Football et mobilisation identitaire. La « réinvention des traditions » par les jeunes Baga de Guinée 1.

Ramon Sarro

À partir de l’observation de tournois de football en milieu rural guinéen, ce texte vise à rendre compte des dynamiques de recomposition sociopolitiques qui s’opèrent actuellement chez les Baga de Guinée-Conakry. Il met notamment en évidence l’évolution des rapports de force entre aînés et cadets qui se manifeste sous le couvert d’une active politique locale de « folklorisation culturelle » et de « revitalisation des traditions ».

À l’époque précoloniale, sous la pression des Peuls esclavagistes de l’hinterland, les Baga 2 ont été contraints de se réfugier dans les mangroves de la côte, où ils ont élaboré une forme de paganisme extrêmement élaborée, qui subsiste d’une certaine manière dans la Guinée d’aujourd’hui. Les pratiques expli-citement païennes avaient pourtant cessé depuis 1956-1957, lorsque, à la fin de la pé-riode coloniale française, la jeunesse baga, sous la direction d’un prédicateur musulman charismatique soutenu par les partis politiques anticoloniaux, avait entrepris de détruire les bois sacrés, de brûler les objets de culte et les masques et de se convertir officiellement à l’islam. Ce mouvement iconoclaste n’était qu’un prélude aux années d’oppression qui allaient suivre. En effet, durant le gouverne-ment de Sékou Touré, premier président de la Guinée indépendante, toute forme de rituel indigène autre que le « folklore national » dicté par le Parti était interdit et les particu-larismes culturels réprimés au nom de la « construction de la nation ». Malgré les interdits, quelques groupes, à la frontière du Liberia et de la Sierra Leone, ont continué à pratiquer leurs rites d’initiation dans les pays anglophones voisins ; les Baga, eux, ne purent retourner à leurs bois sacrés et aux rituels qu’ils avaient abandonnés dans les années 50.

Ce fut seulement après l’instauration de la seconde République présidée par Lansana Conté et l’engagement d’un mouvement de démocratisation et de décentralisation que certains groupes ethniques purent entamer un travail de réappropriation de ce qu’ils considéraient comme leurs traditions culturelles propres. De nombreux groupes (notamment ceux de la Guinée forestière, limitrophe de la Sierra Leone, du Liberia et de la Côte d’Ivoire) ont ainsi officiellement rétabli la pratique de leurs rituels d’initiation.

De fait, les Baga se sont, eux aussi, engagés dans un processus de « revitalisation » de leurs traditions 3. Mais, chez les jeunes militants « nationalistes », la contradiction entre les intentions et les actes, qui se heurtent au pouvoir des anciens, est frappante. Leur projet est effectivement de « réactiver » les formes traditionnelles (ou perçues comme telles) des masques et des danses disparues depuis 1956. Cette intention est très claire dans les propos des ressortissants et des représen-tants « intellectuels » des villages, qui estiment que leurs compagnons villageois devraient entreprendre des activités culturelles, notamment ce qu’ils nomment des « carnavals ». Le problème vient de ce que, les rites d’initiation n’étant plus pratiqués depuis les années 50, seuls les anciens initiés en possè-dent la connaissance alors que les jeunes, eux, les ignorent. Les objets, les danses et autres manifestations culturelles qui, aux yeux de ces derniers, doivent être présents dans les manifestations publiques sont considérés comme sacrés et secrets par les aînés, qui estiment que ces éléments de la culture baga ne doivent pas être exhibés, ou alors sous leur stricte autorité. De fait, la « folklorisation » de la culture traditionnelle, commune à d’autres groupes côtiers 4, est un processus difficile à mettre en place dans le cas des Baga, le fossé générationnel existant entre les anciens et les jeunes y étant plus important que chez d’autres populations de Guinée.

Je vais tenter ici d’analyser ces dynamiques générationnelle et culturelle en m’attachant plus particulièrement à l’activité qui, à mes yeux, exprime le mieux les efforts des Baga pour reconstruire leur communauté : le championnat annuel de football. Ce championnat, qui a lieu chaque année dans un village différent, est l’un des événements culturels ma-jeurs de ce que l’on appelle le Bagatai (le « ter-ritoire baga »), les fêtes et rituels d’initiation d’autrefois ayant disparu. En effet, ce tour-noi, auquel j’ai assisté trois années de suite, n’est pas le seul événement révélateur du processus de revitalisation de la « tradition baga » actuellement en cours, mais il permet de bien saisir les contradictions qui rendent ce processus particulièrement difficile, ainsi que les dilemmes qui se posent aux jeunes Baga.

Les tournois de football

Les championnats de football ont été créés en 1989 par la Jeunesse agricole catholique, mouvement auquel les pères du Saint-Esprit ont redonné vie en 1985, lorsqu’ils ont à nouveau été admis en Guinée. La coupe décernée au gagnant du championnat a ainsi été baptisée « coupe Bienvenu », en l’honneur du père Gustave Bienvenu, père supérieur de la mission de Katako (le plus important village baga). Le but de la jeunesse catholique était d’offrir aux Baga un moyen de se rencontrer, de se connaître et de raviver les liens entre villages. Lorsque les gens évoquent le championnat, la comparaison avec le passé est toujours présente à l’esprit. Pour eux, le championnat a la même fonction que les anciennes mascarades, en particulier celle des fameux nimba 5. La parade des masques, comme aujourd’hui le football, rassemblait tout le pays baga. Mon père adoptif baga m’a dit un jour en parlant des vertus du championnat : « Personne ne sait plus aujourd’hui quel est son lignage correspondant6 dans les autres villages, parce que nous avons été séparés trop longtemps. Aujourd’hui, ces matchs de football obligent les jeunes à aller dans les autres villages et à en connaître les habitants, puisque, lorsqu’ils se rendent dans un autre village, ils doivent habiter chez ceux de leur lignage correspondant. »

Le championnat resserre en effet les liens de parenté et ceux pouvant exister entre villages. Mais il ne réactive pas seulement une identité commune tombée en désuétude depuis de nombreuses années ; il manifeste aussi une constante redéfinition d’identités mouvantes qui prennent de plus en plus une dimension territoriale, sans pour autant que soient désavoués les liens du sang. Ainsi, des villages autrefois considérés comme baga se retrouvent écartés du championnat (même s’ils demandent à en faire partie) parce qu’ils sont jugés par la majorité de la jeunesse baga comme « trop éloignés » pour pouvoir s’y rendre ou pas suffisamment « baga ». Le championnat crée ainsi des divisions et des alliances entre villages ou groupes de villages, dont la justification s’ancre dans la parenté, quoique cette justification soit plus fortement marquée par une considération politico-territoriale.

Carnavals et renaissance

Chaque année, à l’occasion de l’ouverture du championnat, il est prévu une manifestation folklorique. Les Baga l appellent un carnaval – ce qui implique, en théorie, un défilé de masques et de danses. Que les masques soient montrés est un point capital pour les ressortissants de Conakry, dont le rôle est très important dans l’organisation du championnat, notamment en ce qui concerne la recher-che de parrainage et de fonds. Mais ça l’est aussi pour les jeunes villageois, en raison des enjeux de pouvoir liés aux masques. En effet, les masques appartiennent aux anciens qui ont été initiés avant l’indépendance, et ces derniers ne permettent pas aux jeunes gens de « jouer » avec eux. Ils ne comprennent pas l’importance idéologique que revêt pour les jeunes le fait de présenter publiquement la culture baga, notamment aux Baga de Conakry, pas plus qu’ils ne comprennent que le football puisse être associé à des mascarades et à des danses. De fait, chaque année, le processus de préparation du tournoi donne lieu à un grand nombre discussions sans fin entre les anciens, les jeunes et les Baga de Conakry. Dans un premier temps, les anciens ne voulaient pas être associés au football : il s’agissait là, disaient-ils, d’une « chose de jeunes » qui ne les concernait pas. Puis, petit à petit, ils ont commencé à admettre l’importance du championnat pour le développement communautaire des villages, et les Baga de Conakry, très respectueux en général à l’égard des anciens, ont grandement insisté pour que les matchs se déroulent avec leur soutien, ou suivant leurs recommandations. Les anciens se sont alors davantage engagés et ont entre-pris de faire des sacrifices pour donner de la force aux jeunes joueurs de leurs villages. Aujourd’hui, tant les jeunes que les anciens se sentent partie prenante dans le championnat : alors que les premiers jouent au football, les seconds y participent activement par des sacrifices et des prières. Les jeunes jouent pour remporter la coupe et, si possible, obtenir une promotion dans des équipes guinéennes supérieures ; les anciens se mobilisent parce que, comme l’a admis un ancien de Bukor, l’honneur de leur village est en jeu.

Quelles que soient les motivations des uns et des autres, on constate que, à travers la mise en place de ces programmes folkloriques et le regain d’activité rituelle des anciens, se manifeste une évolution des rapports de force entre aînés et cadets, dont les matchs de football et les carnavals qui les accompagnent donnent la mesure. Pour analyser ces processus générationnels et culturels qui configurent aujourd’hui l’identité baga, nous prendrons comme exemples trois tournois et leurs carnavals respectifs : Mare 1994, Bukor 1995 et Kawass 1996.

Mare 1994

À Mare, en 1994, la préparation du tournoi a correspondu au moment où j’effectuais là un travail de terrain. De nombreuses personnes du village mettaient l’accent sur l’aspect « folklorique » du championnat. Ainsi, un intellectuel baga de Conakry affirmait qu’il débuterait par une présentation de masques et de danses traditionnelles, ce qui a incité quelques Européens à venir y assister ; ils furent déçus d’apprendre qu’un championnat de football était d’abord affaire de football et non de masques. Seul un vrai masque nimba a dansé, et encore de manière assez déstructurée. Cet intellectuel avait même écrit un long texte sur l’histoire et la culture baga, qu’il avait l’intention de lire à l’occasion de l’ouverture, mais il ne le fit pas. Cette absence de « folklorisation » et de « réflexivité » – c’est-à-dire l’utilisation par les Baga de l’occasion de s’expliquer leur histoire et leur culture – s’est accompagnée d’une recrudescence des rumeurs de sorcellerie. Ainsi, la mort d’un jeune garçon tombé d’un arbre alors qu’il regardait le match a été vécue comme un sacrifice perpétré par les habitants de Bukor à amanco ngopon (l’esprit d’initia-tion des Baga) pour gagner la coupe.

Le fait que Bukor (un village particulière-ment craint pour sa sorcellerie) ait, contre toute attente, effectivement gagné la coupe a renforcé les croyances dans la sorcellerie. Bukor étant chargé d’organiser le tournoi sui-vant, en 1995, toutes ces rumeurs devaient être prises très au sérieux par ses habitants. Et elles l’ont été. Deux ans après les événements, à l’occasion d’une discussion ne portant pas directe-ment sur le championnat mais sur les structures de pouvoir à Mare, j’ai appris une chose qui m’a particulièrement frappé : en plein milieu du tournoi, les anciens s’étaient réunis pour désigner le responsable de certains objets sacrés. L’une des raisons avancées sur le choix d’un tel moment pour prendre une décision aussi importante était que les jeunes, trop pris par les matchs, ne les gêneraient pas. Cet exemple nous fournit, une fois encore, quelques éléments de réflexion sur la notion de « revitalisation ». En effet, alors que le carnaval qui s’était tenu le jour de l’inauguration du championnat était sans grand intérêt, au point que les visiteurs français venus de Conakry avaient dû s’en aller avec l’impression que la culture baga avait disparu, le championnat, dans sa totalité, a reproduit l’ancienne structure de la parade des masques « powolsre » ; structure qui, précisément, tient les jeunes et les étrangers à l’écart des anciens, et leur permet de prendre des décisions dans le plus grand secret.

Bukor 1995

La préparation du tournoi de Bukor l’année suivante fut encore plus intéressante. En premier lieu, les invités avaient peur de s’y rendre à cause des actes de sorcellerie et des sacrifices perpétrés à amanco ngopon ; certains jeunes d’autres villages m’ont ainsi confié qu’ils n’iraient pas au championnat. Les habitants de Bukor devaient réagir à cette situation

Le but du tournoi étant, bien entendu, d’attirer le plus de monde possible. Bukor est en effet le seul village baga dont le tissu social correspond à une pyramide des âges très structurée, avec les alipne à son sommet. Les alipne (« ceux qui ont fini ») représentent un groupe d’hommes ayant accompli tous les cycles d’initiation. Dans les assemblées de villages, ils sont toujours présents, mais restent silencieux et à l’écart ; ils participent en revanche de manière très active à celles qui se tiennent la nuit. Ils se réunissent aussi en secret dans un bosquet situé au centre du village, dans lequel aucune autre personne ne peut se rendre, et où les masques et les objets sacrés sont, dit-on, conservés. Les alipne de Bukor sont tout à la fois craints et admirés par les autres villages – ce qui ne manque pas d’ajouter à l’ambivalence que les Baga manifestent à l’égard des éléments « païens » de leur culture. Pour empêcher les actes de sorcellerie de se produire pendant les trois semaines du tournoi, les ressortissants de Bukor habitant Conakry ont décidé de demander aux alipne d’y veiller. Les alipne se sont donc livrés à une série de rituels, connus sous le nom de kinger, ce qui signifie « clôture du territoire » (cette « clôture » pouvant durer jusqu’à six mois). Il s’agit de cérémonies très solennelles, généralement peu célébrées, destinées à empêcher toute personne d’être victime d’actes de sorcellerie. À la période précoloniale, quand les Baga s’adonnaient encore à de longs rites d’initiation, la « clôture du territoire » était liée à ces rituels et à l’apparition dans le village du grand esprit amanco ngopon – l’une n’allant pas sans l’autre 7. À ma connaissance, la « clôture du territoire » était en 1995 tota-lement étrangère à l’amanco ngopon. Mais, sans l’ombre d’un doute, l’association des deux éléments était dans tous les esprits, et le fait que les alipne aient dû pratiquer une « clô-ture du territoire » pour que le championnat ait lieu a effrayé nombre de personnes. Cela eut comme conséquence inattendue que cer-tains villages n’ont pas permis à leurs enfants de concourir dans un village réputé si dangereux, ce qui peut sembler quelque peu contradictoire étant donné que le kinger n’est pas considéré comme « mauvais ». En fait, ils craignaient que les jeunes irresponsables ne mesurent pas l’importance d’un kinger, et donc qu’ils ne le respectent pas, ce qui aurait pu leur faire encourir des risques « mortels ».

Il avait aussi été décidé que les alipne seraient responsables du carnaval. En effet, les Baga avaient été particulièrement choqués l’année précédente, à Mare, par la manière confuse avec laquelle les jeunes avaient exécuté la danse du masque nimba. Cette année, elle devait être dansée correctement. Le jour de l’ouverture, il y eut des masques (nimba et sibonde) et des danses, exécutées de « manière traditionnelle » sous la responsabilité des alipne. Mais pour les ressortissants de Conakry, cela n’était pas suffisant. Ils voulaient impérativement que soit représentée l’ancienne danse d’initiation kikenc, qui n’avait pas été exécutée dans le village depuis la fin des années 40. Ils ont donc envoyé une commission spéciale à Bukor pour tenter de convaincre les alipne, lesquels, dans un pre-mier temps, n’ont pas ouvertement manifesté leur opposition à cette idée. Les gens de Conakry étaient enthousiastes. Aussitôt, m’a-t-on raconté, un groupe de jeunes gens fut désigné pour être initié au kikenc. Mais, alors que le tournoi approchait, les alipne ont refusé de l’enseigner aux jeunes, affirmant que le football était seulement un jeu, et que donc seuls des « jeux » seraient pratiqués : en l’occurrence nimba et sibondel 8. Et même ces derniers devaient être exécutés sous la stricte autorité des alipne. La manifestation rencontra un vif succès : elle reçut la visite de la Première dame de Guinée, la femme du président Conté, elle-même Baga, et fut filmée par la télévision nationale.

Kawass 96

En 1996, le tournoi s’est tenu à Kawass, village très différent de Bukor. Alors que Bukor est situé à l’écart et, pendant plusieurs mois, seulement accessible par bateau, Kawass ne se trouve qu’à 8 kilomètres de Kamsar, sur la route principale qui va de Kamsar à Conakry. Kamsar possède un port important pour la bauxite et une usine, dirigée par la Compagnie des bauxites guinéennes (CBG). La ville compte 30 000 habitants (dont de nombreux Européens et Américains) et constitue un pôle de forces modernisatrices pour l’intérieur du pays et la côte proche. Le petit aéroport de Kamsar, qui doit être transformé en aéroport international, est en fait situé à Kawass. Les missionnaires catholiques y sont très actifs. De plus, le tissu social y est très différent ; la moitié de la population est susu, et l’élément baga n’a pas conservé la structure social basée sur l’âge et la connaissance des rites telle qu’elle existe encore à Bukor. Si le championnat de Kawass a également été l’occasion d’un carnaval, celui-ci fut bref et plutôt pauvre. Seulement trois masques ont été montrés et quelques danses exécutées : l’un des masques représentait un avion, un autre un hélicoptère et le troisième un bateau. Que les habitants de Kawass aient sorti de tels masques fut vivement critiqué ; comme m’en fit la remarque, quelques jours plus tard, un habitant de Mare, c’est comme s’ils avaient oublié leurs racines.

Mais ce qui a marqué le championnat de Kawass fut la rivalité qui s’est très vite révélée entre deux régions géographiques, Araponka et Kakand (Araponka et Kakandé étant les deux noms vernaculaires des territoires situés l’un autour de Boffa, l’autre autour de Boké, et qui ont maintenant des préfectures dis-tinctes). Boké se trouve être la préfecture où sont situés Kamsar et ses facteurs de moder-nisation, alors que les villages baga de Boffa restent exclus des projets de développement mis en place et se trouvent, géographique-ment, à l’écart dans les mangroves. L’âpreté de l’opposition existant entre Araponka et Kakandé m’était totalement inconnue, comme d’ailleurs l’usage de ces deux mots pour se référer à Boffa et Boké. L’année précédente, le village de Kouffin gagna la coupe ; ce village est très proche de Bukor en termes de parenté et de récits de migration (Kouffin est considéré comme le « jeune frère » de Bukor dans les mythes des origines). Dans un premier temps, cette victoire fut très bien accueillie par les habitants de Bukor ; Kouffin étant un village « apparenté », cette victoire pouvait aussi être la leur. Cependant, Kouffin dépend administrativement de Boké, alors que Bukor est rattachée à Boffa, et les habitants de Kouffin ont célébré leur victoire avec les autres villages dépendant de Boké. Ce qui a avalisé l’idée que la victoire était celle de Boké sur Boffa (ou de Kakandé sur Araponka). Soit une victoire du territoire sur les liens de sang.

L’un des aspects de cette nouvelle opposition entre Boffa et Boké est leur conception respective de ce qu’ils considèrent comme leur culture. Alors même qu’ils envient l’élé-ment de modernité de Boké, les habitants de Boffa sont en fait très fiers d’être considérés comme plus proches de leurs traditions que leurs voisins de Boké. Sans doute est-ce ce qu’ils ont voulu prouver à Bukor, en 1995, avec leur magnifique festival, filmé et diffusé par la télévision nationale, qui a été perçu, de surcroît, comme le témoignage du Bagatai profond. Ils ont en revanche considéré le fes-tival de Kawass, en 1996, avec ses avions et ses hélicoptères, comme une absurde parodie, un abandon de la « bagaïté ». Ainsi, un jour, dans un village bulongic, un groupe de personnes refusait d’en accueillir d’autres venues de la région de Boké. Surpris, je demandai aux habitants du village pourquoi ils ne recevaient pas leurs parents ; ils répondirent que ces gens n’étaient pas des parents, mais des fotei (des blancs 9).

Comme on peut s’en douter, les habitants de Boké ne partagent pas cette idée. Ils ne considèrent pas Bukor ni les villages bulongic de Boffa comme davantage « baga » qu’eux-mêmes, mais plutôt comme n’étant pas parvenus à se débarrasser de ceux qui font du mal et pratiquent la sorcellerie, c’est-à-dire comme des aspects négatifs de la société baga 10. Que les habitants de Bukor aient encore des alipne est également critiqué. Pour les gens de Boké, et non sans raison, les alipne et la sorcellerie sont étroitement liés. En un mot, ils considèrent dans leur ensemble les Baga de Boffa comme représentant l’aspect sous-développé du Bagatai. Néanmoins, il serait inexact de dire que les Baga de Boké se désintéressent complè-tement de leur passé culturel. En effet, si un visiteur (par exemple un employé blanc de la CGB) désire assister à une parade tradition-nelle de masques (et s’il est prêt à payer pour cela), il n’est pas impossible qu’il assiste à un défilé de très bonne qualité, exécuté par des troupes de théâtre de Katako ou même de Kamsar. Ces troupes peuvent mettre en scène nimba, sibondel ou n’importe quel autre « jouet ». Cependant, ces manifestations publiques de masques, bien que nettement « folklorisées », comme nous l’avons vu plus haut, ne se pro-duisent pas très souvent et surtout pas autant que l’élite baga le souhaiterait. Il n’y en a pas eu à Mare en 1994, pas davantage à Kawass en 1996, alors que dans les deux cas elles avaient été annoncées. Nous avons pu seulement en voir une en Araponka, à Bukor en 1995. Et même si cette parade était, de façon évidente, conçue comme un spectacle, l’apparition des masques fut entourée de la solennité propre aux rites, ne serait-ce que dans la mesure où elle était conduite par le alipne craints et respectés, et que l’événement se déroulait dans un territoire clos. Peut-être est-il important de souligner que si Bukor a réussi à mettre sur pied cette manifestation, c’est grâce à la structure des générations qu’ a permis que, lors de la préparation du championnat, ce soit les alipne qui prennent les décisions et les jeunes gens qui les exécutent. Dans les villages de Boké, au contraire, le fossé des générations est très important et semble même irréversible. Les jeunes gens refusent de suivre les conseils des anciens, préférant, pour échapper à leur autorité, danser avec des masques d’avion ou d’hélicoptère. Les jeunes innovent-ils vraiment ?

Mais les jeunes baga parviennent-ils à échapper à l’autorité des anciens ? Pendant les deux premières années du championnat, probablement. En effet, comme ailleurs dans le monde, de nombreux jeunes voyaient dans le football un moyen de quitter le village, d’être promu dans l’équipe régionale ou même nationale. Mais, de nos jours, le championnat est devenu un événement trop important pour être laissé entre les seules mains des jeunes, comme le démontre clairement le cas de Bukor en 1995. Les anciens en font désormais partie, comme si c’étaient eux qui jouaient et non les jeunes. Ce sont effectivement eux qui « jouent », mais certainement pas au football. Les anciens ont l’habitude de dire que « les jeunes ne sont jamais responsables d’un succès, mais [qu’] ils le sont toujours d’un échec ». C’est exactement ce qui se passe avec les tournois de foot-ball. Jamais les anciens ne diront : « Ce sont nos garçons qui ont gagné la coupe ! » Si la très convoitée coupe Bienvenu est remportée par l’équipe du village, ce sera grâce à la performance des anciens (c’est-à-dire aux sacrifices, aux prières, à la sorcellerie…). Dans le cas contraire, ce sera la faute de « nos garçons qui sont paresseux et irresponsables, et n’ont pas fait ce que nous leur enjoignions de faire ».

Un exemple intéressant de cette prise de contrôle par les anciens m’a été fourni par l’un de mes informateurs, un homme âgé de Mare, qui a suggéré que c’est la participation croissante des femmes dans le football qui a poussé les hommes à s’y intéresser davantage : « Les femmes ont commencé, surtout Monshon en 1993, à jouer du tambour et à danser dans les champs derrière les buts, pendant les matchs. Elles ne se rendaient pas compte qu’il ne s’agissait là que d’un jeu ; elles sont trop fières de leurs enfants et feraient n’importe quoi pour qu’ils gagnent. C’est la raison pour laquelle nous avons dû intervenir. »

Cela n’est qu’une version de l’histoire. Au-delà de la question de la fierté des femmes, du pouvoir des hommes et de l’honneur du village, il faut également prendre en considération d’autres facteurs, tels que la compétition pour les ressources, la pression des ressortissants et, par dessus tout, l’occasion magnifique offerte aux anciens de retrouver une autorité.

Quoi qu’il en soit, l’analogie, souvent soulignée par mes informateurs, entre les anciennes mascarades (et particulièrement les représentations de nimba, nettement plus gaies) et les matchs de football est saisissante. Lorsque des personnes âgées se mettent à parler du temps où elles dansaient le nimba, elles disent toujours que c’était une danse réservée aux jeunes, exécutée par les jeunes à l’écart des anciens. Mais elles admettent aussi qu’elles ne pouvaient le danser sans les indications prodiguées par les anciens ni les sacrifices accomplis par ces derniers en leur faveur. Si les jeunes aujourd’hui pensent pouvoir échapper aux anciens en « jouant » au football et non aux masques, ils ont certainement tort. En effet, le tournoi de football reproduit et réifie la structure même à laquelle ils essayent d’échapper : celle qui fait des anciens les décideurs et les sacrificateurs, et des jeunes les exécutants plus ou moins irresponsables des décisions prises par les premiers.

Et si les ressortissants de Conakry pen-saient que le tournoi de football revitaliserait l’aspect « folklorique » de leur culture (les masques et les danses destinés à un public de touristes), il semble qu’ils aient aussi fait fausse route. S’il y a revitalisation, c’est une revitalisation des structures du pouvoir et des pratiques liées à ces structures, qui se manifeste par un accroissement des accusations de sorcellerie, la restauration de la « clôture du territoire », l’utilisation du championnat comme terrain de discussions concernant le transfert de propriété des objets sacrés, et certainement nombre d’autres choses dont je n’ai pas eu connaissance. C’est une structure qui garde secret ce qui doit le rester et rend public ce qui peut l’être, les aînés détenant l’autorité spirituelle sur tout. Exactement comme lorsque ces anciens, dans leur jeunesse, tentaient, à la fin des années 50, d’échapper à l’autorité de leurs aînés en se convertissant à l’islam, en rasant leurs forêts sacrées et en brûlant leurs objets rituels…

Ramon Sarro, University College, London

NOTES :

1. Cet article est une version plus développée de ma contribution, « The generation game : football among the Bag of Guinea », à l’ouvrage édité par G. Amstrong et R. Giu-liannoti, Football Cultures and Identities, London, Macmillan, 1999.

2. Les Baga vivent sur la côte de la république de Guinée.Auparavant, ce groupe s’étendait au rio Nuñez, au nord, à la péninsule de Kaloum (où se situe Conakry, la capi-tale), au sud. Les seuls groupes ayant, pour des raisons historiques et écologiques particulières, réussi à maintenir une identité linguistique et culturelle typiquement baga sont les Baga Sitémou, les Baga Foré et les Baga Pokour. Ces trois groupes vivent dans les zones des marais, dans les préfectures de Boké et de Boffa.

3. Voir à ce sujet F. Lamp, Art of the Baga. A Drama of Cultural Reinvention, New York, The Museum for African Art/Munich, Prestel, 1996.

4. Pour les Diola de la Casamance, voir P. Mark,« Art, ritual, and folklore. Dance and cultural identity among the peoples of the Casamance », Cahiers d’Études africaines, 4 ( 136), pp. 563-584.

5. Nimba est un énorme masque représentant une femme dont les Baga se servaient pour célébrer les événements heureux. Sa parade rassemblait des gens venus de tous les villages. Voir à ce sujet F. Lamp, op. cit. ; M.-Y. Curtis et R. Sarro, « The nimba headdress. art, ritual and history of the baga and nalu peoples of Guinea », African Art at the Are Institute of Chicago, Museum Studie, 23 (2), 1997, pp. 121-133. Curtis & Sarro 1997

6. Chaque lignage baga de quelque village que ce soit a unlignage qui lui correspond dans n’importe quel autre village baga. Autrefois, alors que les liens entre villages étaient beaucoup plus étroits, chacun connaissait tous ses lignages correspondants. Aujourd’hui, le taux élevé d’anomie et d’individualisme est élevé, et nombre de villageois baga, surtout les jeunes, ne connaissent que très peu de gens en dehors de leur village.

7. Amanco ngopon était auparavant représenté par un masque disposé au sommet d’un assemblage de bois et de raphia mesurant environ 15 mètres de haut. La dernière parade d’amanco ngopon s’est tenue au début des années 50. Le livre de F. Lamp, op. cit., offre la meilleure informatio sur l’amanco ngopon et ses exhibitions.

8. Les Baga font une distinction entre ce qu’ils considèrent comme des masques « secrets », ou tolom, qui ne peuvent être vus que par des personnes initiées, et d’autres masques, ou powolsene, mot signifiant « jouets », auxquels il peut parfois aussi être fait référence comme tolom.

9.Il faut préciser que « Baga Foré » signifie « Baga noir », et que la noirceur est un élément de fierté chez les Baga en général (le discours sur la noirceur se confond avec celui sur la pureté). Quelqu’un m’a dit un jour : « Quand la peau d’un Baga est claire, ses origines ne sont pas claires », suggérant ainsi qu’une personne dont la peau est claire n’es pas une « pure » Baga.

10. Il est important de rappeler que, en 1994-1995, une épidémie de choléra a gravement touché ces villages, particulièrement ceux de Bukor, et que les morts causées par la maladie ont été mises sur le compte de la sorcellerie, ce qui a incité les anciens à exécuter la « clôture du territoire » pendant le championnat.

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