Il paraît bien difficile d’isoler des critères strictement culturels en vue d’une définition de la perversion. Ce que nous nommons ainsi aujourd’hui, principalement en rapport avec les comportements sexuellement déviants, n’est-il pas dépendant des valeurs arbitraires (au sens où on le dit du signe linguistique) d’une société donnée et donc soumis à une contingence radicale ? Un relativisme absolu semble donc de mise, si l’on considère l’extrême diversité des murs à travers les pays et les époques ( » Vérité en-deça des Pyrénées, erreur au delà « , comme le disait Pascal). Au-delà, c’est la valeur sociologique et historique d’un tel concept qui semble faire défaut, car ce n’est pas en additionnant ou en recoupant empiriquement l’ensemble des interdits légaux ou coutumiers relatifs à la sexualité qu’on isolera un quelconque dénominateur commun. Ce que l’on peut affirmer avec assurance, c’est que toute perversion constitue un défi lancé au droit et à la morale, qu’elle est liée à la violation délibérée d’un interdit ou d’un tabou sexuel. D’autre part, on sait que toute société légifère en la matière parce qu’aucune n’est indifférente à la façon dont s’octroie la jouissance sexuelle. En effet, les modalités de tels échanges commandent toute l’organisation sociale et politique, comme l’ont bien montré les anthropologue en exhibant comme règle fondamentale et transculturelle la prohibition de l’inceste. Pourrait-on définir alors le pervers, a minima, comme celui qui, par ses comportements poussant à une jouissance sans limite, enfreint cette règle ou la met sérieusement en danger ? Avant de répondre, voyons ce que dit le droit à propos de l’inceste. A vrai dire, pas grand chose. De même que dans la Bible, les dix commandements n’ont d’autre fonction que de préserver la possibilité du langage et donc énoncent l’interdit de l’inceste sans le nommer, dans nos codes juridiques le mot inceste apparaît comme le grand absent, même si l’ensemble des lois semble bien destiné à nous tenir à distance d’une barbarie innommable, celle-là en particulier. Les articles relatifs aux murs portent d’une part sur les diverses formes d’attentats à la pudeur et l’exhibitionnisme, d’autre part sur les viols (au fond le viol sur mineur, la pédophilie, vient seulement s’ajouter au titre de circonstance aggravante et ne fait pas l’objet d’une loi spéciale) mais jamais sur une hypothétique relation incestueuse, intra-familiale, comme telle (rien n’interdit, au sens juridique du terme, les relations sexuelles entre des enfants majeurs et leurs parents). Autrement dit, la loi qui fonde le droit, la prohibition de l’inceste, est ignorée par la loi et le droit. Si maintenant on ne peut définir le pervers, avec constance et à travers les siècles, qu’en fonction d’une telle loi et de son ignorance, on peut aussi en conclure qu’il n’existe pas et ne saurait exister de définition sociale du pervers. Rien ne nous autorise, en d’autre termes, à qualifier de pervers tel ou tel crime commis dans l’histoire, ou bien tel ou tel comportement nous paraissant aberrant. L’interdit de l’inceste, au sens strict, conserve évidemment toute sa nécessité et sa fonction fondatrice au niveau de la psychè humaine, mais on ne saurait confondre cette loi proprement inconsciente avec les lois sociales sur l’exogamie, d’ailleurs variables selon les cultures, pas plus qu’on ne saurait confondre les relations sexuelles dans le mariage avec l’institution elle-même du mariage. La culture n’intègre donc l’interdit de l’inceste qu’en l’excluant de son langage, de ses attendus et de ses codes. Qu’est-ce qui distingue dès lors la culture de la perversion la plus avérée ? Celle-ci, culturellement omniprésente, n’est-elle pas une protection efficace contre l’inceste généralisé et la tentation, toujours criminelle, de la pureté ? Bien qu’il se mette régulièrement à dos la population, personne n’est plus sociable et cultivé que le pervers car, pour tourner les lois et transgresser les interdits, n’est-il pas obligé de les connaître parfaitement et de s’y adapter ? On imagine trop facilement le pervers comme un être incestueux, dangereux et imprévisible, alors qu’il nous fournit, dans son genre, un modèle de vie réglée… dans le dérèglement et la distanciation. C’est justement tout l’écart qu’on est en droit d’attendre entre le culturel et le social, mais aussi entre le culturel et le réel. Le pervers est là pour nous rappeler qu’à vouloir trop toucher au réel dans le social, on ne fait que pratiquer l’inceste et commettre le crime, choses qui ne le concernent surtout pas en tant que réalisées. La perversion telle qu’on l’entend n’est compatible qu’avec la mise en acte – au sens seulement de mise en scène culturelle – du fantasme. Les crimes commis par des pervers en relation avec leurs pratiques et leurs fantasmes sexuels restent somme toute assez rares, et ne font que témoigner d’un affaiblissement de leur perversion et de l’émiettement de leur fantasme, ne servant plus de filtre contre l’angoisse. Aussi la perversion pourrait se définir comme un mode d’évitement, non pas seulement de la castration comme on le dit généralement, mais bien du crime
Georges Lantéri-laura :Culture
Revue Apertura, 1991