectif en question est tout autant la modification de l’état de l’individu malade que la modification de la texture relationnelle du groupe ou des groupes ‘affectés’ par sa ‘maladie’. A la limite, l’axiome de base de beaucoup de ‘systèmes médicaux’ africains serait celui ci : le traitement des états du corps propre des individus passe par le traitement approprié des états des corps sociaux auxquels ils appartiennent.

CONCLUSIONS

Une des tâches majeures de l’anthropologie médicale contemporaine est, avons nous dit, de mettre en évidence les processus et les mécanismes d’articulation de l’individuel et du social dans la genèse, le développement et la résolution des épisodes de ‘maladie’. Pour le dire à la manière anglosaxonne, l’interaction constante et attestable de la réalité biophysique (disease), psychique (iliness) et sociale (sick ness) de la ‘maladie’ est l’objet proprement dit de cette discipline irréductible tant à la biomédecine qu’à la psychologie ou à l’ethnologie. Dans les pages qui précèdent, nous avons cherché à montrer que la communication projective persécutive est une des modalités possibles de cette articulation et de cette interaction dans certaines sociétés africaines. Ces sociétés tendent a t on dit souvent à socialiser la ‘maladie’. Pour conclure, notons d’abord quelques différences d’avec nos propres sociétés qui tendent à individualiser et à désocialiser celle ci.

Pour être importantes, ces différences sont davantage de forme que de fond si l’on considère les démarches de nos innombrables concitoyens qui se pressent dans l’antichambre de nos propres voyants, désorceleurs et autres guérisseurs refoulés par la biomédecine, la justice et la religion [29]. En revanche, elles sont de plusieurs ordres si l’on se réfère à nos sociétés officielles. Comme on l’a vu, les pratiques de nos médecins ou de nos psychothérapeutes et aussi notre mentalité communeméconnaît, minimise ou désamorce nos propres conduites qui visent à imputer nos maladies ou maux à une instance subjective ou à un autre être humain. Dans les mondes africains, la réaction persécutive est une réponse normale et courante non seulement à la maladie grave et aux infortunes majeures, mais aussi aux expériences plus banales de conflit, d’échec ou de tension relationnelle. Dans les mondes euro américains elle ne l’est pas et lorsqu’elle apparait elle se heurte aux multiples barrages rationnalistes mis en place au fil d’une longue histoire qui va de la science grecque et du paradigme hippocratique jusqu’au positivisme du XIXème siècle, en passant, bien sur, par l’Age des Lumières.

Une autre différence concerne la position des professionnels reconnus comme tels par nos sociétés officielles. Les devins, les prophètes, les guérisseurs africains parlent en virtuose le même langage que leurs clients. S’ils ne souscrivent pas nécessairement à leurs ‘modèles explicatifs’ individuels [30], ils interprètent et traitent leurs maux au moyen des mêmes référents étiologiques invisibles, soit des mêmes entités magico religieuses ou encore des mêmes instances ou foyers projectifs persécutifs. Quelle que soit l’étendue de leurs connaissances ’empiriques’, rituelles ou pharmacologiques, ce n’est pas la possession d’un savoir et encore moins d’un langage spécifique qui les distingue, pour l’essentiel, des hommes du commun. En quoi, ils se distinguent par contre aussi bien de nos médecins que de nos psychothérapeutes : lorsqu’ils exercent leur métier, ils se situent dans le même registre de subjectivation persécutive de la ‘maladie’ que leurs clients. Si leurs pratiques sont gagées, elles aussi, sur une coupureinhérente à toute relation thérapeutique cette coupure se situe non pas tant au plan de leur langage et de leur savoir mais plutôt à celui de l’acquisition et (le l’entretien de leur pouvoir thérapeutique.

Enfin, les sociétés africaines dont il a été question se distinguent à l’évidence de la nôtre en ce que les interprétations et les cures magico religieuses y constituent encore des modes de traitement légitimes de la ‘maladie’. Elles sont substantiellement légitimes en vertu de la tradition et elles sont formellement et régulièrement légitimées par la divination. Une des raisons majeures en est que dans ces sociétés les voies de l’interprétation magico religieuses ne sont pas seulement courantes et normales mais elles sont aussi normatives pour autant qu’elles soutiennent les usages sociaux différenciés lignagers ou résidentiels, segmentaires ou unitaires, hiérarchiques ou égalitaires [3 1 ] que chaque société africaine fait de la ‘maladie’.

Qu’en est il, pour finir, de l’évolution actuelle de la situation africaine caractérisée par la rencontre de ces deux systèmes de pensée et de soins ? Documents cliniques à l’appui, il est possible de montrer [32], que les transformations socioéconomiques, familiales, éducationnelles plus ou moins rapides qui affectent maints milieux africains ont pour corrélats l’intériorisation progressive de l’agressivité et le déclin tant des conceptions persécutives que des usages sociaux anciens de la maladie. Le passage attestable de la conscience persécutive du mal à la conscience de la culpabilité se traduit notamment par l’individualisation, la somatisation et la désocialisation de la ‘maladie du malade’. Ainsi, tous les praticiens qui soignent des citadins ou des immigrés connaissent l’émergence massive des symptômes ‘psychosomatiques’ muets auxquels aucune représentation persécutive ou autre n’est à même de conférer un sens verbalisable.

Comment comprendre ces ‘somatisations’ massives, multiformes, récurrentes qui constituent, on le sait, la principale pierre d’achoppement de la clinique psychopathologique de toute population en voie d acculturation’ rapide ? Pour l’anthropologie de la maladie, la production sociale de celle ci est aussi importante que son éventuelle réalité organique. Les troubles ‘psychosomatiques’ces points de fuite énigmatiques à l’interface de la biomédecine et de la psychologie sont concevables, entre autres, comme des scories inconscientes du modèle biomédical où la production d’une altération organique attestable est l’archi critère de la légitimation sociale de la ‘maladie’. La prévalence des ‘somatisations’ de tous ordres dans toute population en voie d’occidentalisation médicale est certainement en rapport avec l’emprise idéologique de ce modèle de validation objective de la maladie par définition individuelle et organique.

Un autre facteur idéologique promeut également l’individualisation de la maladie. On a vu que pour la biomédecine, pour la psychiatrie voire pour la psychanalyse, il n’y a de’maladie’que de l’individu. Malgré l’apparence, cet axiome occidental dominant soutient, lui aussi, un usage social spécifique de la maladie : la promotion de l’individu producteur dont les expériences pathologiques sont déconnectées de ses relations sociales, rabattues sur son corps propre et réifiées comme des ‘faits de nature désocialisées’ [331.

Passage de la conscience persécutive du mal à la conscience de la culpabilité, déclin simultané des anciennes structures sociales et des anciens usages sociopolitiques de la maladie, effet idéologique du paradigme occidental de la ‘maladie’ de l’individu, promotion ‘thérapeutique’ de cet individu producteur dont l’identité sociale n’est plus à l’abri des aléas de ses entreprises personnelles . . ., la conjonction de tous ces facteurs explique, pour partie, la fortune croissante de la conception individualisante de la maladie dans l’actuel Tiers Monde. Il est vrai qu’à vouloir enfermer la ‘maladie’ dans les limites du corps propre de l’individu, la médecine cosmopolite y est bien souvent perçue encore comme une puissante technologie de traitement symptomatique qu’il convient de ‘compléter’ par une démarche traditionelle de traitement étiologique. Cette vision persistante de la complémentarité entre les soins à l’hôpital et la guérison au village s’effâcera t elle, et si oui à quel prix, sous l’effet de l’individualisation de la ‘maladie’ ? La question est largement ouverte et elle est de taille.

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4. Young A. The anthropologies of illness and sickness. A. Rev. Anthrop. 11, 257 285, 1982.

5. Zempléni A. Anciens et nouveaux usages sociaux de la maladie en Afrique. Archs Sci. Soc. Relig. LIV(l), 5 19, 1982.

6. Dans un remarquable travail publié postérieurement à la rédaction du présent article, M. Augé a finement analysé la maladie comme « une forme élémentaire de l’événement ». Il me semble cependant que son approche aurait gagné à une plus claire distinction et description des propriétés événementielles spécifiques de la maladie. C’est ce que je tente ici. Voir : Augé M. Ordre biologique et ordre social ; la maladie, forme élémentaire de l’événement, in Augé M. et Herzlich C. Le Sens du Mal. Anthropologie, Histoire, Sociologie de la Maladie, pp. 35 91. Editions des Archives Contemporaines, Paris, 1984.

7. Young A. When rational men fall sick : an inquiry into some assumptions made by medical anthropologists. Cuit. Med. Psychiat. 5, 317 335, 1981.

8. Bohannan P. The Tiv of Central Nigeria. I.A.I., London, 1953.

9. Price Williams D. R. A case study of ideas concerning disease among the Tiv. Africa 32(2), 123 131, 1962. Et aussi : Akiga’s Story. Oxford University Press, 1965.

10. Zempléni A. Du symptôme au sacrifice. L’histoire de Khady Fali. L’homme 14(2), 31 77, 1974.

Il. Sindzingre N. et Zempléni A. Modèles et pragmatique, activation et répétition : réflexions sur la causalité de la maladie chez les Senoufo de Côte d’Ivoire. Soc. Sci. Med. 15B(3), 279 295, 1981.

12. Configurations de symptômes ou prototypes patho 21 logiques qui, aux dires des informateurs, tendent à se répéter d’une génération à l’autre d’un élu lignager à 22. un autre t qui ont, de toute évidence, peu de choses à voir avec nos concepts de maladies héréditaires.

13. Mallart L. G. Médecine et Pharmacopée Evuzok, pp. 23. 40 43, 73 74. Publications du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative, Nanterre, 1977. Et aussi : Tsala Th. Moeurs et coutumes des Ewondo. Etudes Camerounaises 56, 8 112, 1958.

14. Pour reprendre une formule de Favret Saada J. Les 24 Mois, la Mort, les Sorts. La Sorcellerie dans le Bocage. Gallimard, Paris, 1977.

15. Horton R. African traditional thought and western science. Africa 37(l), 50 71 et (2), 155 187, 1967. Re publié, sous une forme allégée. In Ralionality (Edited by Wilson B. R.), pp. 131 172. Blackweil, Oxford, 1970. 25

16. Nous avons développé les hypothèses et le cas présentés par la suite dans l’article mentionné plus haut : Zempléni A. Le sens de l’insensé : de l’interprétation magico 26 religieuse » des troubles psychiques. Psychiai. Franç. 4, 29 47, 1983.

17. Young A. Some implications of medical beliefs and practices for social anthropology. Ani. Anthrop. 78,5 24, 1976 ; also Ref. [4].

18. Voir, entre autres, Pradelles de Latour Ch.H. La cause de la maladie conjuguée au futur antérieur et Devisch R. Diagnostic divinatoire chez les Yaka du Zaire. In ‘Causes, Agents Origines de la Maladie.’ L’ethnographie 95(l). 1985. Le diagnostic divinatoire moundang ne procède pas non plus par reconstitution d’un tel événement : Adler A. et Zempléni A. Le Bdion de l’Aveugle.Divination. Maladie et Pouvoir Chez les Moundang du Tchard. Hermann, Paris, 1972. Il reste que l’hypothèse de R. Horton est confirmée par d’autres systèmes divinatoires comme par exemple celui des Dorzé : Sperber D. The management of misfortune among the Dorze. In Proceedings of the Fifih International Conference on Eihiopian Studies (Edited by Hess L.), pp.297 315. Office of Publications Services, University of Illinois at Chicago Circle, Chicago, Ill., 1980.

19. Foster G. Disease etiologies in non western medical systems. Am. Anthrop. 78, 1976. J’ai cherché à montrer ailleurs (Zempléni A. La réhabilitation « magico religieuse ». In Ethopsichiatria Oggi, No spécial de Psichiatriaque Psicoierapia Analitica (Psichiatria Transuliurale), Rome, Vol. 4, p. 1. 1985) que, malgré l’apparence, les référents des interprétations dites ‘magico religieuses,sont des forces impersonnelles.

20 Voir notamment : Diop M., Zempléni A., Martino P. et Collomb H. Signification et valeur de la persécution dans les cultures africaines. Compte rendus du Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue Française,62ème Session, Marseille, Vol. 1, pp. 333 343, 1964

[Version anglaise : The meaning and values surrounding persecution in African cultures. In Readings in African Psychology from French Language Sources (Edited by Wickert F. R.), pp. 357 365. African Studies Center, Michigan State University, East Lansing, Mich., 1967] ; Ortigues E. et Ortigues M. C. Oedipe Africain. Plon, Paris, 1966, Zempléni A. De la persécution à la culpabilité. In Prophétisme et Thérapeutique.

Albert Atcho et la Communauté de Bregbo, pp. 153 218. Hermann, Paris, 1975. Pour une reconsidération. voir : Zempléni A. La réhabilitation magico religieuse ». In Ethopsichiairia Oggi, No spécial de Psichiatria e Psicoterapia Analitica (Psichiatria Transulturale), Rome, vol. 4, p. 1, 1985.

21 Turner V. W. The Drums of Affliction. Oxford University Press, 1968.

22 Austin J. L. How ta Do Things ivith Words. Oxford University Press, 1962 (trad. franç. : Quand dire, c’est faire. Seuil, Paris, 1970).

23 Voir au sujet des propriétés spécifiques et de la fonction des énoncés divinatoires : Adler A. et Zempléni A. Ref. [18] et Zempléni A. La « maladie » et ses .causes » in « Causes, agents, origines de la maladie ». L’ethnographie 81, 96 97(2 3), 13 44, 1985.

24 Naivie : ceux qui ont le même statut social. la ‘même place’, qu’ego dans le complexe système de filiation et de stratification supralignagère de la société wolof caractérisée par la combinaison d’ordres, de ‘castes’ et de confréries. Voir : Diop A. B. La Société Wolof. Karthala, Paris, 1981,

25 S’exprimant dans un autre langage, Ortigues et Ortigues M. C., Ref. [20], Chap. V, soulignent déjà que, chez les Wolof, la magie est ‘régulatrice des rapports sociaux’.

26 Le lecteur trouvera une définition plus nuancée des notions de rab et de iuur, une description détaillée du culte des rab et une analyse des rites de possession wolof lébou dans nos publications antérieures. Notamment : (a) La dimension thérapeutique du culte des rab. Ndôp, Tuuru et Samp, rites de possession chez les Wolof et les Lebou. Psychopath. Africaine 11(3), 295 439, 1966 ; (b) Du symptôme au sacrifice. L’histoire de Khady Fall. L’homme 14(2), 31 77, 1974 ; (c) Possession et sacrifice. In Le Temps de la Réflexion, vol. V, pp. 325 352. Gallimard, Paris, 1984.

27 En wolof, maam signifie aussi bien grand parent qu’aieul et cet épithète précède généralement le nom propre des tuur ou des rab identifiés de longue date.

28 Au sujet de l’évolution du culte des rab et son syncrétisme, voir : Zempléni A. Ref. [261, pp. 429 434.

29 Des travaux récents comme celui de J. Favret Saada, Ref. (14], en France rurale en témoignent.

30 Ce en quoi ils ne se distinguent pas de nos médecins : cf. Kleinman, Ref. [2].

31 Voir pour la définition de ces usages sociaux africainslignagers, segmentaires, unitaires, hiérarchiques . . . de la maladie : Zempléni A., Ref. (51, pp. 12 16.

32 J’ai cherché à le faire dans une recherche clinique réalisée en Basse Côte D’Ivoire : Zempléni A. De la persécutfon à la culpabilité. In Prophétisme et Thérapeutique. Albert Atcho et la Communauté de Bregbo (Edited by Piault C.), pp. 153 218. Hermann, Paris, 1975. Voir aussi Ortigues M. C. et Ortigues E., Ref. [201.

33. L’expression est de Taussig M. T. Reification and the consciousness of the patient. Soc. Sci. Med. 14B, 3 13, 1980. La même ligne de réflexion concernant la désocialisation de la maladie a été développée, à une échelle historique, par Horton R. Tradition and modernity revisited. In Rationality and Relativism (Edited by Hollis M, et Lukes S.). Blackwell, Oxford, 1982.

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