Haute infidélité. À propos de… « Les infidèles » de Jean-Michel Hirt. Par Patrick Cady *

Patrick Cady : Psychanalyste, 5, rue Vincent-dîndy, appartement 703, Outremont, Québec, H2 V 2S7, Canada

In : l’évolution psychiatrique 2004 ; 69

© 2003 Elsevier S.A.S.

Dans ce dernier volet de sa trilogie sur le monothéisme, dont les deux premiers étaient Vestiges du dieu et Le miroir du prophète, Jean-Michel Hirt nous invite à réfléchir sur « la nécessité d’être infidèle à soi-même pour ne pas détruire l’étranger en soi et hors de soi »_ Pour cela, il s’appuie sur l’infidélité d’écrivains et de mystiques à leur culture, à leur filiation, à leur langue maternelle et « parfois même à leur reflet dans le miroir ». Depuis la Bible qui atteste de l’existence d’une altérité infinie, écrire est rendre compte d’un devenir autre. L’enjeu est de taille -. montrer que « l’infidélité à soi-même est le seul antidote à l’interdit de penser » et que cette infidélité est indissociable du monothéisme à partir de sa fondation ; au coeur du religieux dénoncé depuis Freud comme la source d’une inhibition de la pensée se trouverait ce qui peut nous en délivrer, paradoxe que Freud entrevoyait déjà quand il reconnaissait dans l’interdit juridique de représentation un catalyseur pour un développement sans précédent de la pensée.

C’est d’abord à l’infidélité de Freud que Hirt se réfère, infidélité au savoir médical et philosophique de son temps, à la religion de son peuple. Ce n’est qu’en assumant son caractère paradoxal que toute démarche se voulant fidélité à Freud peut préserver la capacité subversive de la psychanalyse, l’infidélité étant le seul antidote à l’interdit & penser, infidélité nécessairement solitaire, non instituée. Granoff, que Jean-Michel Hill nous présente comme le plus déterminé des freudiens infidèles et peut-être aussi le plus solitaire, a été celui qui a fait résonner l’origine religieuse de l’infidélité dans la création et la transmission de la psychanalyse. C’est aussi lui qui montre la psychanalyse, non pas comme une histoire juive, mais comme « le dernier éclat jeté par le monothéisme ». De ce dernier, Hirt remonte aux autres éclats, ceux des trois versions du monothéisme dont il montre qu’il est lui-même un mouvement de pensée subversif.

Contrairement à ce qui se déploie dans toute son écriture, la métaphore qui lui vient n’appartient pas au champ visuel, mais à celui de la musique ; avec Massignon, ce « catholique musulman » qui est un des écrivains auquel il se réfère dans son livre, Hirt veut comprendre comment « interpréter la partition divine à partir des trois jeux d’orgue du monothéisme ». Il est vrai que son livre nous met à l’écoute de voix singulières d’écrivains dont l’expérience intérieure a parfois été celle de la réception d’une voix radicalement autre, mais il est tout aussi vrai que, même si le souffle rauque du Choffar – dissimulé entre le jeu de flûte et le jeu de bourdon – peut se faire entendre à certains tout comme la flûte du soufi dans le jeu à anche, les voix de l’orgue ne se sont faites entendre que dans les églises chrétiennes. Cela nous fait tout simplement entendre que toute rencontre avec la culture de l’autre se joue à partir du lieu de notre expérience culturelle première, là où tous nos sens ont été mobilisés par le rituel ; s’offrir au métissage culturel, ce n’est pas occuper une position en surplomb d’où on tiendrait les cultures dans une force d’influence égale.

Biffant d’un trait la reconnaissance par Freud de l’universalité de la religion comme névrose obsessionnelle, Hirt ne s’intéresse qu’à l’événement intérieur au détriment du rituel ; c’est pourquoi, ne tenant pas compte du lieu d’expérience d’où il pense, il lui arrive à un moment d’en faire le lieu de destination, ce qu’illustre sa remarque où il affirme que « Simone Weil s’inscrit dans cet aboutissement de la religion monothéiste que constitue le christianisme des mystiques ». C’est aussi ce qui lui fait affirmer tout autant que l’infidélité est une « valeur inhérente à la religion juive » alors qu’il nous montre qu’elle est au coeur des trois monothéismes, à condition de se déprendre de la lettre. D’écarter le rituel de sa réflexion pouvait être pertinent dans la visée de son livre, mais il eût été plus sûr de penser une telle mise à l’écart. J’ai conscience en même temps qu’une telle critique – à peu près la seule que suscite en moi son livre – a aussi à faire avec ma résistance de lecteur à me laisser entraîner là où il m’invite à me risquer.

Si Hirt présente l’infidélité comme une nécessité interne au monothéisme, il précise qu’elle ne peut être que celle d’un solitaire « qui, dans sa confrontation avec le divin, ne se reconnaît plus dans la masse croyante dont il est issu ». La référence à la « masse » nous indique que cette infidélité est d’emblée un refus de la violence collective que canalisent mais que secrètent aussi les structures communautaires de la Synagogue, de l’Église et de la Umma. Quand l’infidélité s’institutionnalise, elle met fin à son propre mouvement qui est celui d’une infidélité au culte de la mort. Nous sommes tous issus d’un métissage culturel et sans cesse travaillés par les conflits intérieurs qu’il génère ; dans toute religion, la logique de la lettre oeuvre au refoulement des origines toujours secondes et plurielles, produisant ainsi l’intolérance. L’exil est une figure essentielle de cette infidélité solitaire -, mais si Jean-Michel Hirt parle de « diaspora individuelle », n’est-ce pas pour nous indiquer que son mouvement crée pour l’exilé un nouveau lien avec la communauté à laquelle il appartient en l’ouvrant avec lui à l’étranger. Ce nouveau lien passe par une identification à l’espèce humaine que la solitude de l’exil recreuse en chacun des trois monothéismes, identification qui passe par le rappel d’un autre exil, originaire et commun à tous les hommes, « exil dans la parole » que Hirt pointe à l’origine de la vie psychique et présent au coeur des trois grands récits.

L’infidélité est nécessaire à la pensée pour échapper à l’effroi qui la saisit devant la violence absolue, le meurtre dans sa dimension génocidaire et son caractère industrialisé face auquel, selon Patrick Lacoste, la psychanalyse se trouve réduite aux méthodes de guerilla de toute résistance. C’est pourtant une mobilisation générale de la pensée que m’évoque Hirt quand il cherche à comprendre tout ce qui provoque le massacre génocidaire : ne pas laisser apparaître une vie qui changerait le cours des choses, absenter les vivants pour présentifier les idoles, supprimer les innocents comme témoins gênants de l’absence de Dieu ici-bas, se faire maître de la vie et de la mort pour dissimuler que le vivant est troué dans son origine, trou qui ne se confond pas avec le sexe féminin et autour duquel la circulation d’une parole génère de la vie humaine. Seule la dimension symbolique de la paternité, telle que le monothéisme l’organise, pare à l’insoutenable de ce trou.

Mais, avec Freud, l’innocent se découvre le sujet descendant « d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le désir de tuer, comme peut-être nous-mêmes encore » . Dans le droit fil du monothéisme, Freud fait alors passer la culpabilité du père au fils. Hirt ne parle pas d’une infidélité nécessaire à ce retournement religieux freudien, mais c’est pourtant la question du pardon par lequel un fils adopte son père qu’il met en exergue de son livre en citant Granoff ; faisant adresser par le fils à son père ces mots : « Je te pardonne de t’avoir tué », Granoff souligne le caractère projectif du pardon plutôt que sa paradoxalité. Parce que le pardon est nécessaire à l’adoption par laquelle on se déprend de ce que Legendre appelle « la conception bouchère de la filiation » et des obsessions de pureté qui en découlent, je me demande si les différences dans les versions judaïque, chrétienne et musulmane de l’infidélité ne seraient pas liées aux différences dans la conception du pardon de ces trois religions. Il me semble que, de ce point de vue, le roman familial – et partant la littérature – peut être considéré comme une mémoire de la survie par adoption. Comme nous le rappelle Jean-Michel Hirt, Jésus, comme Moïse, survit à la violence extérieure, Hérode rejouant le rôle de Pharaon.

Peu d’analystes sont restés fidèles envers l’infidélité de Freud à la science en ce qui concerne cette mémoire de l’espèce remontant jusqu’au meurtre originaire. Seules quelques femmes, comme Nathalie Zaltzman et celles avec qui elle a écrit La résistance de l’humain, reprennent dans leur pratique clinique la lutte contre ce que Hirt repère à l’oeuvre dans le « langage dénaturé » des nazis, la volonté de défaire chez des êtres humains l’identification à l’espèce essentielle à la survie. Les mystiques, en prise avec ce que l’auteur désigne avec son audace tranquille comme « l’inconscient universel », n’ont, quant à eux, jamais cessé de creuser une telle identification, parce qu’ils se risquent à une confrontation perpétuelle à cette altérité radicale du divin face à l’humain.

Hirt ne prétend pas répondre au pourquoi de cette absence des hommes aux côtés des femmes dans ce combat de pensée ; il suggère qu’elles seraient plus aptes à penser la violence de masse en écho aux violences entourant les origines psychiques du sujet. violences conjointes à celles issues de la prématuration et de la dépendance envers la mère. parce que « ces violences originelles, les femmes les traversent dans leur chair ». Disant à propos de Moïse et de Jésus que « tous deux font appel à l’étranger contre la violence de leurs origines », il évoque cette violence qui préside en chacun de nous à la mise en scène fantasmatique de notre conception. Le refoulement de cette violence éclaire, à mon sens, la haine du métissage comme articulation à l’espèce de la scène primitive. Dans le dédoublement de la mère de Jésus en mère biologique et vierge adoptive, Hirt devine encore la fuite – autre exil ? – d’une autre violence, celle du maternel face auquel l’infidélité consiste pour l’enfant à se réapproprier sa mère, à l’adopter.

Hirt précise que ce n’est pas à la mère qu’il faut s’arracher pour penser mais au maternel dans la langue, qui est pour lui un « obstacle à toute poésie en tant que fondation singulière ». Contre ce maternel-là Hirt fait entendre une violence qui ne lui est pas habituelle ; il la traite de « puissance agglutinante et coalisante, gardienne de la pureté du sang et de la race, qui emmure l’individu dans une subjectivité sans altérité ». C’est cet arrachement qu’ont dû accomplir à la lettre les écrivains qui n’ont pu faire oeuvre que hors de leur langue maternelle. U arrachement ne me parait pas assuré par ce passage à une autre langue, la soumission à la lettre pouvant demeurer ou même s’aggraver. Si on se réfère à un tel passage dans la pratique de l’analyse, que ce soit en tant que patient ou analyste, on constate mieux encore à quel point l’étrangeté d’une langue qui n’a pas été maternellement familière ne garantit pas, loin de là, un meilleur accès pour le sujet à l’étrangeté à lui-même.

Contre le vidage par les nazis de ce qui, dans la langue, soutient l’identification à l’espèce humaine, s’offre d’abord à l’auteur un récit, celui d’une femme, sa mère qui, engagée dans l’armée de Patton comme infirmière, pleure en découvrant sur les corps et dans les regards des survivants l’horreur du camp de Buchenwald. Sans doute Jean-Michel Hirt se trouve-t-il heureusement lesté par le plomb de la collection de soldats hérités de son père pour ne pas chavirer dans les larmes de sa mère, mais l’émotion de celle-ci ouvre en lui la question : qui est celui dont la vue donne envie de pleurer à ma mère ? Qui est cet autre dont sa mère avait eu la révélation ? Bien plus tard, dans le livre, il citera Massignon découvrant que « l’arabe est la langue des larmes ». Je crois que, pour son enfant, la langue des larmes est toujours la langue que sa mère adresse à l’autre, langue par laquelle il découvre l’altérité de sa mère -, c’est pourquoi, par cette langue plus sûrement que par d’autres, l’adulte découvre l’autre en lui. C’est peut-être le don de cette découverte qui fait que si les larmes de sa mère lui sont une « brûlure » au début de son avant-propos, elles lui sont devenues « fraîcheur » à la fin.

Le saisissement de Jean-Michel Hirt et de Massignon par la langue des larmes nous indique que l’infidélité vis-à-vis de soi passe moins par l’adoption active de la culture de l’autre que par l’acceptation de s’y retrouver, comme le note l’auteur, « seul et démuni ». Un tel saisissement, lié à une expérience de solitude et de détresse, évoque celui que connaissent les mystiques quand ils ressentent leur âme en position de se laisser pénétrer, remplir d’une présence autre, comme l’amante mais aussi comme l’enfant en qui la vie psychique ne s’éveille que par la pénétration du psychisme de sa mère en lui. À partir de là, on peut bien sûr reprendre une position maternelle active en développant, comme Victor Segalen, un « art du portage » de la culture perdue de l’autre, mais on peut aussi, comme Simone Weil, tenter d’aller jusqu’au bout d’une « passivité intouchable, miroitante », la quête étant celle de l’homme par Dieu et non pas celle de Dieu par l’homme. Au-delà de la position féminine se joue l’anéantissement du moi que Simone Weil nomme « décréation » et que l’Islam nomme, d’une image qui ne laisse pas insensible un psychanalyste, « polissage du miroir ».

Par les résonances destructrices de son néologisme, Weil est plus proche de Ferenczi pour qui il est exigible de l’analyste qu’il accepte de se faire démolir par le patient, qu’il s’abandonne à être pensé plutôt que penser. Mais un tel abandon, qu’il soit celui du mystique, du voyageur, ou de l’analyste, rencontre un obstacle : là où l’un d’eux nous transmet cette expérience, il cesse d’y être, puisque, comme le dit Jean-Michel Hirt pour Laurence d’Arabie qui était allé jusqu’à laisser sa peau à l’écriture de l’autre armé d’un fouet, « l’écriture le contraint à devenir la pointe qui incise le grain du papier au lieu de n’être que la page qui accueille la succession des signes », tout comme le Prophète Muhammad, « vierge de toute lettre » en ne sachant pas lire, n*était que pure surface d’inscription du message divin. À cette virginité – dont je me demande s’il s’agit d’une part du sujet qui a pu s’ouvrir à la vie psychique sans subir l’effraction du psychisme maternel – Massignon ne renonce pas, la condensant en un point où s’inscrit sa singularité. Cela n’est pas sans évoquer « la fine pointe de l’âme » chère aux mystiques, mais ce noyau de virginité inviolable évoque aussi l’ombilic du rêve inaccessible à l’interprétation. Un tel rapprochement éclaire le point vierge de Massignon en tant que lieu d’un inappropriable du sujet par lui-même contrairement à l’espace intérieur que Simone Weil parviendrait à créer par désappropiation, Cette virginité ouvre le mystique à sa bisexualité psychique, ouverture dans laquelle les psychanalystes reconnaissent la condition de leur réceptivité à la vie psychique de leurs patients, ce qui me fait penser que cette virginité n’est peut-être pas sans rapport non plus avec l’état d’amnésie dans lequel l’analyste doit pouvoir se remettre, selon Bion, à chaque début de séance.

Si Massignon se soutient d’une identification à la Vierge Marie, Simone Weil trouve sa référence identificatoire en Marie-Madeleine, la prostituée de l’Évangile comme incarnation de la passivité au-delà du féminin et Hirt rappelle que Bataille voit la prostituée comme « objet mort, mieux le point mort du déchaînement des passions ». Mais la prostituée n’est pas que passive ; c’est avec beaucoup de fermeté, voire d’agressivité, qu’elle défend son point vierge, tel qu’elle J’a inscrit sur son corps : elle n’embrasse pas, son baiser n’est pas à vendre , cette virginité, qu’elle n’offrira qu’à celui qui lui apportera enfin l’amour, maintient son attente vitale contre les désespoirs.

Dans tous les commentaires que je viens de faire, je n’ai rien dévoilé de ce qui fait la singularité de l’ouvrage de Jean-Michel Hirt. Il y procède par portraits, ceux de quatre écrivains. Victor Segalen, Laurence d’Arabie, Louis Massignon et Simone Weil, quatre versions de l’infidélité à soi-même, polyphonie qui rappelle celle des quatre évangiles c’est d’ailleurs comme des saints qu’ils les désignent à la fin. Mais cette structure chrétienne en cache une autre, coranique celle-là, car dans chaque portrait l’auteur ne cesse de renvoyer à d’autres et son écriture en fait autant d’éclats de miroir du monothéisme. On pourrait même découvrir encore à ce livre des fondations bibliques, celles de la résurrection des sept dormants, aux quatre écrivains s’ajoutant trois autres infidèles, Akhenaton le fondateur du monothéisme, Freud le fondateur de la psychanalyse, et Granoff qui fait le lien entre les deux et met en évidence l’infidélité nécessaire à l’analyste.

Je pourrai dire aussi que Jean-Michel Hirt déroule son écriture en bande de Moebius, tant son hospitalité de la pensée de l’autre est sans réserve. On commence par le psychanalyste en dialogue avec Freud et Granoff, puis le psychanalyste se fait voyageur avec Segalen, soldat jusqu’à l’anéantissement de sa subjectivité avec Laurence, révélé à l’Islam avec Massignon. athée chrétien avec Simone Weil, pour nous redonner à la fin du livre un psychanalyste tel qu’en lui-même le passage de J’autre en lui l’a changé. Jean-Michel Hirt se tient toujours au bord de J’aveu, au bord d’incarner lui-même ce qu’il tente de penser, la posture féminine d’accueil de l’autre. Cela entraîne, sinon un mimétisme, du moins un tressage si intime de son écriture avec celle de l’autre qu’un trouble d’identité gagne le lecteur.

Si nous voulons, comme nous y invite Jean-Michel Hirt, devenir notre propre hôte, nous avons grandement intérêt à devenir le sien le temps que dure en nous notre lecture infidèle de son livre.

Après avoir terminé ma lecture, il m’est revenu que « Hirt » en allemand désigne le pasteur, celui qui guide le troupeau des fidèles, mais aussi celui pour qui compte plus la brebis infidèle que le troupeau tout entier.

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