HOMMES & MIGRATIONS : « Le séisme intérieur – Un entretien avec le docteur Rachid Bennegadi »

In : Hommes et Migrations, 1991, n° 1145 : 33-35

Propos recueillis par Claudie LONDNER.

Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).

Pendant que sur les terrains d’opérations, les militaires fourbissaient leurs armes, que dans les cabinets gouvernementaux, les politiques révisaient leurs tactiques et que dans les studios de télévision, les journalistes en ébullition cédaient au « syndrome Apocalypse now » ; dans le huis clos des consultations psychiatriques, la guerre du Golfe faisait aussi ses ravages.

Attaché à la consultation psychiatrique du Centre Françoise Minkowska, le docteur Rachid Bennegadi a reçu de nombreux migrants traumatisés, ébranlés dans leurs tentatives d’intégration, percevant de l’intérieur ce conflit comme une brèche ouverte sur le néant. Sa position de praticien d’origine maghrébine mais aussi d’intellectuel permet à Rachid Bennegadi de porter un regard protéiforme sur la pathologie mentale résultant de cette guerre, regard distancié du thérapeute, mâtiné de quelques douleurs personnelles.

HOMMES & MIGRATIONS. Comment les migrants viennent-ils jusqu’à vous au Centre Minkowska ?

RACHID BENNEGADI. Ils sont généralement non francophones et y sont orientés par tous les professionnels de la santé car ce Centre fait partie du système de soins français ; dans ce lieu, toutes les équipes de thérapeutes ont, en plus de leur formation, des compétences linguistiques et culturelles qui leur permettent d’assurer une meilleure prise en charge de leurs patients.

Ces patients acceptent-ils facilement de consulter pour des problèmes d’hygiène mentale ?

Il faut démystifier cette idée que le migrant d’origine maghrébine, notamment, aurait une réticence envers la notion d’hygiène mentale. L’accès à un spécialiste est vécu comme un plus, comme un soutien dans le stress de l’acculturation et de la migration, et les gens sont preneurs de tout soutien. Ils distinguent parfaitement la maladie mentale de la folie. Dire de quelqu’un que c’est un mahboul et d’un autre qu’il présente un mardh el açabi (maladie nerveuse), c’est déjà faire une nuance entre une pathologie qui serait marginalisante car faisant référence à une exclusion sociale, et un dysfonctionnement des structures cognitives et affectives, faisant référence à une problématique individuelle. Le migrant déprimé ou en difficulté psychologique n’a pas de peine à dire de façon très riche sa souffrance, à condition que le contexte soit sécurisant et ne soit, à aucun moment, perçu comme facteur d’exclusion.

Est-on un praticien plus efficace en milieu migrant quand on est soi-même partie prenante ?

Je le dis maintenant après beaucoup de réflexion sur ma propre trajectoire de migrant depuis quinze ans en France : c’est certainement un plus mais jamais, comme d’aucun l’ont affirmé, un handicap. Cela me donne des capacités d’interprétation plus subtiles ; la communication par des métaphores culturelles aide au repérage des symptômes. Cette compétence interculturelle s’acquiert également par la formation aux pratiques psychiatriques transculturelles et tout thérapeute peut accéder techniquement à cette approche qui s’appuie sur l’anthropologie médicale.

La guerre du Golfe a-t-elle provoqué des dévastations ailleurs que sur les champs de bataille ?

Sur le terrain de la migration, on peut dire avec un peu de recul que les communautés migrantes se sont admirablement comportées. Je dis « admirablement » parce que ces gens ont été capables de percevoir une information, de la vivre de façon extrêmement douloureuse et en même temps, de produire un comportement modéré.

Les patients, pourtant, ont vécu une période très anxiogène et mon impression est que les migrants, d’une façon générale, ont fonctionné pendant cette épreuve comme une diaspora, c’est à dire qu’ils ont géré cette affaire dramatique en s’organisant en tant que structures d’une communauté migrante et non pas seulement comme éléments de la Umma al arabia (communauté arabe). Ils ont appris à trouver leurs marques dans leurs regroupements ethniques sans avoir à se confronter brutalement avec la société d’accueil, ce qui est une stratégie commune à toutes les diasporas : juive, arménienne, chinoise, etc.

Contrairement au pays du Maghreb où l’exaspération est arrivée à son paroxysme, ici, en France, la nécessité de retenue a fait loi parce qu’on n’est pas chez soi et que le pays qui vous accueille est en guerre contre le pays que vous soutenez ou, tout au moins, le peuple que vous soutenez car, cent fois, j’ai entendu ce type de rectificatif : « le ne suis pas forcément avec Saddam Hussein mais je ne comprends pas ce qu’on fait au peuple irakien ». Cela oblige à une gymnastique, à une sorte de négociation à l’extérieur et à l’intérieur qui soit apte à contenir la douleur et les excès ; c’est là la garantie de pouvoir traiter après coup et donc de pouvoir en parler une fois le conflit terminé.

Vous parlez de réaction de diaspora, ce qui implique un point de vue collectif, mais sur le plan individuel, quelles ont été les réactions ?

Là, c’est plutôt à partir de discussions avec mes amis intellectuels maghrébins que je ferais ma réponse. Beaucoup de gens se sont sentis bafoués en tant que groupe, je dirais même en tant que Urnma, quelles que soient les distances qu’ils avaient prises avec leur propre appartenance, et je m’inclus dans cette affaire là, parce que, moi aussi, j’ai traversé les événements du Golfe avec ce nouveau repérage. Auparavant, je m’étais senti extrêmement loin des valeurs de mon enfance et de mon arabité. Brutalement, le souvenir de tout cela m’a été rappelé très douloureusement. J’ai fini par me rendre compte qu’il y a des marges qui sont impossibles et des négociations qui ne sont pas admissibles. Cela a provoqué une tempête émotionnelle : j’ai dû réviser mes positions sur un certain nombre de choses comme le droit international, comme une certaine admiration que j’éprouvais pour les Etats Unis, comme le regard particulier que je portais sur Israël ; tout cela m’a obligé à faire des réaménagements de taille mais sans déstructuration.

Quelle différence ?

C’est que tout cela m’a coûté, mais avec une issue possible. Je ne suis pas sorti dévasté par ce conflit, j’aurais pu l’être. Je pense que beaucoup d’intellectuels maghrébins et arabes ont certainement été dévastés quelque part sans qu’ils puissent l’admettre actuellement ou parce qu’ils n’ont pas eu la possibilité d’en débattre.

Pouvez-vous donner un exemple de ces « négociations » désormais impossibles ?

Je prendrais une fois encore mon exemple personnel à partir duquel on peut extrapoler pour d’autres intellectuels. Je me suis senti anéanti quand j’ai compris qu’en dépit des icharat, des petits messages à l’orientale de Saddam Hussein du genre : « Je suis dis posé à accepter telle ou telle concession… », alors qu’il n’était pas en position de négocier, du côté des alliés, on a brandi une seule exigence : la capitulation. Je par tais encore du principe que cela ne se jouerait pas à un niveau de prédation. Alors, à ce moment là, quelque chose a basculé, j’ai eu l’impression d’une supercherie totale en ce qui concerne les rapports de force. J’avais l’illusion, et je le dis maintenant sans aucune honte, que l’Occident connaissait mieux l’Orient. Ce qui fait de profondes cicatrices, c’est de constater un beau jour l’immensité du fossé qui sépare ces deux cultures. Cette guerre aura été un séisme qui aura fissuré la personnalité de chaque Arabe.

Quel cas vous a le plus marqué pendant cette période ?

Ce qui frappe tout d’abord, c’est que les gens vivaient tous les mêmes douleurs, mais surtout, je pense à une jeune femme qui m’a impressionné par la violence de ses propos. Elle assistait là, pétrifiée d’impuissance, au processus de destruction d’une entité, d’un peuple, de toute une Histoire, et ce au vu et au su du monde entier. Elle était happée par ces événements, elle portait sur eux un regard chirurgical ne tolérant aucune excuse, considérant que cela relèverait un jour ou l’autre de la punition divine.

Qu’attendez-vous des médias et notamment d’Hommes & Migrations pour servir l’information ?

Je vais être très franc, j’ai toujours peur que les médias soient tentés par la manipulation de l’information. En même temps, j’ai une grande admiration pour les gens qui font ce métier là parce qu’il faut distinguer constamment le vrai du faux. Je me réfère dans ce genre d’analyse aux réflexions et aux écrits d’Edgar Morin ; il a compris que tant qu’on voudra figer l’Orient et l’Occident chacun de son côté, tant qu’on n’acceptera pas que des « hybrides » jouent les interfaces et érigent des passerelles, tant qu’on restera vissés dans une relation linéaire de cause à effet, on n’aura pas fini de se leurrer sur les questions de la migration, de l’intégration et, par extension, de la rencontre entre les peuples.

Êtes-vous l’un de ces passeurs ?

Il y a un travail extraordinaire à faire : celui du transfert de connaissances, d’affects, d’histoires… Cela se fera par l’intercession de passeurs. Les passeurs ont des problématiques très particulières et, fort heureusement, ils existent.

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