Eugène MINKOWSKI 1885 1972 : Notes sur son oeuvre psychiatrique par Georges LANTERPLAURA*

Paru dans : PSYCHIATRIE FRANÇAISE N’ 2.89

* Hôpital Esquirol, 94410 Saint Maurice. École des Hautes Études en Sciences Sociales.

L’oeuvre d’Eugène Minkowski compte parmi les plus importantes de la psychiatrie française contemporaine, avant et après la Seconde Guerre mondiale, et elle s’est exprimée à la fois par quelques livres, par un grand nombre d’articles, dont la bibliographie exhaustive reste encore à faire, par une participation inlassable aux travaux du groupe de l’Evolution Psychiatrique, dès sa fondation en 1925, mais aussi par une grande disponibilité à l’égard de tous ceux qui venaient lui demander conseil… Sans rien vouloir écrire ici de personnel, nous ne pouvons nous empêcher d’évoquer le mois d’août 1960, où nous avons eu le privilège de le conduire et de l’accompagner à ce congrès privé que Henri Ey avait organisé à Bamberg, pour y célébrer le retour d’exil de V. von Gebsattel, et aussi la reprise de quelques liens entre la psychiatrie allemande et la psychiatrie française.

Ces pages n’ont rien de biographique. Nous rappellerons seulement qu’il naquit à Saint Petersbourg, et que sa famille se fixa à Varsovie en 1892 ; il y commença ses études de médecine mais, l’université fermée en 1905, il les acheva par un doctorat à Munich, en 1909, puis un second un peu plus tard, à Kazan, pour pouvoir travailler en Russie, en attendant un troisième, à Paris, pour pouvoir exercer en France. En août 1914, son épouse travaille au Burghôlzli, et lui même, coupé de Varsovie par la guerre, accepte un poste d’assistant chez E. Bleuler, devenant ainsi l’un de ceux qui connaîtront le mieux l’oeuvre du maître zurichois ; il y reste d’ailleurs peu de temps, et s’engage dans l’armée française, en mars 1915. Après l’armistice, il s’installe à Paris où, polyglotte russe, polonais, allemand et français, sans compter le latin et le grec il se trouve parmi les autochtones, en général limités à leur langue maternelle, et qui, xénophobie et antisémitisme aidant, vont essayer de le réduire au rôle de commentateur de la schizophrénie de Bleuler.

Grâce à sa culture philosophique et à ses qualités de clinicien, il réussira bien autre chose, contribuant, avec H. Ey, J. Rouart, R. Laforgue, A. Hesnard, H. Codet et quelques autres, à la fondation de l’Evolution psychiatrique, à la vie du groupe et au développement de la revue. Il devient assez rapidement consultant à l’hôpital Rotschild et psychothérapeute à l’hôpital Henri Rousselle. Outre un grand nombre d’articles, il publie La schizophrénie en 1927, Le temps vécu en 1933, et, plus tard, Vers une cosmologie en 1936 son meilleur texte phénoménologique et son Traité de psychologie pathologique, en 1966. Quatre années d’un racisme sinistre et de port de l’étoile jaune vont assombrir cruellement son existence, sans jamais entamer ni son courage, ni sa générosité.

Commenter son oeuvre exigerait les dimensions d’un livre, et nous devrons ici nous limiter beaucoup. Trois points nous ont semblé, parmi d’autres d’ailleurs, particulièrement caractéristiques de ses recherches et nous allons essayer de préciser sa pensée à leur égard : d’abord, le thème de la schizophrénie, abordé dès 1921, dans un article où, sous prétexte d’expliquer aux non germanophones le livre d’E. Bleuler, il expose avec une clarté parfaite ses propres conceptions ; ensuite, cette notion de diagnostic structural qui n’a absolument rien à voir avec le structuralisme développée tout au long de son ouvrage de 1933, Le temps vécu, et qui constitue l’une des plus originales théories sur les rapports du processus morbide à son expression sémiotique ; enfin, sa conception de la psychopathologie. Nous espérons nous montrer plus exhaustif que lacunaire, sans vraiment pouvoir en être sûr…

1) La perte du contact vital avec la réalité

En 1921, c’est à dire après le texte de 1911, mais avant le rapport au congrès de Genève et de Lausanne en 1926, E. Bleuler reste mal connu des psychiatres français qui ignorent la langue allemande, et les rédacteurs de l’Encéphale vont demander à E. Minkowski d’expliquer, puisqu’il a été quelque temps son assistant, ce que le maître du Burghôlzli pensait de la notion de maladie mentale et comment il l’appliquait à la schizophrénie. Quarante ans plus tard, E. Minkowski nous confiait son agacement de s’être ainsi trouvé réduit, aux yeux des puissants de la psychiatrie parisienne de l’après guerre, à la fonction de divulgateur de la pensée bleulerienne, au bénéfice de lecteurs trop paresseux pour s’initier à l’allemand. Il le leur fit bien voir, en employant vingt quatre pages de cette prestigieuse revue, à montrer en quoi sa conception de la schizophrénie différait profondément de celle d’E. Bleuler.

Il résume cependant cette dernière, et lui oppose deux objections. D’une part, avec son hypothèse d’un relâchement des liens associatifs, exprimée par les altérations du cours de la pensée, les barrages et les fadings, elle renvoie nécessairement à une psychologie associationniste, divulguée en France par H. Taine, élaborée en Angleterre par J. Stuart Mill, et qui, à travers lui, remonte à D. Hume et à J. Locke. Or, aux yeux de E. Minkowski, une pareille doctrine a été radicalement anéantie par les travaux de H. Bergson, dès l’Essai sur les données immédiates de la conscience, complété un peu plus tard, par Matière et mémoire. E. Minskowski est, et restera, bergsonien par ce goût du concret et du continu, du temps et de la vie, et cette horreur de l’abstrait et du dénombrable, de l’espace et de la mécanique, qu’il explicitera dans Vers une cosmologie. Nous devons remarquer dès maintenant que c’est cette philosophie de l’expérience concrète qu’il croira trouver dans la phénoménologie d’E. Husserl, et la question reste ouverte de savoir si elle y prend le sens qui l’y satisfaisait. Il nous paraîtrait un peu simpliste d’affirmer que E. Minkowski ne s’intéressait à E. Hussel que pour ce qu’il peut avoir eu, à un certain moment, d’assez proche de H. Bergson, et nous renvoyons, à ce propos, à cette Leçon inaugurale que, le 15 janvier 1953, M. Merleau Ponty prononça au Collège de France, et où cette question se voit renouvelée.

D’autre part, excellent clinicien, E. Minkowski, comme L. Binswanger, et, plus tard, Henri Ey, ne se satisfait pas de la sémiologie pointilliste des classiques allemands et français ; il la connaît et l’exerce parfaitement, mais elle lui semble réduire le patient à la somme de quelques signes discontinus, qui méconnaissent sa singularité, et, au lieu de repérer l’être autre grâce à l’ Einfühlung, elle tend à la réification du sujet : ce n’est donc pas un hasard si, bien plus tard, quelqu’un comme R.D. Laing mettra en exergue de The divised self, en 1960, une phrase d’ E. Minkowski, qui, à vrai dire à toujours été un peu surpris, mais au fond très intéressé par les références que l’antipsychiatrie anglaise faisait à ses travaux. ,

Mais nous nous trouvons encore en 1921 ; il précise ainsi ses réserves à l’égard du maître du Burghôlzli : « … rechercher un point de vue central qui nous permettrait d’envisager, d’une façon appropriée, tous les éléments caractéristiques dont se compose la conception de M. Bleuler. Dans ce but, et conformément à ce que nous avons dit au sujet des prémisses inconscientes de notre pensée scientifique, nous tâcherons d’oublier le plus possible, et nous ne nous laisserons pas troubler dans nos recherches par aucune opinion, par aucune façon de voir, aussi naturelle qu’elle puisse paraître et d’où qu’elle vienne, soit de la psychiatrie, soit de la psychologie, soit de la physiologie. Ce point central est représenté par une entité spéciale que nous pouvons appeler le contact vital avec la réalité » (1921, 249) : et, quelques lignes plus loin : « la schizophrénie est une série de troubles mentaux qui se laissent tous envisager d’une façon uniforme du point de vue du contact avec la réalité et qui ne se laissent envisager que de ce point de vue » (1921, 250).

Ces quelques phrases nous paraissent appeler trois remarques.

D’abord, dire « nous tâcherons d’oublier le plus possible, et nous ne nous laisserons pas troubler dans nos recherches… », c’est faire écho à ce qu’écrivait E. Husserl dès 1913, dans deen, à propos de ce qu’il dénommait l’eiroxi phénoménologique : « quand je procède ainsi, comme il est pleinement au pouvoir de ma liberté, je ne nie donc pas ce « monde », comme si j’étais sophiste ; je ne mets pas son existence en doute, comme si j’étais sceptique ; mais j’opère l’EiroXi « phénoménologique » qui m’interdit absolument tout jugement portant sur l’existence spatio temporelle. Par conséquent toutes les sciences qui se rapportent à ce monde naturel quelle que soit à mes yeux leur solidité, quelque admiration que je leur porte, aussi peu enclin que je sois à leur opposer la moindre objection, je les mets hors circuit, je ne fais absolument aucun usage de Leur validité ; je ne fais mienne aucune des propositions qui y ressortissent, fussent-elles d’une évidence parfaite » ( 1913, $ 32),1950, 102 – 103). Par cette absence radicale de toute donnée préjudicielle – Vorurteilsiosigkeü – par cette attitude qui va aux choses elles – mêmes, E. Minkowski appartient indiscutablement au courant phénoménologique le plus clair et le plus strict, dans l’acception même qu’y donnait E. Husserl dans un texte comme La philosophie comme science rigoureuse, publié en allemand en 1911, et traduit en français en 1935.

Ensuite, c’est participer à ce grand courant globaliste, qui illustra la neurologie allemande, anglaise et française de l’entre deux guerres, avec les travaux de K. Goldstein, de H. Head et de J. Lhernùtte, tous héritiers de la théorie de la forme M. Wertheimer, K. Koffka, W. Koehler ; il s’agissait, à l’encontre d’une oeuvre comme celle de J. Dejerine, de prôner la saisie de l’homme dans sa totalité, im Ganzheit, comme l’on disait à cette époque. Et d’ailleurs, il s’agissait de passer d’une pluralité de signes discrets, à un signe unique, qui relevait encore du domaine sémiotique, mais ressortissait déjà à l’ordre psychopathologique, car, pathognomonique de la schizophrénie, il constituait la face sémiologique du processus ; à cet égard, il tient à l’endroit de la schizophrénie exactement le même rôle que, pour L. Binswanger, l’Ideenj7ucht par rapport à la manie : un signe, qui demeure encore un signe, et manifeste pourtant le processus dans son authenticité.

Enfin cet élément que retient E. Minkowski, à la fois signe pathognomonique et processus de la schizophrénie, nous paraît inintelligible en dehors de la philosophie de Bergson, en particulier des positions, illustrées en 1907, dans l’Évolution créatrice, et aussi dans celle de Maine de Bireau, qui fut, avec Plotin, l’un des inspirateurs de Bergson. Ces trois remarques nous éclairent un peu sur les arrières plans philosophiques des travaux d’E. Minkowski

2) La notion de diagnostic structural

Pour saisir ce concept opératoire essentiel à l’oeuvre d’E. Minkowski, nous devons en rappeler un instant les étapes. C,est dans Le temps vécu qu’il en élabore la notion, en partant d’une réflexion sur le diagnostic : « en psychiatrie, derrière le symptôme et encore davantage derrière le syndrome, il existe pour nous toujours la personnalité vivante tout entière. Et le besoin de pénétrer, au travers des symptômes, jusqu’à cette personnalité vivante, de saisir en un seul effort de connaissance toute sa façon d’être, est si impérieux que nous ne saurions nous y soustraire, aussi peu dans le domaine du pathologique que dans le domaine du normal » (1933, 208 209). Il s’agit alors d’empathie, d’Einfühlung, de diagnostic par sentiment, de pénétration dans ce que peut être l’expérience vécue du patient, et toutes ces démarches le font passer à un autre registre que celui de la clinique :

« le syndrome mental n’est plus pour nous une simple association de symptômes, mais l’expression d’une modification profonde et caractéristique de la personnalité humaine tout entière » (1933, 211) ; ce qui est ainsi visé, cette modification profonde, mais aussi caractéristique, c’est ce qu’il appelle le trouble générateur : « le trouble générateur correspond au fond, sur le plan psychologique, à la base anatomo physiologique des syndromes sonratiques., Pourtant nous n’aurons, plus affaire ici ni à des organes, ni à des fonctions, maïs, à la personnalité, vivante, une et indivisible. Notre pensée scientifique devra s’en imprégner totalement dans ce domaine. L’interprétation des syptômes, et en général, de tous les troubles mentaux, en subira nécessairement le contre-coup. » (1933, 211) ; et, un peu plus loin : « nos efforts en psychopathologie s’orientent ainsi de plus en plus vers la recherche de troubles élémentaires se rapportnat à la personnalité tout entière et non à une quelconque de ses fonctions. Nous parlons en ce sens de troubles générateurs » (1933, 215).

Il envisage alors comment on doit remonter des apparences, que constituent les confidences et les conduites des patients, aux troubles générateurs : « nous avons ainsi différencié, du point de vue psychologique, dans le syndrome étudié, deux aspects différents . l’aspect idéoémotionnel, au mieux, dans certains cas, l’aspect idéo – affectif qui nous permet de comprendre le malade, d’établir un rapport idéique ainsi qu’un lien de sympathie avec lui, et l’aspect structural psychiatrie qui constitue la charpente intime du syndrome, qui conditionne l’agencement de ses éléments et qui nous explique enfin pourquoi notre raisonnement n’a plus aucune prise sur les idées délirantes de notre malade, ces idées n’étant autre chose que l’expression secondaire d’une forme particulière de la vie mentale, différente de la nôtre, réalisée ici par la subduction morbide de la personnalité dans le temps » (1933, 221). La clinique ne saisit donc jamais que des expressions secondaires du trouble générateur, et pour aller plus loin, pour atteindre ce trouble générateur lui même, il faut opérer ce diagnostic structural qui dévoile et qui explicite les altérations des rapports que la personnalité vivante tout entière noue avec le temps et avec l’espace.

3) La psychopathologie Il est clair que pour E. Minkowski, la psychiatrie clinique constituait une discipline médicale, Inévitablement empirique, où, certes., il excellait, mais qui. ne, le satisfaisait guère, si bien que son désir d’aller plus loin le conduisait vers un autre domaine, qu’il appelait, par commodité, la psychopatholoqie

Admirable connaisseur du français, qui était devenu secondairement sa pre mière langue, il ne dédaignait pas. Les distinctions subtiles, et nous nous rappelons combien il tirait d’aperçus judicieux de ce fait que, dans les mots fond et fonds, le second ne constitue pas seulement le pluriel du premier, et existe au singulier pour son propre compte, puisqu’un fonds de commerce n’est nullement une arrière boutique. Dans la même veine, il montrait que psychopathologie pouvait signifier ou bien « pathologie du psychologique », ou bien « psychologie pathologique ».

La première locution présuppose l’existence d’une discipline générale, qui parle des facultés mentales de l’homme, depuis le De anima d’Aristote, jusqu’au traité de psychologie, puis au Nouveau traité de psychologie de Georges Dumas, jouant à l’endroit de la vie intellectuelle et affective, le rôle que CI. Bernard assignait à la physiologie générale par rapport au fonctionnement de l’organisme. De même qu’il suffisait, aux yeux de l’élève de F. Magendie, d’ôter le pancréas du chien pour établir la vérité expérimentale du diabète de l’homme, et, plus généralement d’altérer les fonctions connues de la physiologie générale, pour produire une physiopathologie apte à régenter scientifiquement la médecine, de même il suffisait d’envisager les diverses facultés de la sensibilité et de l’entendement humain, puis de les imaginer altérées, d’abord une par une, puis par groupes, et enfin toutes ensemble, pour produire le schéma d’une psychologie pathologique propre à servir de guide à la psychiatrie empirique : pareille opération semblait à E. Minkowski horrifique et surtout dérisoire. La psychopathologie ne se réduisait pas à pathologiser les fonctions étudiées par la psychologie générale.

C’est pourquoi il renversait la locution et voyait dans la psychopathologie une psychologie du pathologique. Il s’agissait donc de prendre le pathologique tel que l’empirisme clinique le donnait à l’observation, et, par l’empathie, de remonter, en quelque sorte, grâce à un signe, encore signe et déjà processus, jusqu’au trouble générateur. Il y gagnait, à la fois, une représentation intuitive, au moins partielle, de l’expérience vécue du patient, et un repérage précis des rapports de son existence avec l’espace et le temps.

Nous croyons d’autant moins avoir ainsi résumé la pensée d’E. Minkowski, qu’il avait horreur de tout système et récusait d’avance tout ce qui ressemblait à une unité doctrinale. Nous avons donné seulement quelques aperçus, en souhaitant inciter le lecteur à se reporter à ses écrits, pour se faire une idée mieux informée de l’importance de son oeuvre.

Bibliographie

HUSSERL (E.), Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950 (1913).

HUSSERL (E.), La philosophie comme science rigoureuse, trad. Q. Lauer, Paris, P.U.F., 1955 (1911).

LAING (R.D.), The divised self, London, Tavistock, 1960.

MERLEAU PONTY (M.), Leçon inaugurale faite le 15 janvier 1953, Paris, Collège de France, 1953.

MINKOWSKI (E.), La schizophrénie et la notion de maladie mentale (sa conception dans l’oeuvre de Bleuler), l’Encéphale,1921, 247 257, 314 320, 373 381.

MINKOWSKI (E.), La schizophrénie, Paris, Payot, Ire éd., 1927 ; Paris, Desclée de Brouwer, 2c éd. 1953.

MINKOWSKI (E.), Le temps vécu, Paris, d’Artray, 1933.

MINKOWSKI (E.), Vers une cosmologie, Paris, Aubier, 1936.

MINKOWSKI (E.), Traité de psychologie pathologique, Paris, P.U.F., 1966.

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