Fonctions du rêve dans la société traditionnelle baoulé. Par Kouakou Kouassi.

Paru dans « Revue française de Psychanalyse, n°3, 1993

Kouakou Kouassi : Psychanalyste et thérapeute. K Moro (Consultation d’ethnopsychiatrie, service du Pr P. Mazet, CHU Avicenne Bobigny).

Depuis toujours, le rêve est objet d’interrogations de la part de ceux qui se penchent avec émotion sur l’âme humaine. Il a souvent été considéré pour sa valeur prédictive.

C’est ainsi qu’en Afrique l’art d’interpréter les songes et d’en lire les présages se trouve encore fortement enraciné dans la culture traditionnelle. De nos jours, les songes continuent à jouer un rôle important dans la vie quotidienne des Baoulé. Ceux ci ne perçoivent pas l’expérience onirique comme fondamentalement séparée de l’état de veille ; le rêve est vécu par eux comme un mode de communication et un moyen d’information.

En s’insérant dans la trame de l’existence et en se mêlant aux représentations du monde, le rêve permet de découvrir un certain nombre de solutions aux questions qui se posent à l’homme baoulé inséré dans son univers culturel et social. Par ailleurs, la situation onirique est conçue comme le moment où l’individu s’introduit dans le royaume des ancêtres ou des esprits, le moment où le monde de l’invisible parvient à celui des vivants. Ainsi, les rêves sont ils conçus comme une « pensée agissante », une mise en acte du wawé à travers le snan’.

Origine des rêves :

Selon la tradition baoulé, chaque homme naît avec un double, entité immatérielle et invisible qu’on appelle wawé. Celui ci est le compagnon inséparable de tout être humain. Pendant le sommeil, le wawé (le double) reste en veille, car il ne dort jamais. Il peut demeurer auprès du corps en sommeil, ou aller flâner et vivre d’autres aventures. Le rêve est ainsi la projection et la représentation des actions vécues par le wawé au cours de ses pérégrinations nocturnes, voire diurnes, puisqu’il arrive qu’on rêve dans la journée.

Ainsi, si nous nous voyons, en songe, transporté en un lieu étranger, c’est que notre double s’y est rendu. Sommes nous poursuivis par un animal ? Nul doute que notre double est poursuivi par le double de la bête, car les Baoulé considèrent que les animaux ont eux aussi leur wawé.

Cette croyance conduit à admettre que les actions accomplies, les impressions ou sensations éprouvées par le wawé sont celles que nous exécuterons ou éprouverons dans la réalité, dans un avenir proche ou lointain. Mais ce vécu apparaît comme un dialogue entre le wawé et le snan sous une forme symbolique pendant le sommeil. D’où la nécessité de savoir interpréter les rêves comme le langage du double, dans un contexte donné, où chaque action ou aventure du wawé annonce un événement, un changement précis dans la vie de l’individu.

Par ailleurs, notre double nous met en rapport avec les morts que nous pouvons découvrir en rêve. Notre wawé nous met également en relation avec nos parents, amis, etc., avec leurs doubles à travers les rêves qui nous renseignent sur le présent et l’avenir des êtres chers, qu’ils soient proches ou loin de nous.

Rôle du rêve :

Dans le milieu traditionnel, le rêve joue un rôle extrêmement important. Cette place prépondérante est liée au fait qu’il est perçu, d’abord comme un moyen d’information, ensuite comme un mode de communication.

En pays baoulé, les spécialistes des techniques d’oniromancie font partie des clairvoyants, c’est à dire des personnes qui sont en communication avec le monde des ancêtres et des esprits. Aux yeux de l’Africain traditionnel, le cosmos ne constitue pas un monde figé et muet ; c’est au contraire un monde chargé de significations, porteur de messages et un monde qui « parle ». Ainsi, l’homme trouve dans ce qui l’entoure un partenaire avec lequel il peut entrer en communication et entretenir un dialogue constant s’il veut être renseigné sur lui même. Car l’homme contient en lui toutes les virtualités du microcosme. Dans ce sens, pour se connaître, il est nécessaire de connaître les messages que l’Univers envoie de façon continue à travers les rêves.

Dans ce contexte, l’interprète « professionnel » ou l’oniromancien est un détenteur d’un code qui permet de décrypter les divers messages destinés à l’homme, à la société où il vit et à tout ce qui reste lié à son sort, à savoir le bonheur ou le malheur, la santé ou la maladie.

Fonctions du rêve dans la société traditionnelle baoulé.

Comme moyen d’information, le rêve éclaire le dormeur sur le passé, le présent et l’avenir. Le renseignement qu’il fournit aux hommes peut concerner aussi bien le succès que l’insuccès, la fidélité ou l’infidélité du conjoint, révéler l’identité d’un sorcier. Le rêve annonce également l’avènement des jours fastes après une période de revers, de souffrance ou de misère… Par exemple, au cultivateur le rêve révélera l’état des récoltes à venir ; au chasseur les coups de fusil heureux et au pêcheur les bonnes prises…

En tant que mode de communication, le rêve permet d’entretenir des rapports avec les absents, les morts et les puissances supérieures. Le rêve peut révéler des informations diverses sur des parents ou des amis. Ceux ci, en intervenant dans nos rêves, nous renseignent sur leur propre état de santé ou l’évolution d’un objet. Ils peuvent aussi annoncer leur retour au village, voire leur mort. Dans le rêve, le parent ou l’ami absent porte t il un fagot de bois ? Cela veut dire qu’il est en danger , s’il rit c’est qu’à l’inverse il est triste. Si on le voit entrer dans une case, c’est qu’il ne songe pas encore à revenir au village. S’il est habillé de neuf, c’est qu’il est mort ou ne tardera pas à rendre l’âme. Chaque état, chaque situation de l’absent se traduit ainsi dans le rêve par une image significative.

La communication avec les morts …

Chez les Baoulé, quand un défunt apparaît en rêve, il est toujours porteur d’un message de bonnes ou de mauvaises nouvelles : une naissance, un mariage, le retour d’un être cher, la guérison d’un malade ; ou encore le décès d’un membre de la famille ou un revers de fortune.

Le défunt peut également révéler des choses concernant la vie des survivants ou réclamer des sacrifices.

En effet, dans les traditions, la vie continue dans le village des morts, appelé Bloalô, ce qui signifie l’au delà. Quand une personne meurt, elle va tout d’abord voir ceux qui se trouvent dans l’au delà et leur rend compte de ce qui s’est passé dans sa famille depuis sa disparition. Ensuite, on admet que grâce au rêve, le mort communique aux vivants des informations sur les défunts par le truchement des spécialistes d’oniromancie. Par ce canal, les ancêtres communiquent au patriarche des conseils, des directives, des avertissements et la manière de réparer une faute commise à leur égard.

… avec les puissances supérieures :

L’interprétation des rêves qui permettent de communiquer avec les puissances supérieures est l’apanage de quelques rares personnes. Le message reçu par celles ci consiste surtout en des informations sur la manière de se comporter à l’égard des divinités qui ont été offensées. Parfois, les divinités dictent la conduite à suivre dans la famille, la voie à adopter pour assurer la réalisation d’un projet tenu secret. Par exemple, les génies tutélaires peuvent ordonner à un cultivateur qui projette de débroussailler un coin de forêt, de renoncer à ses travaux, à un chef de famille de déménager ou d’aller construire sa maison ailleurs. Ainsi se trouvent considérablement élargis les secteurs de la vie où les rêves ont une influence décisive.

Le rêve est également un moyen de divination qui permet à des herméneutes professionnels de se’révéler des choses cachées. Ces derniers exploitent souvent ce privilège pour révéler les causes d’une maladie, soigner ou prédire l’avenir de ceux qui sont concernés. Les devins sont ainsi également des thérapeutes.

Les facteurs qui influent sur la qualité, le sens et la portée des songes, sont nombreux et ils varient en fonction des lieux et du temps. Selon la tradition baoulé, pour faire de bons rêves il faut être dans un lieu familier ; sinon lorsqu’on se trouve dans un endroit étranger à ses habitudes, les rêves que l’on fait sont flous et étranges, car le wawé (le double) du rêveur n’étant pas habitué aux lieux, il se met à divaguer comme une âme errante.

Par ailleurs, la position du dormeur est déterminante. Pour cela, il est recommandé de dormir sur le côté gauche ou sur le dos. Dormir sur le côté droit, la main gauche posée sur la poitrine, ou encore la disposition de certains objets dans la case provoquent le plus souvent des rêves flous et désordonnés dont on ne se souvient plus au réveil.

Autre facteur déterminant pour les rêves : le temps qui délimite les phases du sommeil :

Le premier moment propice aux rêves est la période des premières heures du sommeil, pendant laquelle l’esprit est en équilibre harmonieux entre les événements réels et l’imagerie du rêve. Dans ce cas, les images apparaissent avec une netteté comme en plein jour, de telle sorte qu’au réveil l’on n’a aucune peine à se souvenir de son rêve.

Vient ensuite la période qui se situe avant le premier chant du coq : c’est le moment le plus profond et le plus délicieux du sommeil. Cest aussi le moment où le monde invisible choisit d’inspirer les hommes qui jouissent de leurs faveurs.

L’ensemble de ces données montre que le rôle du rêve dans la vie individuelle et collective des Africains est un fait marquant. Son influence se manifeste chaque jour dans de nombreuses décisions et actes de la vie quotidienne. La vie collective du village, celle de la famille et des grands dignitaires est régentée par le rêve. Il n’est pas exceptionnel que des cérémonies rituelles soient reportées à la fonctions du rêve dans la société traditionnelle baoulé, suite de rêves néfastes. Dans ce cas, pour conjurer le mauvais sort, des sacrifices sont offerts aux divinités, aux génies et aux esprits des ancêtres qui sont les garants de l’ordre social. Cette manière de considérer le rêve comme le message que le monde des ancêtres adresse aux humains constitue une référence à partir de laquelle toute la vie s’oriente. La volonté de rattacher le rêve aux autontes tutélaires (ancêtres, génies et autres) renforce la cohésion du groupe social.

Par ailleurs, la croyance relative aux origines des rêves permet de comprendre que l’interprétation des rêves fait partie d’un champ fondamental d’expérience où les Baoulé perçoivent le sens de leur vie.

Notes :

1. Baoulé : ethnie du centre de la Côte d’Ivoire, rattachée linguistiquement au groupe Akan.

2. Le wawé est le double, mais il peut être considéré comme l’inconscient, et le snan est le corps matériel ou le conscient. Dans l’association snan wawé, le wawé anime, protège et règle les actes du snan.

BIBLIOGRAPHIE :

- Bastide R., Le rêve, la transe et la folie, Paris, Flammarion, 1972. Freud S. L’interprétation des rêves, PUF, 1967.

- Freud S., Le rêve et son interprétation, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1985.

- Kouassi K., Ethnopsychiatrie baoulé. Représentation et thérapie traditionnelle de la maladie mentale en pays baoulé, thèse pour le doctorat de troisième cycle, Paris V, Université R. Descartes, 1987.

- Solotareff J. Le psychisme dans les rêves, Paris, Payot, 1979.

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