Après un génocide, c’est à la fois le groupe et le sujet privé qui se retrouvent dans une situation traumatique : catastrophe psychique et sociale, le génocide affecte simultanément l’espace mental de l’individu et de ses groupes d’appartenance (famille peuple, religion) dans une destruction partielle ou totale de chacune des institutions qui en constituaient le fondement. Privé du recours habituel à ces instances médiatrices, le sujet reçoit de plein fouet des contenus traumatiques non élaborés, et qui risquent de demeurer non élaborables, du fait même de cette destruction. En l’absence de structures contenantes et détoxifiantes, c’est toute l’histoire du groupe traumatise qui fait irruption dans le psychisme individuel, le traumatisant à son tour, dans une répétition qui ressemble alors davantage à une malédiction qu’à de la transmission. Est ce à dire que tout descendant de survivant d’un génocide est condamné à cette « transmission à perpétuité » qui fait de lui le réceptacle désolé des générations qui l’ont précédé ? La part de négativité présente dans toute transmission demeure t elle toujours intraitable ou peut on supposer, qu’à certaines conditions, elle puisse se laisser apprivoiser jusqu’à devenir une part irréductible mais néanmoins constituante de l’espace subjectif et générationnel ?
La transmission psychique normale
Les objets psychiques véhiculés par la famille, puis, plus tard, par le groupe élargi, constituent pour l’enfant un support narcissique et identitaire indispensable à la constitution de son appareil psychique. Comme le rappelle René Kaës, l’héritage n’est pas un processus passif, qui va de soi, mais, au contraire, il suppose, chez l’héritier, une appropriation active, sous la forme symbolique qui va le constituer en sujet de son héritage (Il 993). Cette appropriation est donc un travail constant et puissant qui, pour s’effectuer, requiert des conditions particulières, tant au plan individuel qu’au plan groupal. Ce double statut du sujet comme détenteur d’une subjectivité singulière, mais aussi comme maillon dans la chaîne des générations, implique immédiatement la question de savoir comment ces deux constituantes s’articulent.
Dans ses principaux écrits, Freud pose l’identification comme le socle de toute transmission : qu’elle soit hystérique, mélancolique ou narcissique, l’identification se retrouve dans tous les processus qui régissent le rapport du sujet à l’autre. Effectuée tantôt sur le modèle de la contagion, tantôt sur celui de l’incorporation, l’identification vise toujours à s’approprier une partie ou la totalité de l’autre ; mais, c’est dans Totem et tabou (1912 1913) et Psychologie des foules et analyse du moi (1921) que Freud nous livre son analyse la plus achevée des modèles d’identification. On y trouve les notions clés de la transmission, dont celle d’un « appareil à interpréter » et celle d’une transmission groupale. Cette description de la transmission telle qu’elle s’effectue dans les groupes fournira d’ailleurs à Mélanie Klein le support au développement du concept « d’identification projective » (1955) que l’on retrouve à l’oeuvre dans toute transmission, tant dans sa dimension primaire que dans les formes plus élaborées. À la suite de Mélanie Klein, Sion développera le concept « d’identification projective normale » dont il fera la matrice de toute transmission (1959) : pour lui, l’identification projective est un processus indispensable au développement de la communication première entre la mère et l’enfant, notamment la fonction alpha, embryon de toute transmission ultérieure. Fonction d’accueil, mais aussi de transformation, la fonction alpha va progressivement être assumée par l’enfant, dans un mouvement qui est à la fois contenant et constitutif de son psychisme. C’est en transformant les contenus transmis par l’autre que l’enfant se les approprie par le biais d’un travail constant d’interprétation, ce qui nous amène au concept freudien, repris et développé par Kaës, d’un « appareil à interpréter ». Freud avait décrit cet appareil comme le processus par lequel les générations ultérieures pouvaient « s’assimiler le legs affectif de celles qui les ont précédées » (1912-1913) : Kaës en fait le vecteur même de la transmission dont la fonction inconsciente est de produire du sens et de transformer les contenus reçus par le sujet (1993).
Mais la transmission psychique n’est pas simplement affaire de contenus : comme le souligne justement Albert Ciccone, on transmet non seulement des contenus, mais aussi des processus, et tout le climat affectif qui les accompagne (1999). Ainsi, dans l’exercice de la fonction alpha, la mère transmet à son bébé des contenus transformés et détoxifiés, mais aussi la fonction alpha elle-même, c’est-à-dire le processus par lequel elle est capable de « contenir et de transformer l’éprouvé émotionnel de détresse » de son bébé (1999). Ce qui se transmet, ce n’est donc pas seulement le nouveau contenu, mais aussi le fantasme qui sous-tend ce processus sans cesse répété, et qui modèle le sens que l’enfant va donner à toute la situation. On voit bien ici comment le contexte – réel ou fantasmé -jouera un rôle primordial dans la transmission, régissant ainsi la façon dont l’enfant pourra ou non s’approprier ce qui lui est transmis.
La transmission normale exige un espace de jeu, espace intermédiaire où l’enfant, et plus généralement le récepteur, pourra se livrer librement à cette capacité de transformation et d’appropriation symbolique : on retrouve là la notion « d’intermédiaire », notion indispensable pour comprendre ce qui distingue la transmission normale de la transmission pathologique.
Dans les situations de transmission normale, la fonction « intermédiaire » est assurée par la famille et toutes les institutionsrelais de la société : institutions de soins, écoles, groupes culturels. Comme nous l’avons dit plus haut, la catastrophe psychique et sociale se caractérise précisément par la destruction simultanée de toute structure médiatrice, rendant ainsi l’espace psychique groupal aliénant. La transmission des objets générationnels ne peut plus s’effectuer que sur un mode négatif, et de matière vivante, ces objets devenant mortifères par l’emprise qu’ils exercent sur le psychisme de ceux qui en héritent.
La transmission psychique pathologique
La tâche d’assurer au sujet singulier sa place dans l’ensemble familial et social revient tout d’abord au groupe familial. Par le biais de l’appareil psychique familial, entité psychique commune en charge de l’articulation entre le fonctionnement familial et les fonctionnements individuels de chaque membre, la famille est à même de remplir ses fonctions traditionnelles de contenance, transformation, liaison et transmission. L’appareil psychique familial est cet espace intermédiaire présentant toutes les caractéristiques d’un espace transitionnel, instance médiatrice entre la réalité psychique interne et la réalité sociale externe (A. Ruffiot et al., 1981). Quand, du fait d’une rupture catastrophique, il n’est plus en mesure d’assurer cette fonction, les éléments non élaborés – deuils non faits, ruptures, vécus traumatiques – continuent leur travail de sape dans le psychisme, dans lequel ils s’enkystent hors de toute représentation et de toute mentalisation, objets bruts d’une transmission impossible.
Quand l’histoire des générations précédentes ne peut s’inscrire que sous la forme d’une brûlure indicible, ce sont les frontières même entre les générations qui s’en trouvent annulées, dans une répétition mortifère où le travail de pensée et d’élaboration n’a pas sa place. Dans ces conditions, peut-on choisir de ne pas hériter et peut-on interrompre la transmission ?
En fait, même si l’héritier n’a pas conscience d’hériter du passé traumatique, celui-ci s’insinue dans son psychisme de diverses manières.
Les notions de délégation et de loyauté familiale telle qu’elles sont définies par Stierlin (1977) et Boszormenyi-Nagy (1973) complètent de façon intéressante celle d’appareil psychique groupal. La délégation mise en évidence par Stierlin est au coeur des relations entre les générations : nécessaire à la construction de l’identité du sujet, en l’inscrivant dans un processus relationnel à la fois horizontal et vertical, elle peut devenir pathogène, notamment quand il y a conflit, conscient ou inconscient, entre les missions dont est chargé le sujet et son devenir individuel. La loyauté, décrite par Boszormenyi-Nagy, peut être considérée comme une extension de l’idée de délégation, où l’accent est mis sur le processus qui lie le sujet à son groupe familial ou d’appartenance. Si la délégation donne un sens à la vie du sujet, la loyauté représente l’éthique relationnelle qui lie entre elles les générations. En ce sens, on peut dire que la transmission transgénérationnelle est tout entière régie par ces phénomènes de délégation et de loyauté, qui sont la condition même de son existence.
Pour les héritiers d’un groupe traumatisé, délégation et loyauté agissent souvent sur un mode inconscient, assujettissant ces derniers à une allégeance dont ils peuvent d’autant moins se libérer qu’elle opère à leur insu. On trouve chez l’auteur israélien David Grossman une description saisissante de cette allégeance, représentée par le jeune Momik, fils de rescapés de la Shoah, qui se livre à une quête compulsive d’un savoir sur le passé de ses parents, ce « là-bas » omniprésent dont on ne parle pas (« C’est une lutte qu’il mène pour ses parents et pour les autres aussi. Bien entendu, ils n’en savent nen ; devraient-ils le savoir ?) (Grossman, 1986).
Héritier du génocide, le jeune Momik demeure rivé à des contenus traumatiques dont il ne peut den faire, sinon les perpétuer, car ils agissent dans sa psyché en dehors de toute transmission consciente. Ueffort qu’il fait pour acquérir ce dont il a hérité malgré lui est emblématique du travail de Sisyphe que doivent accomplir les descendants d’une telle catastrophe. Au silence des parents a fait pendant celui des enfants, qui demeurent longtemps, et parfois à jamais, « éblouis par le noir mystère d’avant leur naissance » (Fresco, 1981).
Dans de telles conditions, la transmission psychique ne peut être que pathologique. Bien qu’empruntant des formes diverses, elle reste marquée du sceau traumatique, dans un trop plein ou un manque de paroles qui emprisonnent les générations de façon identique : on peut ainsi dire que les descendants d’une catastrophe se voient assigner le traumatisme comme seule origine, et comme seul héritage.
La vie à l’ombre de la survie
Bien que contesté comme trop prédictif et pathologisant, le « complexe d’enfants de survivants » tente d’isoler et de regrouper certaines manifestations communes aux descendants de survivants de la Shoah. La question se pose à juste titre de savoir si l’on peut postuler l’existence d’un tel complexe, en le distinguant d’une névrose individuelle.
Ce sont les auteurs anglo-saxons, et à leur suite les Israéliens qui, après avoir isolé le syndrome du survivant, se sont posé la question d’un syndrome parallèle concernant les descendants des survivants (Trossman, 1968 ; Kestemberg, 1972 ; Klein, 1973). Il n’est pas étonnant que ces études se soient développées dans des pays où la concentration en survivants était la plus grande, mais qui étaient aussi des pays jeunes et d’immigration, donc plus sensibles aux problématiques de l’identité personnelle et de la transmission groupale.
Par enfants de survivants, on entend tous ceux qui sont nés après la libération de leurs parents du joug nazi, donc des personnes qui n’auraient pas été directement exposées aux persécutions. D’après Barocas et Barocas, le syndrome de survivance des parents se perpétue de façon étonnamment vivace chez certains enfants de survivants (1979, 1980) : c’est presque comme s’ils avaient eux-mêmes vécu les événements traumatiques dont leurs parents ont été victimes. On trouve chez ces descendants des troubles de la relation d’objet, une faible estime de soi, une grande vulnérabilité narcissique, associés à de forts sentiments de culpabilité et de dépression, et-enfin une certaine difficulté à conserver des limites identitaires stables. Comme chez leurs parents, on constate chez les descendants la coexistence de zones spécifiques de fragilité avec des secteurs apparemment plus adaptés du moi. Le niveau élevé de correspondance entre les pathologies des enfants et les troubles des parents a amené les chercheurs à se pencher sur l’étude de la famille des survivants : j’ai moi-même isolé certains traits propres aux familles que j’ai appelées « survivantes » (Angel & Mazet, 2004). Parmi les principales caractéristiques de la famille survivante, on trouvera notamment des difficultés de différenciation, une inversion générationnelle, une certaine perversion de la temporalité et le recours fréquent à des mécanismes de défense comme le déni ou l’idéalisation.
Tous les auteurs s’accordent à lier les troubles constatés chez les enfants à la façon dont l’histoire traumatique est abordée au sein de la famille. On constate ainsi deux attitudes opposées :
ceux qui décident de passer sous silence leur expérience passée, parents qui ne parlent pas, et que les enfants n’osent pas interroger.
les autres, en revanche, qui ne cessent de raconter, inondant les enfants de récits dont ceux-ci aimeraient parfois pouvoir se protéger.
Tous les descendants de survivants parlent de la difficulté à aborder le traumatisme des parents. Que ceux-ci se taisent ou qu’ils parlent, rien de ce qu’ils disent ne peut se transmettre normalement : mais, comment raconter normalement les jours de sa mort ? Les mots manquent pour raconter la destruction, et les choses que l’on a été contraint de voir. Alors, les enfants préfèrent se taire ou, au contraire, oublier ce qui leur a été dit, comme si rien ne pouvait vraiment s’inscrire : la marque indélébile demeure énigme, et rien ne peut s’engranger dans la mémoire à la façon des souvenirs ordinaires du passé. Les descendants de survivants vivent ce paradoxe de souffrir à la fois d’un trop de mémoire et d’une amnésie constante : leur mémoire est une mémoire occupée, comme l’est celle de leurs parents.
En fait, c’est tout leur vécu qui est marqué par ce lourd héritage : tous disent leur impossibilité à se comporter normalement avec leurs parents. En particulier, la difficulté à manifester, voire à éprouver de la colère à leur égard. Au lieu de l’expression, c’est la répression affective qui règne, répression qui va marquer toute leur personnalité, et leur rapport à leurs propres enfants. Ceci tient, en grande partie, à la place qu’occupe l’enfant de survivants en effet, l’enfant né après un génocide est à la fois un enfant-partenaire et un enfantemblème :
enfant-partenaire, en ce qu’il supporte le poids de la détresse et du manque parental, devenant ainsi, trop tôt et trop vite, le parent de son parent ;
enfant-emblème, en ce qu’il représente la revanche d’une génération vouée à la destruction. Pour beaucoup de parents, la fascination d’avoir pu engendrer éclipse toute possibilité de considérer l’enfant comme un être individué : preuve vivante de leur victoire sur la mort, il ne peut être reconnu que dans cette fonction, où l’affirmation du narcissisme de survie des parents devient plus importante que la vie de l’enfant.
Indemniser le parent, le réparer, tel est le but et la justification ultime de la vie de l’enfant de survivant.
Dans ses écrits successifs, Jean-Claude Snyders tente d’exorciser le rapport complexe et douloureux qui le lie à son père survivant (Snyders, 2003). Il parle longuement de son impossibilité à être agressif envers son père et de la nécessité pour lui d’être « sans mal » un être idéal, destiné à rendre à son père un peu de la confiance perdue à Auschwitz. Rassurer le père, ne jamais lui faire de mal, ne jamais le décevoir non plus ; se montrer toujours doux, parfait, et surtout, toujours serein et heureux ; telle a été sa tâche. Déni de la violence, donc, mais aussi déni du mal et des sentiments négatifs, désormais bannis de l’univers que son père s’est reconstruit après le camp. Cet interdit de penser et de faire le mal semble avoir pesé très lourd dans la vie de ce fils de rescapés, à l’instar de beaucoup d’autres qui, inconscients du mandat qui les accable, s’exténuent dans une quête impossible de perfection qui absorbe toute leur énergie vitale.
On relève, en particulier, un sentiment constant de ne pas parvenir à approcher ce père, muré dans une souffrance bruyante et sans mots : « Ce que je dois retrouver, ce sont les mots qu’il voulait dire ( … ), paroles ( …. ) qu’il ne pouvait prononcer, que personne, jamais, ne peut dire ( … ) Lorsque la souffrance a été trop forte, on ne peut en parler Il n’a pu que crier ses souffrances, sans pouvoir dire ce que contenaient les cris qu’il poussait ; il ne le fallait pas du reste, pour lui : cela eût pu lui faire du mal. Pour moi, cependant, cela aurait été précieux. »
C’est donc à l’enfant de survivant qu’incombe la tâche de mettre des mots sur la souffrance parentale muette. Cela, il ne peut le faire qu’après avoir longtemps erré, à la recherche des mots et des images qui ne lui ont pas été transmises, sinon sous la forme d’engrammes terrifiants. Prêter ses mots et son imagination pour vivifier la mémoire parentale, c’est encore mettre sa vie au service du parent endeuillé, pour l’envelopper, lui et tous ses morts.
Une mention particulière doit être faite ici pour les orphelins et les enfants cachés dont on a trop longtemps méconnu la souffrance : le malheur, en effet, ne s’est pas arrêté aux portes des camps ou des ghettos. Les enfants cachés ont souvent perdu leurs parents, déportés, mais aussi, irrémédiablement perdu leur enfance, et parfois la capacité de vivre autrement que dans la survie.
Mais, là encore, la transmission n’est pas uniquement affaire de récit, et l’atmosphère familiale, la vie des parents, le rapport qu’entretient la famille avec l’environnement sont autant de facteurs qui marquent de leur empreinte la perception qu’aura l’enfant de ce qui est arrivé à la génération d’avant. Perception qui ne manquera
pas de marquer son propre devenir, sous la forme notamment d’une menace essentielle, menace de mort que l’on retrouve quasiment chez tous les descendants de survivants. Il s’agit là d’une forme particulière d’identification inconsciente avec une catastrophe qui n’est pas la leur mais que, néanmoins, ils éprouvent comme s’ils l’avaient eux-mêmes vécue.
« La mort est là en permanence, on le sait mais on n’en parie pas », dira un enfant de la troisième génération interrogé par Marianne Rubinstein dans un petit livre intitulé Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin (2002). L’auteur, jeune femme appartenant elle aussi à cette troisième génération d’après la Shoah, a choisi d’illustrer la problématique de sa génération par une série d’entretiens courts, entrecroisés de fragments personnels. De façon rapide et incisive, parfois même caustique, elle illustre dans son ouvrage les principales composantes du vécu particulier des descendants. Dans les extraits rapportés, on découvre au détour d’une phrase, des pans entiers d’une problématique que l’on pouvait croire exceptionnelle, et par là même, pathologique. Les thèmes qui se dégagent des témoignages recoupent de façon étonnante la description faite dans le syndrome des enfants de survivants.
Écoutons parler Élise, 35 ans, normalienne, agrégée de lettres classiques, qui enseigne à l’université (Rubinstein, 2002). Pour elle, la Shoah est une chape qui pèse sur elle : « Rien dans mon histoire individuelle ne peut expliquer, ni motiver un tel sentiment de culpabilité, un besoin de se justifier en permanence, une tension vers une espèce de perfection folle. Cette histoire, il faut à la fois que je l’assume et que je m’en défende. » Après avoir évoqué son sentiment de vivre dans une « famille sinistrée », Élise aborde la question de l’inversion des générations : pour elle, comme pour beaucoup de descendants de survivants, la parentification semble une composante essentielle d’un vécu où le parent (parfois les deux parents) est perçu comme fragile, devant être protégé, enfant éternel de parents qui ont disparu.
« (IVIon) père se vit essentiellement comme un fils ( … ) Je me suis souvent vécue par rapport à lui dans une position inversée : j’avais à faire avec ses fragilités, c’était à moi d’être solide. » Ce sentiment de devoir protéger les parents entraîne chez l’enfant de survivant des comportements qui vont de la difficulté à se séparer d’eux, au sentiment de devoir toujours être fort, assurer ».
Délégation renforcée, où la génération disparue pèse plus lourd que la génération actuelle ; il n’est jusqu’au prénom qui soit le sien, lui qui, comme chez les juifs ashkénazes, porte le nom d’un proche disparu, parfois dans une succession de prénoms dont chacun est le rappel d’une perte.
« S. comme Sarah, la mère de mon père, et R. comme Ruth, la mère de ma mère, toutes deux déportées »
« Je m’appelle Rachel, Adèle, Rose : Ruth comme ma grand-mère paternelle, Adèle et Rose comme ses deux filles, les deux soeurs de mon père. Quant à mon frère, il porte le prénom du père de mon père, et de ses deux frères, tous déportés. Si mon père avait eu une famille plus grande, nos prénoms n’auraient pas suffi, à mon frère et moi. »
De tels propos illustrent bien le sentiment qu’ont les enfants d’être des stèles commémoratives d’une douleur et d’un deuil sans fin.
Un deuil impossible
Les survivants d’un génocide sont confrontés à un deuil impossible. Pour des phénomènes d’une telle ampleur, les références classiques à la clinique du deuil peuvent parfois paraître insuffisantes. Comme le décrit Freud, le travail de deuil qui consiste en un détachement progressif et complet de l’objet disparu, requiert de la psyché une grande dépense de temps et d’énergie. À l’issue de ce long et coûteux processus, le sujet se retrouve épuisé mais libre. S’il ne parvient pas à s’engager dans ce travail, il peut alors sombrer dans la mélancolie, solution d’évitement de la séparation inhérente au travail de deuil (Freud, 1915). L’alternative travail de deuil/mélancolie ne suffit pas à décrire la variété de réactions des survivants face à l’immense perte qui a été la leur : il semble en effet inadéquat, voire dérisoire, d’évoquer un « détachement progressif de l’objet aimé » quand c’est souvent en quelques instants que tout l’univers du survivant a été anéanti… C’est pourquoi, au concept de « processus de deuil », je préfère celui qui, prenant en compte les « réactions de deuil » tout en gardant les concepts classiques de la clinique freudienne, permet d’élargir le tableau, en y ajoutant des descriptions cliniques qui vont du refus de la perte, plus proche de la psychose et de la mélancolie, à la suspension du deuil, ce deuil entre parenthèses décrit par la littérature spécialisée (Szafran, Thanassekos et al., 1994). Parmi les mécanismes propres à ce travail particulier que les survivants ont à accomplir, on trouvera notamment la répétition, signe d’une tentative pour surmonter le traumatisme. Dans leurs récits répétés, mais aussi dans leurs symptômes, les survivants et leurs descendants cherchent tous à transformer le traumatisme originaire, pour le sortir de l’enkystement psychique dans lequel il se maintient. C’est ainsi que l’on peut comprendre comment nombre d’entre eux s’efforcent maintenant de témoigner, dans des récits qui vont du simple récit de vie à des témoignages plus élaborés, tels qu’on les voit actuellement se multiplier.
La création comme transformation du traumatisme
Après des années de recherche sur le traumatisme extrême, il m’est apparu nettement que la créativité était, pour les générations d’après, un moyen possible pour maîtriser et transformer l’histoire traumatique dont ils sont les héritiers, notamment dans ses effets pathogènes. Par créativité, j’entends toute forme de travail, création, pensée ou oeuvre qui tente une restitution après transformation du traumatisme parental ou grand-parental qui a marqué leur existence.
Tous les auteurs cités ici, mais aussi tous les autres, écrivains, essayistes, cinéastes, peintres, célèbres ou anonymes, tentent, chacun à leur façon, de transformer un héritage qui les empêche de séparer la réalité du fantasme, écrasant ainsi de façon quasi définitive leur capacité de rêverie.
La création, par la voie de la sublimation, représente un moyen privilégié d’intégration des objets bruts de la transmission. À partir des failles même de la transmission, elle constitue à elle seule un processus de reprise et d’étayage pour le psychisme des descendants de survivants d’une catastrophe psychique et sociale. Les descendants de survivants, en proie à une effraction continuelle, silencieuse ou bruyante, trouvent dans la création l’espace privé qui leur a fait défaut. Par le biais de cette création, ils peuvent transformer les contenus dont ils ont hérité et les faire accéder au rôle d’objets symboliques, transmissibles et partageables par d’autres qu’eux. Élaborer le vécu parental, c’est sortir de la collusion entre fantasme et réalité dans laquelle leur enfance a baigné c’est aussi sortir de l’espace clos que constituent la famille et son secret. Trouver des ponts entre l’intérieur et l’extérieur, c’est être capable de sortir de l’enfermement auquel la catastrophe passée les condamne. Ils peuvent ainsi rester fidèles à leur mandat, tout en le transformant ; en cessant d’être seulement des héritiers passifs du malheur familial, ils se réapproprient leur histoire. C’est un acte pieux, puisqu’il s’agit, pour l’enfant, d’envelopper ses morts dans le « linceul des mots » (Altounian, 2000). Mais, c’est aussi acte de vie qui lui permet, une fois les morts enterrés, de se tourner vers la vie, en retrouvant sa place dans la chaîne des générations.
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