Entretien Michèle Bompard-Porte

Michèle Bompard-Porte est psychanalyste, professeur des universités, et dirige le centre de recherche en psychologie « Peurs et mémoires individuelles et collectives » à l’université de Bretagne-Occidentale (Brest). M.Bompard-Porte défend une épistémologie transversale en psychopathologie, n’hésite pas à confronter la conceptualisation freudienne aux mathématiques, et son oeuvre aborde autant les phénoménes individuels que la psychologie collective. Parmi ces ouvrages, citons : La Dynamique qualitative en psychanalyse, pulsions et politique, Le Mythe monothéiste, De la cruauté collective et individuelle. M. Bompard-Porte est également la responsable scientifique de l’édition des oeuvres non mathématiques de René Thom. Ces dernières années, M. Bompard-Porte a développé une théorie de l’angoisse qui la conduit à remettre en cause certains piliers de la métapsychologie : nous la rencontrons à l’occasion de la publication récente de « De l’angoisse ».

SYNAPSE, Mars 2005, N°213

Arnaud Pagnol : Michèle Bompard-Porte, je vous remercie d’accepter cet entretien pour Synapse. Vous êtes psychanalyste, professeur de psychologie, vous vous intéressez aussi à d’autres horizons que la psychologie du suket singulier, qu’il s’agisse de mathématiques ou de politique. Si vous le voulez bien, retraçons le parcours qui a ouvert sur des horizons aussi vastes.

Michèle Bompard-Porte : Au départ, j’étais une mathématicienne en formation à l’Ecole normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. Mais les étudiants de ma génération subissaient un enseignement bourbakiste qui avait recours à des théories extrêmement abstraites pour aborder des objets que l’on eût aimé traiter de façon plus intuitive. Cela me faisait l’effet d’un marteau-pilon pour écraser une mouche…

A.P : Un petit instant… Comment caractériser cet enseignement « bourbakiste » ? Par un souci de fondation axiomatique en mathématiques ?

M.B-P. : Effectivement, le groupe Bourbaki avait un souci de fondation axiomatique et s’appuyait sur ce qu’on appelle des structures, c’est à dire sur l’algèbre, par opposition à la géométrie. Rappelons qu’au début du XXème siècle, un idéal s’était répandu : rendre compte de toute la Mathématique-comme disait Bourbaki- à l’aude des instruments algébriques et logiques, même si la suite avait révélé que les choses étaient plus compliquées, les théorèmes de Gödel ayant démontré les limites des formalismes.Pour beaucoup de gens de ma génération, cela a été un problème de se heurter au structuralisme pur et dur qui a dominé l’histoire des mathématiques d’une partie du xxème siècle. Cela m’a conduite à me plonger dans les théorèmes de Gödel lors d’un DEA de mathématiques. À la même période, pour des raisons personnelles, j’ai commencé une première analyse… Je pense que d’emblée je n’avais pas l’intention de demeurer dans le champ des mathématiques. Je ne me sentais pas assez « géniale » pour que cela vaille la peine, et, sans doute aussi, la psychanalyse m’a attirée, au fur et à mesure de ma première analyse, d’autant qu’à l’époque j’ai pu suivre un enseignement de lectures de textes de Freud dispensé par Colette Soler à l’ENS.

A. P. : Avez-vous ressenti une tension importante entre l’attirance pour une discipline plus clinique centrée sur les phénomènes affectifs et la rigueur des mathématiques ? C’est peut-être une opposition naïve, mais y eut-il alors un choix difficile à effectuer ?

M. B.-P. : Pas du tout… Maintenant, avec le recul, je dirais que je vois mal comment un mathématicien qui travaille avec un crayon, du papier, et son inventivité, parlerait d’autre chose que de processus psychiques, grosso modo, même si, bien entendu, il les envisage avec un langage et une histoire qui sont différents de ceux dont nous disposons en psychologie et en psychanalyse, champs dans lesquels je travaille. J’ai des expériences à cet égard assez étonnantes qui ont été plus loin que je ne l’avais imaginé. Vous savez qu’un de mes ouvrages est préfacé par René Thom… Un autre comporte une longue postface d’un ami mathématicien, Daniel Bennequin… C’était assez étonnant dans nos échanges, cela nous a surpris que je sois parfois à la limite de poser des questions fines de mathématiques, en passant par des questions de psychanalyse, et que, réciproquement, certains propos issus des travaux de ces mathématiciens donnent pile dans des questions à poser en psychanalyse. Par exemple, relativement à ces problèmes de fondation, eh ! bien, pour toutes les questions qui relèvent de ce que nous appelons le narcissisme, ontombe sur des problématiques assez proches, sous réserve évidemment de connaître chacun un peu le langage de l’autre. C’est assez sidérant parfois…

A. P. : Vous parlez là de nourrir des questionnements réciproques. On peut comprendre cela de façon heuristique. Mais la finalité du travail n’est-elle pas essentiellement différente ? Dès lors, ne faut-il pas choisir à un moment donné : soit faire des mathématiques, soit pratiquer la psychanalyse ?

M. B.-P. : Le choix est imposé par nos limites… Omnis determinatio negativa est : René Thom le rappelait souvent, et ceci se dit aussi chez les psychanalystes, car choisir c’est se priver de ce qu’on ne choisit pas… Raison pour laquelle un certain nombre de gens souffrent de troubles dans lesquels ils hésitent et ne prennent pas de décision. Ils ont au moins le bénéfice de n’être pas privé de ce qu’ils n’ont pas choisi !Il y a tout simplement une question de temps, de compétences, etc…, qui fait que l’on est bien obligé de choisir. Mais quant à la finalité, je serais plus en doute… Je m’honore d’avoir été l’amie de chercheurs en mathématiques « pures »et je pense que la finalité de leurs recherches était liée par exemple à la question : qu’est-ce que c’est que la pensée ? De fait, l’aspect affectif semble manquer. Mais dans le champ des mathématiques du continu – dynamique qualitative et autres domaines de la géométrie :je fais une différence nette entre ces domaines et ceux beaucoup plus combinatoire de l’algèbre ou de la logique – le simple fait de travailler avec des dynamiques introduit quelque chose qui ressemble à ce que l’on rencontre dans l’énergétique » des affects… Bien sûr, on n’a pas les mêmes outils, mais il n’est pas sûr que l’on ait des visées tellement différentes. Je pense d’ailleurs que je ne me serais pas entendu aussi bien avec des mathématiciens chercheurs si cela n’avait pas été le cas. C’était une condition de l’échange…

A. P. : Peut-être faudrait-il distinguer différents niveaux de finalité. Mais vous soulignez l’importance del’échange, de cette dimension de rencontre. D’ailleurs, vous venez d’évoquer la dynamique qualitative, qui, je crois, est associée à votre rencontre avec René Thom. Est-ce que vous pourriez nous parler un peu de cette rencontre avec le célèbre introducteur de la Théorie des Catastrophes ?

M. B.-R : C’est une rencontre qui a pris un certain temps avant de devenir concrète. Pour revenir en arrière, j’étais étudiante en mathématiques, dans la stupéfaction de la lecture de Bourbaki… Il faut ouvrir un ouvrage de la célèbre collection pour se rendre compte du niveau d’inintelligibilité de ce qui s’y formule, mais aussi de l’univocité de la pensée qui s’y affirme, puisqu’on prétend y décrire « la Mathématique » de façon linéaire, de son point-origine a son point terminal. Donc, dans ce temps-là, certains étudiants s’étonnaient comme moi du style de mathématiques enseignés et avaient entendu dire qu’un dénommé René Thom, dont on savait qu’il avait obtenu la médaille Fields en 1958, s’endormait au séminaire Bourbaki et pensait que les mathématiques devaient fonctionner autrement que dans ce formalisme. Il représentait ainsi une sorte de figure lointaine, et un espoir. On savait aussi qu’il faisait de la géométrie, des dessins, bref, une parabole, une hyperbole, ou une ellipse ne se réduisait pas à des formes quadratiques (pour prendre un exemple simpliste) ! C’est ainsi que j’ai connu le nom de René Thom, et que naquit le désir de travailler avec lui, à partir d’un autre référentiel de la pensée des mathématiques que le bourbakisme ambiant.

A. P. : Une ouverture en contraste avec la stupéfaction… Vous avez pris contact avec René Thom ?

M. B.-R : Non, cela a eu lieu par l’intermédiaire du séminaire pluridisciplinaire qu’animait Maurice Loi à l’école normale, rue d’Ulm, qui est devenu ensuite le fameux séminaire « Penser les mathématiques » de Loi-Thom-Dieudonné, et auquel j’ai assisté assez tôt. À l’époque, ce séminaire était peu connu, on se retrouvait à une vingtaine de personnes pour réfléchir sur des questions d’épistémologie.Je crois que j’ai entendu Thom pour la première fois lors d’une soirée à Ulm. Je ne me souviens plus du thème de cette conférence, mais j’avais été, comme tout le monde, ravie par l’intelligence de Thom, je crois que c’était imparable, quel que soit le sujet dont il traitait, outre son humour, l’originalité de ses vues… Un peu comme j’ai pu le ressentir à la lecture de Freud : une sorte d’ouverture du champ des possibles, qui était pour moi la séduction même.

A. P. : Ravissement, séduction… Faut-il même parler de « révélation » ?

M. B.-P. : Oh ! non, ce n’est pas de l’ordre de la révélation, ce n’est pas cela que je veux dire ! Il s’agit de l’ouverture d’authentiques espaces de pensée. Peut-être, à, envers, puis-je dire que la hantise de toute ma vie est l’ennui. Peut-être me suis-je beaucoup ennuyée petite fille ! Et quand on entend quelqu’un dont on a le sentiment qu’il est d’une certaine façon plus intelligent, quelqu’un comme je n’en ai jamais rencontré de ce niveau-là, eh ! bien, il y a une sorte de plaisir extrême à aller plus vite dans sa propre pensée, à trouver plus de choses parce que quelqu’un qui est là vous ouvre des perspectives nouvelles.

A.P : Une dilatation de l’espace en quelque sorte.

M. B.-P. :Voilà… Du jeu, de la séduction, au sens d’un infini plaisir de la pensée qui fonctionne, comme j’ai eu un plaisir infini à la lecture de certains auteurs. Par exemple, à lire des textes de Leibniz, comme la Monadologie.

A. P. : Les mondes possibles là encore ! Mais si vous n’aviez connu Thom que par ses ouvrages, cela aurait-il suffi ? Est-ce que la rencontre concrète elle-même a une importance pour une telle expérience ?

M. B.-P. : Oui, je pense. Mes souvenirs sont un peu flous, mais quand j’ai entendu la première fois Thom, j’avais certainement déjà lu des morceaux de Stabilité structurelle et morphogenèse. Peut-être aussi un petit ouvrage jaune de la revue Circé qui m’a beaucoup aidée, et même passionnée, à cause de ses incidences presque immédiates sur le travail analytique. Donc, j’avais déjà une connaissance de ces travaux lorsque je l’ai entendu pour la première fois. Mais, il ne faudrait pas croire que j’ai parlé avec lui dès ce soir-là. Thom était en un certain sens très phobique, et, sans doute, je l’étais aussi. Je me souviens qu’à la sortie de sa conférence rue d’Ulm, nous nous sommes retrouvés sur le quai du métro Luxembourg : il était 11 heures du soir, Thom prenait son train pour revenir à Bures-sur-Yvette, je prenais le mien pour aller à Bourg-la-Reine, je crois que j’étais accompagnée de mon mari, nous avons fait un pas en avant, deux pas en arrière, et motus et bouche cousue ! Il a fallu un certain temps pour se parler…

A. P. : Cela me rappelle une formule de votre ouvrage sur l’angoisse : l’être humain serait essentiellement un animal phobique / contra-phobique 1 Mais, si cette rencontre n’a pas instantanément donné lieu à une parole réciproque, elle s’est néanmoins prolongée au point que vous avez découvert des interactions avec votre travail de psychanalyste.

M. B.-P. : Tout à fait. D’être franchement mathématicienne, et d’avoir pratiqué la physique, notamment la thermodynamique, m’a aidée à apercevoir qu’une voie structurale stricto sensu fermait la porte à la saisie de ce qui paraissait majeur chez Freud : la dynamique des processus psychiques, inspirée de façon explicite de la thermodynamique de son temps. J’étais un peu dubitative quant à l’approche lacanienne, même si, grâce à ma formation en mathématiques, Lacan a pu m’introduire d’une certaine manière à la lecture de Freud. Pendant des années, j’ai lu Freud en comprenant chaque phrase car le style de Freud est limpide – mais comprendre comment on passe d’une phrase à l’autre, puis comment on passe d’un paragraphe à l’autre, était pour moi un casse-tête, je trouvais cela très très difficile, d’où l’idée de piocher dans les mathématiques de la thermodynamique afin de comprendre ce que Freud faisait avec sa dynamique.

A. P. : Essayons d’aborder cette dynamique qualitative qui se situe pour vous au carrefour des mathématiques et de la psychanalyse. Peut-on définir cette discipline en termes simples ?

M. B.-P. : Thom disait que la dynamique, au sens le plus large du terme, c’est « la science des effets du temps dans les états d’un système ». Et qualitative vient ajouter la notion de stylisation mathématique de types de transformations de formes, liées à des énergétiques qui se dépensent dans le temps, sans utiliser de mesure.

A. P. : Par mesure, peut-on entendre quantitatif ?

M. B.-P. : Oui. Avec la dynamique qualitative, on est dans un champ qui ressortit pour partie à la topologie, car on étudie en détail des types de transformation de formes.

A. P. : Des formes déployées dans l’espace ?

M. B.-P. : Des formes qui peuvent être déployées dans l’espace-temps usuel ou des formes qui peuvent être plus abstraites, dans des espaces plus compliqués. Ce qui importe du point de vue de l’homologie avec la pensée de Freud, c’est que celle-ci consiste à ne plus envisager une statique des états psychiques mais à considérer des formations psychiques qui dépendent de conflits de forces sous-jacentes, donc évolutives dans le temps. Je dirais que c’est la première rupture épistémologique que Freud a accomplie relativement à la psychologie qui le précède. D’emblée, Freud a considéré que le symptôme est une production qui a lieu dans le temps, évolutive, dépendant d’énergies qui se dépensent pour le créer et le maintenir tel qu’il se présente. Donc, avec Freud, on quitte la polarisation de la pensée sur des états psychiques ; on est dans le temps, avec une évolution en raison des forces qui changent. D’où, deux acquis aussi nouveaux que fondamentaux : 1) la distinction entre normal et pathologique n’a plus de valeur fondatrice, et 2) la psychothérapie est possible, en droit. Avant Freud, vous n’avez pas en droit de psychothérapie possible, les états psychiques n’étant envisagés que statiquement. Je veux bien que l’on mette toujours en avant la sexualité dans l’oeuvre de Freud, mais on y trouve autre chose, de tout aussi fondamental à mon avis : une pensée sur les formations psychiques comme formes dynamiques.

A. P. : Freud utilisait les outils issus de la physique de son époque, mais comment une oeuvre mathématique contemporaine, telle celle de René Thom, peut-elle apporter des instruments pour renouveler la compréhension, non seulement de la pensée de Freud, mais de la clinique visée à travers elle ?

M. B.-P. : Rappelons d’abord que toute la dynamique qualitative ne vient pas seulement de Thom : il faudrait remonter à Riemann, passer par Poincaré, ne pas oublier Boltzman, etc. Certes, Thom est l’un des grands créateurs dans ce champ où l’on essaie de géométriser la thermodynamique, mais l’émergence de la dynamique qualitative s’est inscrite dans une problématique beaucoup plus vaste. En effet, le moment où la science classique a changé, c’est le moment où elle a été contrainte de prendre en considération le temps et l’énergie comme non réversibles, comme l’énonce le second principe de la thermodynamique. Rendre intelligible cette problématique est très difficile parce que la science classique s’est fondée sur le temps linéaire que tout le monde connaît…

A.P. : Le temps galiléen…

M. B.-P. : Voilà. Ce temps est par construction une droite que l’on peut parcourir dans les deux sens. Même en relativité générale, l’impossibilité de retourner en arrière n’est obtenue que par des artifices de calcul consistant à introduire des composantes imaginaires pour bloquer le cône du temps accessible. La science classique, et même la physique relativiste, sont fondées sur le postulat métaphysique d’un temps linéaire, réversible, continu, archimédien, et considéré comme tel par Galilée : il écrit bien qu’il fixe le temps.

A. P. : Un temps non vivant, vous le soulignez dans votre ouvrage. M. B.-P. – C’est Galilée lui-même qui l’écrit. Les gens du XVIIe siècle savaient ce qu’ils faisaient et ne prenaient pas le modèle pour la réalité. Ouand Galilée mettait le temps dans le Ciel des Idées, il en avait pleine conscience.

A. P. : Le temps classique est donc une abstraction relativement à la réalité vivante.

M. B.-P. : Oui une abstraction qui ne permet pas d’intégrer des notions comme celle de dépense irréversible d’énergie, ou, tout bêtement, comme celle de vieillissement, pour ce qui nous concerne plus directement, nous les humains. Dans un temps réversible, on ne vieillit pas.

A. P. : L’irréversibilité pourrait par contre être abordée par de nouveaux outils comme la dynamique qualitative. Mais les mathématiques sous-jacentes peuvent être d’une difficulté effrayante !

M. B.-P. : C’est incontestable.

A. P. : Mais faut-il maîtriser des uni vers mathématiques extrêmement raffinés pour accéder aux intuitions cliniques sous-jacentes ?

M. B.-P. : Je vais vous répondre en évoquant ma longue expérience de l’enseignement. J’ai tenu pendant des années à L’école Normale Supérieure-Lettres de Fontenay-Saint-Cloud un séminaire de lecture des oeuvres de Thom qui était fréquenté par des philosophes, des esprits réputés « littéraires », des artistes… Bref, des gens qui n’avaient aucune formation en mathématiques. Or, Thom a fait l’effort de transcrire en français ordinaire beaucoup de ses intuitions formulées initialement dans un langage mathématique. Donc, en passant par ces textes accessibles de Thom – bien sûr, pas par ceux de pure mathématique qui lui ont valu la médaille Fields ! – on peut retrouver par la voie de l’intuition les résultats de la dynamique qualitative. Citons comme exemple un de mes élèves qui a soutenu une belle thèse en littérature comparée avec un usage très fin et central des travaux deThom sur l’analogie.

A. P. : Peut-être pourrait-on prendre un exemple clinique. Dans vos ouvrages, les notions de fronce, de bifurcation, de pli et de copli, paraissent fondamentales. Commençons avec la fronce. Qu’est-ce donc que la fronce ?

M. B.-P. : Empruntons d’abord à un autre espace théorique : selon l’art du tir à l’arc zen, on devient un bon tireur à l’arc lorsque l’on se vise soi-même. Eh ! bien, cette image restitue typiquement une géométrie de la fronce ! Thom dit aussi que la fronce c’est l’histoire du chat qui a faim, et qui, d’une certaine façon, devient la souris avant d’en trouver une. Cela doit commencer à vous dire quelque chose, car chez Freud, vous trouvez quelque chose qui est loin d’être évident : la manière dont un nourrisson est capable d’halluciner d’abord la satisfaction puis l’objet.

A. P. : L’objet « maternel » ?

M. B.-P. : Freud est très précis. Au début, le nourrisson hallucine la satisfaction, non une mère bien découpée et indi-viduée. Comme dit Winnicott, le nourrisson, dans des conditions « suffisamment » quelconques, « crée » les soins maternels. En principe, ces soins viennent là où le nourrisson les attend, de sorte qu’un chemin relativement continu peut être parcouru : prédation du sein, endormissement-satisfaction, « petit creux à l’estomac » (c’est le début d’une discontinuité), hallucination(cette fois-ci, il Y a un deux : le petit creux et ce qui est halluciné), puis, à un certain moment, les deux termes se rassemblent quand une nouvelle prédation a lieu. Pour le redire autrement, cette fronce aide à comprendre comment on peut être un à condition de devenir deux pour redevenir un. C’est une dynamique de l’Un qui introduit une espèce de discontinuité, non absolue, dans la régulation : il est possible de subsister comme un à condition qu’il y ait une façon d’autre, temporaire, à côté.

A.P. La fronce est ainsi une forme dynamique abstraite qui permet de styliser mathématiquement la constitution d’un premier objet ?

M. B.-P. : Disons que Freud, dans des textes très raffinés comme Puisions et destins des puisions, s’arrange pour postuler à la fois un narcissisme primaire et un objet primaire, de sorte que par chiasme le narcissisme et la relation d’objet coexistent. Après Freud, les gens n’y arrivent pas, donc vous avez les tenants du tout-narcissisme (Bela Grundberger, par exemple) et les tenants du tout-relation d’objet (Mikaël Balint, par exemple). Du point de vue d’une logique élémentaire, ces gens ont raison. Si vous êtes dans l’un, vous n’allez pas fabriquer du deux, et si vous êtes dans le deux, vous n’allez pas refabriquer de l’un. Mais Freud était plus subtil, il tenait au narcissisme et à la relation d’objet. Et je prétends que cette postulation du narcissisme primaire et de l’existence d’un objet, c’est-à-dire une régulation du narcissisme, c’est précisément cela que le modèle de la dynamique de la fronce nous offre.

A. P. : L’outil mathématique vient -donc ici aider à saisir ce qui est d’une extrême finesse et a rapport avec la complexification initiale du psychisme.

M. B.-P. : Ce qui est encore plus joli – cela vous tombe dans les mains comme un eurêka quand on commence à travailler là-dessus -c’est qu’ensuite il faut bien qu’il y ait création d’un autre actant plus stabilisé, soins maternels-mère. En outre, on a tous ces développements corrélatifs du Je et de l’objet, tels que Freud les aborde par exemple dans Die Verneinung (La négation ou La dénégation). Or, la série des singularités élémentaires éclaire ces processus. La fronce est une singularité relativement simple…

A. R : Un cas de catastrophe au de la fameuse théorie de Thom…

M.B.-P. : Un cas de catastrophe élémentaire. La théorie des catastrophes est une théorie de certaines singularités élémentaire de l’espace-temps usuel et de leur déploiement. Ce qui est intéressant, c’est que si l’on étudie la complication mathématique réglée de catastrophes successives, cela est tout à fait utile pour mieux comprendre ce que Winnicott appelle les soins, qui arrivent exactement à l’endroit ou le nourrisson les attend et croit donc les créer, et ceci est stylisé par la figure du copli qui relie deux fronces l’une en dessous de l’autre…

A. P. : Hmm… Hmm… Pouvez-vous préciser ce concept de copli ?

M. B.-P. : Tous ces objets, toutes ces figures de déploiement de singularités élémentaires, c’est en somme des plis raboutés les uns aux autres. Mais commençons par un pli tout simple. Prenez ce tissu sur votre doigt : entre les jeux épaisseurs du tissu, vous avez un pli. Si vous vous baladez sur la nappe du dessus et que vous arrivez au bout, vous tombez.Dans le pli se déploie une dynamique du finir, du mourir… Mais aussi du commencer, ce qui est plus difficile. Il est toujours tellement plus facile de finir que de commencer ! En, tout cas, avec la fronce, au lieu de ne faire qu’un pli, vous en faites deux.

A. P. : Mais ces deux plis restent connectés…

M. B.-R : Reprenez votre tissu et pliez-le une deuxième fois, dans l’autre sens. Lorsque vous passez le premier pli que vous avez fait, vous ne tombez pas dans le néant, vous tombez sur la nappe de dessous. Donc un objet est fabriqué de sorte qu’à un endroit vous avez une seule épaisseur de tissu, puis vous avez un endroit où il y en a trois, les deux plis, et donc la fronce, et puis de nouveau une seule. Et que vous soyez mathématicien ou couturière, la forme de la dynamique est la même.

A. P. : Les mathématiques, la couturière et les plis me fascinent… Serais-je comme Clérambault attiré par les drapés féminins ?… Si je comprends bien, en simplifiant, deux plis élémentaires sont unifiés via la fronce. Mais qu’en est-il du moment du développement psychique associé à cette figure ?

M. B.-P. : Précisons d’abord que l’objet que j’ai essayé de décrire n’est qu’une interprétation partielle qui permet de « regarder » la singularité qui s’appelle fronce. Par exemple, si vous avez vu à peu près comment est fait cet objet tissé, si vous le projetez avec une lumière forte sur un écran, et si votre tissu est un peu transparent, alors, bien sûr, vous voyez que là où il y a trois épaisseurs de tissu, cela est plus sombre que là où il n’y en a qu’une. Et si vous regardez la courbe du bord de cet espace, c’est ce qu’on appelle un cusp : le résultat de la projection sur un plan de l’objet tissé. Cette forme s’inscrit aussi sur les tasses de café lors de certaines orientations du soleil, dessinant une espèce de coeur.L’objet tissé que j’ai esquissé est ainsi une trace dans l’espace ordinaire d’un objet mathématique générique qui se dessine un peu moins bien, qui est en fait une dynamique, et qui va avoir, suivant les endroits choisis, soit un seul attracteur, c’est-à-dire un seul endroit où l’on peut tenir (une épaisseur de tissu), soit trois attracteurs (trois épaisseurs de tissu) c’est-à-dire trois endroits où l’on peut tenir, encore que deux seulement soient stables, et l’on sait comment passer de l’une à l’autre situation.

A. P. : H mm… Hmm… Cela devient un peu ardu. Pouvez-vous me projeter cela dans le champ du développement psychique ?

M. B.-P. : Eh ! bien, si l’on prend cet objet générique, la fronce, à travers ses projections dans tous ces espaces que j’ai essayé de suggérer, on arrive à une stylisation convenable de la vie psychique d’un nourrisson, parallèle à la stylisation freudienne reposant sur les notions de narcissisme primaire et d’échanges avec l’extérieur, germes d’un objet. L’obtention de l’objet comme existant réside précisément dans cette complication de la fronce en copli : rabouter deux fronces l’une en dessous de l’autre fait apparaître l’existence des soins comme tels, mais avec ce miracle que le copli est un déploiement particulier d’une singularité un peu plus complexe qui s’appelle le « papillon ». Et lorsque l’on prend la figure générique dont le copli est un cas particulier, on tombe sur ce qui s’appelle le don en théorie des catastrophes, qui a de fortes chances de ressembler à un échange construit avec la mère. Cette stylisation nourrie par les mathématiques aide donc à comprendre ces aspects du développement infantile.

A. P. : Cette stylisation peut-elle aussi contribuer à l’analyse de la formation des objets complexes, des instances psychiques, voire de la constitution du psychisme et de la réalité subjective en général ?

M. B.-P. : Pour cela, il faut aller un peu plus loin dans les travaux de Thom. Lorsqu’il affirmait : « Les mathématiques et les sciences, c’est une espèce de psychanalyse ! » (je paraphrase), cela voulait dire que tout ce que nous sommes capables d’expliciter comme scientifiques n’est pas tombé du ciel mais est une élucidation de ce dont nous sommes faits.

A. R : C’est-à-dire, une explicitation de notre propre formation du monde tel qu’il se donne dans notre psychisme en construction permanente ?

M. B.-P : N’est-ce pas merveilleux ? En tout cas, cela suscite toujours mon enthousiame ! Et tout cela est aussi dans Freud…

A. P. : Thom et Freud offrent donc deux perspectives fondamentales sur une même réalité substantielle ?

M. B.-P. : : Modulons. Thom et Freud pensent comme les Grecs en termes de physis et donc de devenir. Précisons. Le philosophe que Freud supporte, c’est Aristote, et le philosophe que Thom commente, c’est Aristote. De nombreux mathématiciens actuels se réfèrent aussi à Aristote et considèrent qu’ils font des mathématiques aristotéliciennes. Or, l’expression de réalité substantielle met en difficulté car on tombe tout de suite sur quelque chose de moins dynamique, de figé.

A. P. : Le Philosophe, pour Saint Thomas d’Akim, c’est aussi Aristote. Thom serait- il thomiste ? Quoi qu’il en soit, dans votre ouvrage sur l’angoisse, vous écrivez, en référence à la terminologie d’Aristote, que l’angoisse – ou l’Angst, pour prendre le terme générique allemand dont vous montrez la fécondité – serait l’ousia, ce que l’on traduit généralement par substance ou réalité substantielle, dans le contexte de la Métaphysique d’Aristote.

M. B.-R : Sur ce sujet, je vais immédiatement me défendre !

A. P. : Je précise d’abord ma pensée pour amortir le choc ! Est-ce que l’angoisse n’est pas une notion si fondamentale qu’elle offre un carrefour privilégié entre les perspectives de Freud et de Thom, au point que le retour à Aristote permettrait de disposer d’un tiers unifant, même si substance se révélait n’être qu’une traduction médiocre d’ousia ?

M. B.-P. : Vous n’avez pas tort d’employer substance, mais précisons le contexte dans lequel Aristote emploie ousia dans la Physique – ce terme est introduit lorsqu’il explique que l’on ne peut bâtir une physis [Nature] avec un seul principe comme nombre de Présocratiques, ni avec deux principes, car deux fait retour à l’un – on devrait mieux repérer parmi les structuralistes qu’une opposition binaire ressortit de l’un… Aristote dit qu’il faut introduire un troisième principe, et c’est ce troisième principe qu’il appelle ousia (substance, essence, être, richesse), mais aussi hypokeimenon (substrat, support), hylè (matière), ou encore toios enantios physis (une telle nature contraire ou opposée). Ainsi, Aristote déploie aussitôt une série hétérogène de noms pour être sûr que l’on ne puisse mettre la main sur ce troisième principe en le substantifiant de façon rigide. Un peu comme chez Freud, quand il introduit le Je et le narcissisme, immédiatement quatre ou cinq noms sont proposés pour les désigner, de façon à se garantir de ne pas les substantifier.

A.P. : Après ces préliminaires onto logiques, venons-en à votre ouvrage De l’angoisse. En quoi la pensée sur l’angoisse vous a paru devoir être renouvelé, notamment dans la perspective psychanalytique ?

M. B.-P. : Je suis venue à ces questions de peur et d’angoisse par la cruauté. J’avais beaucoup travaillé auparavant, dans un ouvrage qui s’appelle De la cruauté, sur la manière dont Freud construit ce que j’appelle le Sur-Je.Je traduis ainsi Über-Ich pour me garder d’une substantification que les versions françaises usuelles font presque toutes avec Surmoi, qui ne correspond pas à la notion freudienne. Freud a toujours maintenu un trait d’union entre Über et Ich, indiquant par là quelque chose qui est dans la dépendance du Je, mais qui n’a pas l’autonomie que Surmoi suggère. Ce Sur-Je est obtenu par des séries d’identifications prédatrices réciproques entre le Je et son extérieur réel.Mais, dans la construction que Freud fait du Sur-Je, notamment à la lecture de Le Moi et le Ça (ou plutôt Le Je et le Ça), ce qui apparaissait de manière extrêmement massive, et que je ne m’étais pas attendue à trouver, c’était la cruauté, non du seul Sur-Je, bien connu, mais des activités du Je, et de plus, la liaison presque systématique entre le passage à l’acte cruel et un moment antérieur de peur ou d’angoisse. Donc, une question se posait : pourquoi la cruauté ? Comment ? Qu’est-ce qui se passe là ? Et pourquoi sommes-nous tellement sujets aux peurs, terreurs, angoisses ?

A. P. : Il vous a alors paru nécessaire de refonder la théorie de l’angoisse, notamment à travers une relecture d’Inhibition, symptôme, angoisse ?

M. B.-P. : Un point cardinal, je crois, c’est qu’il faut lire Inhibition, symptôme, angoisse en même temps que les textes que Freud a rédigé le même été 1925, Die Verneinung et Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique des sexes, afin de bien comprendre que le Je, si on lit le texte de Freud à la loupe, a pour substrat – pour hypokeimenon plutôt – l’angoisse.

A. P. : Vous écrivez même à maintes reprises que le Je est « tissu d’angoisse ». Et ceci dans un rapport à la réalité. Un axe central de votre ouvrage, me semble-t-il, est d’insister sur la réintroduction d’une notion de réalité pour appréhender le genre de l’angoisse. Ce serait même la pierre d’achoppement quant à l’incompréhension de certains aspects de la pensée de Freud, en raison de la méfiance de certains psychanalystes vis-à-vis de tout ce qui n’est pas intrapsychique.

M. B.-P. :Tout à fait. On repère chez Freud la conjonction de notions capitales comme celles de Je-réel, d’angoisse de réel, de jugement de réel, de jugement d’existence

A. P. : Hmm… Hmm… Précisons cette conjonction. Quand vous parlez de Je-réel, est-ce pour indiquer que le Je et le réel se constituent ensemble ?

M. B.-P. : Chez Freud, il y a une construction très raffinée de la notion de Je, qui passe par des séries de moments différents. Je ne reviens pas sur le Je totalement narcissique du début.On passe ensuite à un Je qui fonctionne selon le jugement d’attribution, c’est-à-dire qui fait attention à la qualité plaisir-déplaisir, puis, on a ensuite cette chose merveilleuse, expliquée dans Die Verneinung : 11. Freud montre comment le jugement d’attribution, de qualité, précède le jugement d’existence. Et la construction du jugement d’existence procède d’une perte, dans l’angoisse. Le Je-réel ne commence à exister en tant que tel que parce qu’il est manquant, qu’il a perdu ce par quoi il pouvait se croire le centre du monde et autorégulé par sa propre puissance. Ainsi, se construisent à la fois ce Je que Freud appelle réel et un objet en tant qu’il est séparé et manquant.Pour que cette opération s’effectue, pour reconnaître que l’on est séparé de quelque chose, il faut éprouver du déplaisir – cela, c’est tout Freud, ce n’est pas une structure, ce n’est pas purement formel – il faut « se mettre au boulot et en l’occurrence le travail psychique consiste à reconnaître un extérieur à soi. Donc : Je-réel, angoisse de réel, jugement d’existence et de réel.

A. P. : Mais cet extérieur à soi ne réintroduit-il pas dans la problématique psychique une réalité extérieure, avec une notion de danger réel externe, qui vient contredire pour certains ce qui serait la conquête psychanalytique par excellence, a savoir l’autonomie de la réalité psychique ? Un auteur comme Laplanche s’est déclaré horrifié par certains passages d’Inhibition, symptôme, angoisse, en raison de cette réalité extérieure qui lui semble anté-psychanalytique et relever d’une théorie traumatique par opposition à l’espace intrapsychique des fantasmes.

M. B.-P. : Freud est un scientifique, donc il a procédé d’abord par simplification. Les premiers états de sa théorie étaient très schématiques, tout en étant déjà très subtils La Première Topique est très élémentaire et offre une réalité psychique considérée comme si elle pouvait être isolée- Si l’on considère l’interprétation des rêves ouvrage de fondation, il n’y a guère plus isolé comme état psychique que l’état de sommeil. Freud passe par là, car bien sûr il y a moins de paramètres, c’est plus facile, donc il vaut mieux commencer Par là… Au fur et à mesure qu’il avance, il -ajoute des paramètres, il complique, et dans les années vingt, une fois introduite la dynamique des pulsions de vie et des pulsions de mort, une dynamique qui grosso modo peut inclure tout le monde vivant et même le monde inanimé, il peut prendre en considération non seulement la dynamique des fantasmes, mais le psychisme en tant qu’il est interface avec une réalité qu’évidemment il construit.

A. P. : Il ne s’agit donc pas d’une régression à une « théorie de la séduction », avec un traumatisme par une réalité »brute » : la dimension de réel qui est introduite est une réalité construite par le psychisme.

M. B.-P. : Absolument, et justement, là, on a besoin d’instruments assez raffinés pour éviter ce qui fait peur à Laplanche. En effet, Laplanche craint que la réalité que Freud réintroduit ne soit une réalité objectivée, et, en effet, ce serait retomber sur une causalité en deçà de la Première Topique, une causalité traumatique primitive, linéaire, même compliquée par l’après-coup. Ce serait un retour au vieux schéma : telle causalité externe, tel symptôme.

A. P. : Et là, l’intrapsychique serait nié dans sa dimension essentielle.

M. B.-P. : Alors que dans Inhibition, symptôme, angoisse, mais aussi dans les autres textes de cette période, il s’agit très franchement, et dans un raffinement extrême de la pensée, de montrer comment le Je se construit dans les séparations d’une réalité qui se co-construit de ce fait même. Et quand il s’agit de retrouver dans la réalité une représentation psychique, Freud rajoute immédiatement que la représentation est déjà une garantie pour l’existence réelle du représenté. Là, les instruments mathématiques aident effectivement un peu à saisir ce quis’appelle chez Thom l’internalisation de variables externes et l’externalisation de variables internes.

A. P. : Ainsi, il faut de nouveaux outils en raison même de la complexification de la métapsychologie qui est imposée par la prise en compte de la réalité extérieure. Dans votre ouvrage, vous suggérez même qu’à côté du genre Éros-Thanatos, il faut introduire un deuxième genre tout aussi fondamental, celui de l’angoisse, ou plutôt celui de l’Angst, le terme allemand ayant la valeur générique nécessaire. C’est quand même un bouleversement d’une certaine compréhension traditionnelle de la théorie psychanalytique, guidée par le genre amour-haine avec deux types de pulsion, les pulsions de vie et les pulsions de mort !

M. B.-P. : Je crois que c’est suivre Freud.Mais un point très délicat, c’est qu’il n’y a pas de symétrie entre le genre amour haine et le genre peurs-terreurs-angoisses. Car, chez les animaux supérieurs, la faim et l’amour, auxquels on peut rajouter la haine, déterminent la quête d’objets, mais à partir d’une dynamique surtout interne à l’individu.Le genre peurs-terreurs-angoisses n’est pas de même nature, car il dépend beaucoup plus de l’extériorité de l’individu. Il n’y a pas de dynamique intrinsèque des peurs-terreurs-angoisses à la différence de ce qui se passe pour l’amour-haine. D’emblée, tout se complique…

A. P. : Cette difficulté est-elle d’ordre purement conceptuelle ? Vous dites que Inhibition, symptôme, angoisse est l’ouvrage le plus tortueux de Freud. Vous suggérez aussi que les épreuves qu’il a subies dans sa vie après la Première Guerre mondiale, dont les opérations relatives à son cancer de la gorge, ont joué un rôle dans ce retour de la réalité extérieure dans sa conception du psychisme. N’y a-t-il pas une difficulté reflétant notre propre problématique psychique quant à la prise de conscience de la profondeur du problème de l’angoisse ? Vous parlez de l’intrépidité de celui ou celle qui s’y aventure. Pouvez-vous nous préciser cette difficulté épistémologique qui ne semble pas seulement d’ordre conceptuel ?

M. B.-P. : Si je dis que le genre peurs-terreurs-angoisses est en relation avec le bord de l’individu, il s’ensuit plusieurs conséquences. D’abord, du point de vue de l’appareil psychique, seule la partie en relation avec l’extériorité, c’est-à-dire le Je, est soumise à l’angoisse. Donc cette dimension énergétique fondamentale n’est pas partout présente dans le psychisme. De plus, épistémologiquement, on est dans l’autoréférence stricte pour étudier l’angoisse. Mais cela, ce n’est encore rien. La vraie difficulté, peut-être encore plus grave que pour le sexuel, c’est de reconnaître à quel point l’appareil psychique est « mal foutu », c’est de faire face à l’entame narcissique, se rendre compte qu’on n’arrête pas d’avoir peur et de dénier cette peur, bref admettre que l’on use de toutes les techniques imaginables pour ne pas affronter ses peurs, terreurs, angoisses. Enfin, le travail psychanalytique s’est beaucoup construit à partir de l’idée d’un espace intrapsychique, auquel on tentait d’accéder, dans les « conditions de pression et de température » très particulières de la cure, dont vous savez qu’elle nécessite une discipline spécifique, autant de la part du psychanalyste que de la part de l’analysant, et ce pour diminuer le nombre de paramètres, de sorte que l’on arrive à peu près à s’y retrouver dans ce qui est dit. Le développement de la psychanalyse a donc suscité un certain type de pratique qui n’accède à la question de l’angoisse que par détour.C’est une difficulté dans la mesure où l’on ne traite des peurs-terreurs-angoisses qu’indirectement.

A. P. : Par l’analyse des défenses ?

M. B.-P. : Voilà, on analyse des défenses. Pendant tout un temps, Freud ne s’est pas aperçu que le terme de défense présuppose qu’il y ait eu de la peur et qu’on s’en soit défendu. C’est dans Inhibition, symptôme, angoisse, que, soudain, il apparaît que, oui, l’angoisse est partout dans la théorie.

A. P. : La notion de défense, importante au départ dans la pensée de Freud, rejetée ensuite, tout au moins à l’arrière-plan, revient finalement en tant que corrélat essentiel de l’angoisse.

M. B.-P. : Oui, c’est comme s’il l’avait dit sans le dire. Et je dis qu’il y a un symptôme chez Freud, quand il affirme à la fin de Inhibition, symptôme, angoisse, qu’il a mis de côté le terme de défense et qu’il lui a substitué le terme de refoulement : c’est parfaitement erroné, c’est un symptôme !Il suffit de le lire pour voir qu’il a utilisé refoulement et défense, toute sa vie et dans toute son oeuvre. Là, ça demande une interprétation…

A. R : Comme si un long cheminement avait été nécessaire pour que cette problématique de l’angoisse revienne. Peut-on faire un parallèle avec la cure analytique ? Car, vous soulignez que, lors d’une cure, l’angoisse n’est pas effacée, loin de là, elle réapparaît, s’accroît, et se manifeste peut-être d’autant plus que la cure avance. Comment comprendre l’émergence de phases d’angoisse parallèlement à la progression d’une cure ?

M. B.-P. : Les défenses sont là pour tenter de faire en sorte que l’angoisse n’apparaisse pas.Par exemple, quand une névrose de contrainte fonctionne « idéalement », elle a la vertu de ne pas laisser poindre d’angoisse pour la personne qui peut se livrer à ses symptômes, rituels, etc… Donc l’angoisse est traitée d’une certaine manière. Mais au fur et à mesure que le travail de la cure mobilise les défenses, les rend moins stables, l’angoisse réapparaît et il va falloir la travailler autrement. Le travail de la cure déstabilise des défenses, mais il faut insister sur le fait que ces défenses étaient en fait elles-mêmes un piège en raison de leur stabilité. Rappelons que Freud définit le symptôme en termes de surstabilité et de fixation. Le travail de la cure est fait pour permettre que l’angoisse ne soit pas liquidée dans des symptômes, mais élaborée, ce qui passe par la reconnaissance de séparations, et par la perte progressive d’illusions narcissiques, non sans pleurs et grincements de dents…

A. P. : Ce processus a-t-il un terme ? L’angoisse s’efface-t-elle au bout d’un chemin fût-il long ? Qu’en est-il lorsqu’une séparation de l’analyste et de l’analysant se profile ?

M. B.-P. : Je dirais que si le Je est « tissu d’angoisse », il est clair que le travail de l’angoisse dure aussi longtemps que l’on est vivant. Mais la manière defaireface peut changer, et le travail analytique permet de faire davantage face aux blessures narcissiques, à savoir selon Freud : faiblesses du corps propre, puissance des forces de la nature, extrême difficulté des échanges avec autrui…

A. R : L’angoisse est donc inhérente à la condition d’être vivant pour l’humain. Mais pourquoi diable l’humanité est-elle davantage concernée par l’angoisse qu’une autre espèce ? Dans votre livre, vous mettez l’accent sur la condition propre du nouveau-né, liée à sa prématurité néoténique. Peut-on préciser le lien de cette condition avec l’angoisse ?

M. B.-P. : Rappelons que, pour Freud, il y a deux spécificités humaines : la prématurité, mais aussi, au cours du développement, l’arrêt de la maturation autour de 4-5 ans, si l’on compare avec nos plus proches voisins. Les grands singes arrivent à maturité sexuelle vers 6 -7 ans, tandis que nous nous arrêtons à la période de latence, et la capacité sexuelle de procréer n’arrive que bien plus tard. Ces conditions fondamentales de notre vie ont une incidence sur la question de l’angoisse. Le nourrisson est inapte à la survie, et cela reste longtemps le cas pour l’enfant.Mais surtout, le nourrisson est totalement incapable de réaction adaptée en cas de peur-terreur-angoisse.Toutes les autres bestioles apprennent très vite à fuir, à attaquer, à se cacher, etc… Alors que les enfants des humains, dont on ne peut croire que la peur leur soit épargnée, ne peuvent rien faire d’autre que travailler du chapeau !La spécificité du genre peur-terreur-angoisse pour les humains est peut-être cela même qui leur plisse la cervelle, les force à devenir intelligent ! Face à la stase énergétique induite par les dangers externes ou internes, ils ne peuvent faire autre chose que des exercices mentaux, d’où la fabrication d’une partie majeure du psychisme… De plus, toujours à cause de cette prématurité, il y a cette notion de narcissisme, qui du point de vue analytique, veut dire qu’un nourrisson est l’univers. Étant l’univers, il éprouve une toute-puissance qu’il perd dès qu’il rencontre l’objet : comme dit Freud, la rencontre de l’objet a lieu dans la haine. Mais les « grands » qui apparaissent alors héritent de la toute-puissance.

A. R : Les figures parentales ?

M. B.-R : Les figures parentales, les adultes, les « grands », qui sont tout-puissants quand on est petit, qui vous font vivre, qui vous font donc mourir s’ils le veulent, mais qui protègent aussi absolument. Donc, d’un côté, l’enfant ne peut avoir une activité pertinente à l’endroit de tout ce qui est angoisse, de l’autre il y a une extériorité qui est réputée tout pouvoir. On est donc dans une situation bizarre. Pour les animaux, ou bien ils apprennent très vite des réactions adéquates face au monde extérieur, ou bien ils meurent : ils ne sont pas en train de se débattre avec ces figures d’impuissance / toute-puissance.Certes, dans une position psychique d’adulte « normalement » constitué, il n’y a plus cette oscillation simpliste, impuissance / toute-puissance, sauf que pour y parvenir, il faut en faire des séparations et des deuils ! Donc une histoire de l’angoisse accompagne tout le développement psychique.

A. P. : Vous avez évoqué le lien entre angoisse et prématurité, mais vous avez aussi fait allusion à la « période oedipienne », clef de la maturation sexuelle selon les psychanalystes. Je voudrais bien comprendre comment l’angoisse et le couple Éros-Thanatos s’entremêlent et interagissent. Et d’abord, pourquoi tenez-vous à constituer en un genre distinct les « peurs-terreursangoisses » ?

M. B.-P. : J’ai toujours été choquée qu’en psychanalyse, en France, on parle d’angoisse exclusivement, tandis que tous les autres affects, allant de la vigilance à l’effroi, la terreur, etc…, ne sont pas considérés comme proches de l’angoisse et qu’on ne leur confère pas une intelligibilité tant soit peu commune.Dans la langue allemande, lAngst, que Freud utilise presque toujours dans son oeuvre publiée, n’est pas synonyme d’angoisse. Et Freud fait ce choix parce que Angst est ambigu : Angst peut renvoyer aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur et n’a donc pas le même sens que peur (qui en français renvoie à un danger extérieur) ou qu’angoisse (qui connote l’intrapsychique). Comme vous le disiez tout à l’heure, Angst est un terme générique.Méthodologiquement, il faut donc se centrer sur le genre peurs-terreurs-angoisses, ou sinon, il faudrait tenter d’expliquer pourquoi on se centre exclusivement sur l’angoisse… Mais une telle tentative serait une impasse, à mon avis, car une partie essentielle de la vie quotidienne, individuelle et collective resterait ignorée des psychanalystes.

A. R : Abordons maintenant le lien entre angoisse et sexualité.

M. B.-R : Reprenons la question de la singularité de l’angoisse chez les humains,car nous nous sommes arrêtés au moment oedipien, alors que l’enfant n’a encore aucune capacité adaptée face aux affects de type angoisse. Il délègue donc sa sauvegarde à des formes de « grands » dont il imagine qu’ils sont tout-puissants. Il va de soi que ces tout-puissants, s’ils assurent la sauvegarde de l’enfant, le terrorisent aussi. Et pour faire tout de suite entrer la sexualité dans le champ, ce sont ceux-là mêmes qu’il aime !

A. P : L’être humain aurait-il cette particularité d’avoir le même objet pour proie, prédateur et objet érotique ?

M. B.-P. : Bien sûr, et ce n’est pas une nouveauté. Rappelons le fameux adage de Plaute, Homo homini lupus est…Cet adage indique la trinité proie-prédateur objet sexuel car lupa, en latin, signifie la putain (d’où lupanar). Freud n’a rien découvert sur ce plan-là, mais il a démontré que cette situation se constitue dans la petite enfance en raison de l’incapacité des enfants humains coincés auprès des « grands ». Proie : têter. Prédateur : les grands tout-puissants peuvent tuer. Objet sexuel : l’objet qui débarrasse des déplaisirs et crée ainsi du plaisir en hérite, comme dirait Thom, et se voit investi de l’amour correspondant. L’identité proie-préclateur-objet sexuel est une singularité humaine, cela ne fonctionne pas ainsi dans les autres espèces.Donc, amour et haine sont entremêlés, car ils l’ont été dès l’origine, et dans les « bons » cas iIs l’ont « bien » été, ce qui correspond à la « normalité », c’est-à-dire à une certaine capacité de régulation… Mais ce que j’ai oublié de dire, c’est que le moment oedipien est aussi très particulier, car l’enfant, après 3-4 Ou 4-5 ans, selon l’histoire singulière de chacun, entre dans une période que toutes les cultures indiquent comme le premier âge de raison : la sexualité infantile, papa-maman, on en a marre, on va à l’école, on a envie d’apprendre…Dès lors, tout ce qui est peur-terreur-angoisse ne devrait-il pas s’éduquer ? Mais, pas de chance, ça ne marche pas ! Car, sans trop détailler, il faut rappeler que le moment oedipien comporte le fait que les « grands », ceux que l’on va cesser d’aimer (au sens fort), on les internalise, ce qui produit le Sur-Je selon Freud.

A. P. : Revoilà le Sur-Je !

M. B.-P. : Et, bien sûr, ces « tigres de papier » internalisés ont toutes les caractéristiques de ce que l’on en a éprouvé avant le moment où ils ont été internalisés, et ils sont, entre autres, tout-puissants en tant qu’ils protègent et condamnent. Donc, à partir de 6-7 ans, alors qu’on a les moyens de « bien » se débrouiller avec les situations affectives ou extérieures qui font peur, la ressource classique est la référence à ces instances internes toutes-puissantes, sauf éducation particulièrement raffinée. On va rouler des mécaniques » ! Tout au moins aussi longtemps que l’on a peur du travail de séparation d’avec cette toute-puissance des « grands » que l’on a internalisée. L’élaboration des affects de peur-terreur-angoisse est donc embarrassée.

A. P. : Selon une métaphore que vous reprenez le Sur-je est un « monument » psychique aux peurs-terreurs-angoisses infantiles. Ce monument, par le travail analytique, ou par une éducation particulière, peut-on s’en libérer pour accéder à un Idéal du Je plus raffiné ? S’en libérer véritablement ? Comment, en fait, comprendre le poids de cette dépendance issue de l’enfance, qui semble persister éternellement, même quand on a paru parfois s’en libérer, la régression étant toujours une épée de Damoclès, même s’il faut peut-être certaines situations traumatiques pour qu’elle vous perce l’âme ? D’où vient cette puissance du monument aux figures jamais disparues de l’enfance ? J’insiste, car Freud était assez pessimiste lui-même sur une libération possible…

M. B.-P : Freud était très pessimiste c’est-à-dire réaliste – et moi aussi ! Il faut bien voir que l’on ne peut rien quant à la fabrication de cette instance. On peut prôner une éducation dans laquelle les enfants ne sont pas trop terrorisés par les parents, où ceux-ci ne sont pas trop confirmés dans leur toute-puissance, mais la mécanique de l’identification est imparable.

A. P. : On en passe forcément par là.

M. B.-P. : C’est géométrique. Devenir humain n’est pas donné, cela s’apprend par identification, il n’y a pas d’astuce. Le prédateur est sa proie. En particulier, quant aux relations de même sexe :vous savez qu’en analyse, les hommes ont souvent à traiter très longuement leurs relations à leur père, et il en est de même pour les femmes quant à leurs relations avec leur mère. Dans les deux cas, il s’agit infine d’opérer une certaine séparation, et, avec le parent de même sexe, c’est plus difficile, parce que c’est encore plus ambivalent.

A. P. : Votre livre thématise la notion de courage des patients, notion qui me tient à coeur aussi. Vous mettez d’ailleurs en parallèle le coeur et le courage, et vous rappelez que coeur a la même racine dans toutes les langues indo-européennes. Ceci me rappelle le thùmos des Grecs, cette partie intermédiaire de l’âme entre la sensualité et l’intellect, clef de l’attelage psychique selon le Phèdre de Platon, avec sa vertu propre, le courage. J’ai relevé aussi votre insistance sur une certaine magnificence du Je et de ses ressources, magnificence sur laquelle Freud est revenu après avoir initialement parlé de la faiblesse du Je. Vous usez même de la dynamique qualitative pour donner une intuition de la complexité des espaces du Je avec ses plis, ses strates et ses fibres entremêlées. Donc, même si nous avons peur de notre propre richesse, n’y a-t-il pas une voie possible, que vous formulez justement en termes de courage ? Pourriez-vous le préciser, peut-être par opposition à la lâcheté ? À moins que cela ne fasse dresser les cheveux sur la tête de certains cliniciens, car si l’on parle d’éducation de l’angoisse, ne peut-on craindre qu’il ne s’agisse que de conditionnement ? Comment comprendre le courage de façon analytique ?

M. B.-P. : Comme Montaigne, il faudrait différencier toutes sortes de courage. il faut d’abord distinguer ce qui relève du Sur-Je le plus rudimentaire, décelable lorsqu’il s’extériorise sous forme de chef de horde. Tout le travail d’un auteur comme Klemperer sur la façon dont la population allemande avait investi Hitler donne une excellente représentation de ces formations rudimentaires du Sur-Je, qui offre une protection temporaire contre l’angoisse, mais constitue les germes d’une cruauté déchaînée lorsque l’angoisse se réveille. L’efficience de ce Sur-Je tout-puissant peut donner l’illusion du courage…

A. P. : L’héroïsme du soldat fanatisé qui monte au front sans peur et la fleur au fusil ?

M. B.-P. : Voilà, et, bien entendu, il vaudrait mieux parler d’inconscience narcissique, d’identification à la figure internalisée toute-puissante et médiatisée par le Chef…. Ce n’est pas vraiment du courage. Le courage, c’est faire le travail, donc reconnaître en s’en séparant le mouvement affectif et la raison de ce mouvement, élaborer en se transformant ce qui a provoqué la peur-terreur-angoisse, qui en est aussi transformée. C’est très quotidien d’une certaine manière…

A. P. : C’est toujours à reconquérir ?

M. B.-P. : Oui, et on n’arrête pas de se prendre en flagrant délit, par exemple de chercher à se faire aimer. Toutes les fois que l’on cherche à se faire aimer, n’est-on pas sur la pente de ne pas faire Ie travail de séparation d’avec l’autre

A.P : Un tel travail exige-t-il une décision toujours à renouveler ? Cette décision est-elle libre ? Relève-telle de la conscience ? Faut-il donc déjà être conscient et libre pour être courageux ? Mais alors, le travail essentiel ne serait-il pas déjà accompli ? Où se joue finalement ce choix entre le courage et la lâcheté ?

M. B.-R : Si je le savais ! En fait, ce n’est pas si compliqué… Autant l’appareil psychique est « mal foutu », autant il a des capacités… Et les symptômes, c’est souvent une tentative pour se désennuyer, or l’humain a une indéniable appétence pour découvrir autre chose. Quand quelqu’un vient pour une cure avec une plainte, on peut considérer qu’il en a marre de s’ennuyer avec ses symptômes, qu’il désire autre chose, qu’il aspire à libérer des potentialités, de la pensée, de l’affect… In fine il s’agit de l’appétence pour la liberté. Cela fait partie du potentiel psychique de tous.

A. P. : Donc, même si tout à l’heure nous évoquions les difficultés quant à une libération vis-à-vis d’un certain type d’angoisse, néanmoins, quelle que soit la situation, il y a toujours cette possibilité de décision vers le courage et la liberté ?

M. B.-P. : Cela, les patients nous l’apprennent. Je pense à une dame que je recevais dans un hôpital où je travaillais autrefois, et qui avait été classée « schizophrène », voire « psychose infantile », avec invalidité à 8o %, pension, etc. Cette patiente m’a énormément appris. Au décours d’un assez long travail de psychothérapie, une séance par semaine à l’hôpital, cette femme a retrouvé un poste de bibliothécaire, car tel était son diplôme initial. Ce n’est pas moi qui avais décidé, c’était elle : à près de 5o ans, elle avait décidé que cela suffisait, qu’il y en avait assez de fonctionner dans les symptômes, et qu’il y avait une autre vie qui l’intéressait. Donc, le potentiel est toujours là. Évidemment, on peut détruire les gens si l’on y met le prix, mais, il y a quand même le potentiel… Comme disait Freud, même chez le dément le plus dément, il y a toujours une personne normale et je crois que la personne normale c’est du possible.

A. P. : N’y a-t-il pas aussi l’importance de certaines rencontres ? Dans vos ouvrages, vous citez souvent la Divine Comédie. Le courage ne peut-il être initié par Éros éveillant la Psyché comme Béatrice arracha Dante à une forêt « dont le seul souvenir réveille la terreur » ?

M. B.-P. : Certainement, mais je pense qu’il y a aussi une éducation… Dante doit traverser les Enfers guidé par Virgile…

A. P. : C’est reposer le vieux problème socratique : la vertu s’enseigne -t-elle ? Car la vertu paraît une et le courage est vertu.

M. B.-P. : Je pense que la vertu s’enseigne en partie. Et, inversement, il y a des techniques pour empêcher qu’elle n’apparaisse. On peut faire des efforts constants pour empêcher les gens d’être courageux. Notre société actuelle manifeste un tel effort.

A. P : Envisageons l’autre versant de la décision : la lâcheté. Qu’est-ce que la lâcheté ? Sommes-nous essentiellement lâches ?

M. B.-P. : Il faut distinguer avec Freud deux types de danger. Il y a d’abord le wirkliche Gefahr, c’est-à-dire le danger efficient, auquel nous sommes tous soumis : il y a un moment où chacun cale, c’est trop intense, on ne peut pas ne pas succomber à la peur. Cela dépend de chacun, de l’éducation, de l’histoire, etc., mais il y a des cas imparables. Et il y a le Gefahr (danger) jugé comme réel, ce qui veut dire que l’on fait un travail, et, dès lors, on peut soit aller jusqu’à l’élaboration-séparation de l’angoisse, soit s’en détourner. Donc, il y a soit courage, soit lâcheté. Dans la lâcheté, au lieu de faire le travail d’élaboration de l’angoisse, on s’y adonne. (Souvent les symptômes sont une voie intermédiaire entre, ou bien courage, ou bien lâcheté.)

A. P. : Ou bien… Ou bien… Ceci retentit en moi comme un écho… Vous insistez dans plusieurs de vos ouvrages sur le lien entre la lâcheté et la cruauté. Vous rappelez qu’il s’agit d’un topos littéraire et vous donnez l’exemple du déchaînement des mercenaires dans Salammbô. Mais, malheureusement, comme vous le soulignez, ce n’est pas seulement de la littérature. Un tel lien semble d’une prégnance extrême dans l’histoire des sociétés humaines. Vous vous référez au témoignage de Primo Lévi qui affirmait que les bourreaux des camps étaient des hommes « ordinaires ». Cette cruauté est-elle latente en chacun de nous ?

M. B.-P. : Pour Freud, du point de vue de l’inconscient, nous sommes une « bande d’assassins » protégés par l’omertà. On ne peut même pas le dire ! Nous le voyons mais nous ne le croyons pas. Et cette difficulté est liée à la question de la lâcheté. À la suite de Freud, citons : Thus conscience does make cowards of us ail… « , « C’est ainsi que la conscience fait de nous tous des lâches » (*). Pourquoi ? Comment ?avons vu que le Sur-Je est internalise tout-puissant, et a la fonction d’interdire tu ne tueras point. Mais ce qui dit psychiquement Tu ne tueras point est un assassin Alors que peut-on faire ? On peut se soumettre au Tu ne tueras point, et aller jusqu’à ne pas se défendre, mais cela peut être le début de la lâcheté. On peut aussi accentuer le Sur-Je en soi, au lieu de faire le travail de reconnaissance de l’ angoisse. Le Je se mettant du côté du Sur-Je la cruauté se manifeste selon la toute puissance de cette instance. Cela va parfois très vite. Il suffit de regarder dans un parc la claque que peut donner une mère lorsque son enfant tombe, si elle ne supporte pas l’angoisse : le Sur-Je absorbe la mère et la claque part.

A. P. : Paf ! Mais vous disiez tout à l’heure que vouloir toujours être aimé peut être problématique. L’éducation n’exige-t-elle pas une « paire de claques », au moins symbolique, de temps à autre ? Freud lui-même, à propos de la règle d’abstinence, expliquait que l’on doit parfois être cruel avec le patient.

M B.-P. : Tout dépend du référentiel cruel du point de vue de qui ?

A. P ; : N’arrive-t-il point que le courage ait à faire mal ?

M. B.-P. : Là, vous rejoignez Montaigne. -Les exemples qu’il donne du courage laissent absolument pantois tant ils semblent cruels. En fait, le courage peut parfois paraître proche de la cruauté, cependant, la cruauté, c’est le coeur de pierre, « inflexibilité, la rigidité typique du Sur-Je. Par opposition, le courage authentique est le coeur qui bat, et le coeur qui bat peut avoir peur. Être courageux veut dire que l’on a peur et que l’on en fait quelque chose.

A. P. : Terminons en évoquant très brièvement les phénomènes collectifs. Pourquoi la bascule de l’angoisse vers la cruauté peut-elle être favorisée par une collectivité ?

M. B.-P. – On peut se reporter utilement au schéma de Freud dans Psychologie des masses et analyse du Je. Il montre comment l’appartenance à un collectif implique une réduction des espaces psychiques de l’individu. Rappelons que 1’ldéal du Je est l’oeuvre de processus de séparations. Il se fabrique et s’entretient au fur et à mesure que l’on élabore ce que sont les autres pour nous, en tant qu’ils sont séparés de nous et autonomes. Ce travail de séparation crée les formes de l’Idéal du Je, et permet de « partager ce qui a disparu » (avec d’autres qui ont fait le même travail) comme disait mon ami Daniel Bennequin, selon une formule que les mathématiques stylisent.Mais la participation à un collectif présuppose qu’un objet extérieur plus ou moins élaboré et l’Idéal du Je sont réduits à un même terme stable pour tous les membres du collectif, raison pour laquelle ces membres s’identifient entre eux dans leur Je. Si vous shuntez les processus de construction et d’entretien de l’idéal du Je et que vous mettez à la place un Machin, que ce soit un Chef en chair et en os ou une entité abstraite, les processus psychiques sont forcément réduits.

A. P. : Mais la socialité n’est-elle pas aussi essentielle pour l’être humain ? N’est-il pas un être en relation ?

M. B.-P. : Bien sûr, et l’être humain est donc tout le temps en train de négocier des réductions de son psychisme pour appartenir à un collectif Pensez aux visiteurs descendant d’un car sur un site touristique : ils s’occupent bien davantage des relations avec leurs compères du car que du palais à visiter ! La négociation est permanente entre gagner une petite part d’autonomie et être pris dans une réduction psychique. La réduction peut apporter beaucoup de bénéfice : si on a la conviction que le Machin protège, beaucoup d’angoisse et de travail sont supprimés. Être membre de collectifs du genre horde selon Freud repose aussi sur le fait d’avoir eu peur, car trop d’angoisse détruit les processus du Je et ceux de son Idéal, si l’on y met le paquet, et la place pour le Machin est faite, auquel le soin de la vie est alors confié.

A.P. : Mais n’y a-t-il pas des collectifs à défendre, dont la démocratie pour la Cité ?

M. B.-P. : Freud parle de groupes totémiques où l’on est censé partager ce qui a disparu l’existence d’une figure de la toute-puissance), mais cela suppose un travail continu pour persister. Or, les humains sont paresseux, donc les démocraties, au sens effectif, sont très fragiles. Il faut tout le temps accepter de négocier, reconnaître que l’autre est autre puis arriver à se mettre d’accord. Dans notre civilisation, la vitesse crée un état d’excitation permanent qui renvoie en deçà de la capacité de penser, de prendre le temps des échanges, des séparations, de la solitude…

A. P. : Merci en tout cas d’avoir pris le temps de cette rencontre !

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