Identité et gestion de la disparité culturelle : essai d’une typologie par CARMEL CAMILLERI

CARMEL CAMILLERI : Professeur. Université de Paris V

Pour pouvoir aborder l’objet de cette étude, nous allons fixer succinctement les repères théoriques dont nous aurons à nous servir.

1 / LES POLES IDENTITAIRES

Pour un individu, son identité c’est ce qui est son « moi ». Il est connu cependant et cette conviction est partagée par tous les auteurs de cet ouvrage que ce moi n’est ni une « substance », ni un donné immédiat, mais qu’il émerge et se transforme au sein d’une opération complexe :

D’abord, l’accord est général pour l’attacher, non pas à la totalité des événements qui traversent notre subjectivité, mais seulement à certains « éléments » (pour nous exprimer rapidement) de notre devenir psychique. Lesquels ? La réponse la plus immédiate consisterait à dire : ceux (idées, attitudes, sentiments, etc.) qui reviennent constamment, l’identité se confondant avec ce qui, en nous, demeure le même. Encore faut il préciser que nous ne restons pas le même en excluant le changement, mais en négociant, au prix de diverses procédures, l’articulation de l’autre avec ce qui l’a précédé, de telle façon que le nouveau soit perçu comme ayant une relation acceptée avec ce qui existait avant lui. De ce fait, si l’identité est primordialement vécue comme une constance, ce n’est pas, comme nous l’avons dit ailleurs, « une constance mécanique, une répétition indéfinie du même, mais dialectique, par intégration de l’autre dans le même, du changement dans la continuité » (C. Camilleri, 1980 a, p. 331). Elle est une dynamique d’aménagement permanent des différences, y compris les oppositions, en une formation perçue comme non contradictoire. Aussi le sentiment de l’identité demeure t il tant que le sujet parvient à donner à l’altération le sens de la continuité. A défaut, il y a crise.

Mais l’individu ne conduit pas cet aménagement seulement, ni même peut être principalement, selon un souci de conformité au logique. En remodelant son moi en liaison avec de nouveaux apports, il est, de plus, ordinairement sensible aux incidences de cette opération sur l’image qu’il se fait de lui même. Autrement dit la conduite par laquelle il s’attribue tels caractères, et construit ainsi sa réalité, est liée à celle par laquelle il s’attribue une valeur, en référence à un « moi idéal ». Ainsi la constitution de l’identité de fait, constatée, est inséparable de la négociation d’une identité de valeur, revendiquée.

Enfin les individus, pas plus que les groupes, ne sont libres d’affirmer unilatéralement cette identité. Dans cette interaction avec le social dont toutes les contributions à ce livre font apparaître l’importance et les différents aspects, ils ont affaire à des conduites par lesquelles autrui leur attribue lui même des caractères en même temps que de la valeur : c’est à dire à des identités prescrites. Ils réagiront diversement’ à l’écart qu’ils pourront ainsi découvrir entre, si l’on peut dire, ce qu’on fait sur eux et ce qu’ils font sur eux mêmes. Ordinairement ils tenteront, sur ce point encore, de négocier les aménagements permettant de le réduire, sinon de le supprimer : mais nous verrons que d’autres réactions sont possibles dans certaines circonstances.

En fonction de ces opérations se dessinera pour chacun une configuration d’ensemble, plus ou moins évolutive, traduisant le résultat de sa négociation avec ces trois « pôles » du champ identitaire et prétendant à livrer sa définition. Le degré d’accord du sujet, à tout instant, avec cette configuration commande le sentiment qu’il a de son identité et oriente le devenir de la structure sur laquelle elle repose momentanément : en la confirmant et la stabilisant ou, au contraire, en la remettant en question et en la relançant en vue d’une redéfinition.

Cela étant, un point est à retenir à l’issue de ces développements. Comme on le voit, l’identité est entre autres choses un traitement permanent de la disparité par laquelle et, simultanément, contre laquelle elle s’édifie : la gestion de la disparité culturelle n’est donc en rien une opération inédite mettant en jeu des mécanismes exceptionnels. Elle est seulement plus difficile, en principe, du fait que les différences, dans ce cas, ont des chances d’être plus souvent des oppositions, et des oppositions plus marquées qu’à l’ordinaire.

Ces repères théoriques étant ainsi précisés, nous pouvons indiquer comment nous nous situons relativement aux auteurs qui se sont préoccupés de ce problème. Dans sa contribution à ce livre J. Kastersztein note que les premiers développements sur l’identité ont porté sur les exigences de cohérence et de stabilité, empêchant ainsi de « percevoir les comportements fluctuants et adaptatifs des acteurs sociaux, qui sont des entités agies par le système social mais aussi agissantes sur lui ». Et c’est sur ce dernier aspect d’interaction relationnelle et situationnelle que, depuis, les auteurs (y compris, ici même, J. Kastersztein et 1. Taboada Leonetti) insistent particulièrement.

Pour notre part, tout en prenant celui ci en compte, nous revenons sur l’analyse de ce qui fut historiquement le premier aspect. Car ce sujet pris dans la relation sociale n’est pas « vide » : c’est même parce qu’il a un dynamisme propre qu’il interagit avec autrui selon des modalités complexes. Sans prétendre à l’étude exhaustive de ce dynamisme, nous en retiendrons les deux exigences que nous avons rapidement caractérisées : d’une part le besoin d’élaborer et de restaurer sans relâche une unité de sens à laquelle nous nous identifions, nous procurant l’impression de cohérence et de stabilité ; d’autre part celui de l’auto attribution d’une valeur minimale attachée à l’image de ce moi. Nous estimons pour notre part que l’une et l’autre de ces aspirations, avant de subir l’influence incontestable de l’entourage social, procèdent du sujet lui même.

Le choix que nous effectuons ainsi n’est pas arbitraire. Les observations et analyses auxquelles nous ont conduit nos travaux et quelques autres menés sous notre direction depuis les années soixante nous ont, en effet, mené à cette conclusion : les deux grands défis auxquels les individus sont prioritairement sensibles en situation de morcellement culturel sont bien les atteintes à leur unité de sens et à la valeur qu’ils s’attribuent. Ce sont là, pour ainsi dire, les deux « inducteurs » les plus fréquents de leurs réactions identitaires et stratégies de préservation, et qui ne se confondent pas.

Nous allons présenter leurs effets sur les Maghrébins tels que nous les avons observés dans leur pays ou en situation d’émigration en France, les uns et les autres se trouvant confrontés aux oppositions entre leur culture d’origine et les modèles venus d’Occident. Mais nous avons des raisons de penser que nos résultats sont largement généralisables à d’autres populations du Tiers Monde anciennement colonisées. Nous commencerons par les atteintes à la valeur, car elles nous paraissent induire les conduites les moins complexes, tout en étant peut être les plus importantes sur le plan pratique.

2 / LES ATTEINTES A L’ AUTO ATTRIBUTION DE LA VALEUR

C’est dans les rapports « asymétriques » que la valeur d’un sujet est volontiers mise en question. Or la relation « Nord Sud », actuellement existante entre les sociétés occidentales industrialisées et celles du Tiers Monde, est nettement inégalitaire et productrice d’un fonds d’images péjoratives plus ou moins stéréotypées. Si l’on en croit les observations, l’effet de cette asymétrie sur l’opération identitaire paraît constant : l’attribution par le dominant d’un groupe de caractères au dominé (ou tout au moins celui qui occupe la position défavorisée) est principalement, sinon exclusivement, induite par la valeur le plus souvent négative qu’il lui associe. Ainsi se renverse le processus que l’on tient pour logique, puisque, normalement, c’est le repérage objectif préalable des caractéristiques des sujets (identité de fait) qui devrait conditionner l’évaluation (attribution de l’identité de valeur).

Les conséquences sont connues. C’est la valeur de l’individu, donc son image de soi, qui est plus ou moins sévèrement mise en question dans le cadre de cette identité prescrite : c’est donc à ce pôle de l’opération en cours que, dans sa négociation identitaire, le sujet va accorder la priorité, voire l’exclusivité. Il est ainsi comme aspiré dans la logique perverse du processus tel qu’il a été initié par le partenaire favorisé : pour lui désormais toute la dynamique de la relation va s’ordonner à partir et autour du primat de son évaluation, qui devient le stimulus décisif dans ses efforts de définition ou de redéfinition de soi.

La variété des conduites qui s’ensuivent apparaît à travers les diverses observations et recherches : par exemple une étude que nous avons menée à Paris sur les étudiants originaires du Tiers Monde (1984) et, plus récemment, certaines enquêtes de H. Malewska Peyre (1987, 1989) ainsi que des expérimentations de G. Vinsonneau (1986, 1987). Ces deux auteurs ont fourni de nouveaux constats à l’appui de l’« identité négative ». Celle ci est le résultat de la fréquente conduite par laquelle celui qui occupe la position défavorisée dans la relation est porté à signifier sa réalité et sa valeur selon les injonctions de l’autre. C’est là, semble t il, l’effet limite du « prestige », ce surplus de domination symbolique attaché, toutes choses égales d’ailleurs, à tout ce qui vient du dominant et du seul fait qu’il vient de lui. C’est bien ce qui apparaît fréquemment chez des jeunes issus d’immigrés.

Mais nombre d’entre eux, développant d’autres réactions, évitent cette intériorisation du jugement dépréciatif

Certains évacuent l’identité négative en s’assimilant au favorisé et en transférant l’injonction dévalorisante de celui ci sur les autres membres de leur ethnie, dont ils se séparent ou tentent de se séparer : c’est, pour ainsi dire, l’« identité négative déplacée ».

D’autres et nous rapportons ici des cas relevés dans notre enquête sur les étudiants étrangers en France prenant conscience de leur singularité à l’occasion même du refus qu’ils perçoivent chez les autochtones, paraissent ne pas intérioriser la dévalorisation. Ils l’évitent en pratiquant la prise de distance, se contentant de prendre acte du maintien obligatoire dans ce qu’ils sont puisqu’on ne leur permet pas de devenir autre chose . « Dans la mesure où je suis l’étranger, je le serai toujours. Je suis donc obligé de rester Algérien puisque je ne suis pas accepté par les autres. » C’est une identité « par distinction », stade minimal à partir duquel on sort de l’« identité dépendante » (commandée par l’autre placé en position plus favorable), telle que nous l’avons rencontrée dans les situations précédentes d’identité négative et d’identité négative déplacée.

Un pas de plus et nous rencontrons l« identité défense » : « L’identité culturelle à l’étranger reste un refus, un bouclier pour se protéger contre les autres » (Tunisien). Après l’identité distinction, qui représente une sorte de point neutre où l’on se contente de constater et reconnaître sa différence (sans la péjorer), nous pénétrons ici dans le groupe des « identités réactionnelles ». Nous les appelons ainsi parce qu’elles paraissent nettement induites par la réaction à un élément de l’environnement isolé du reste et majoré, et sont d’ailleurs signifiées comme telles par les sujets (au moins inconsciemment).

Nous en arrivons enfin au degré limite de l’identité réactionnelle : l’« identité polémique ». Ici, non seulement le sujet se distingue ou se protège de l’autrui perçu comme dépréciateur, mais il se « sur affirme » plus ou moins agressivement, comme on en voit des exemples dans les observations de H. Malewska Peyre et G. Vinsonneau. où même il se reconstruit contre lui.

Parvenues à ce point, les identités réactionnelles, telles qu’elles se manifestent le plus communément entre porteurs de cultures différentes engagés dans une relation asymétrique, font apparaître le mieux les traits qui les caractérisent :

Procédant elles aussi de la stimulation première et maximale de la conduite d’attribution de la valeur, qui va jusqu’à commander totalement l’attribution des caractères définissant le sujet, elles amènent ces caractères à s’éloigner de plus en plus de la réalité. Ceux qui sont prescrits par le dominant relèvent plus ou moins largement de l’imagination du fait de son intentionnalité de dévalorisation de principe. Ceux que s’octroie le dominé prennent le même chemin parce que leur finalité n’est pas de refléter le réel, mais d’évacuer l’évaluation négative qu’il subit et, d’une façon générale, tout sentiment pénible ressenti dans sa relation au dominant. Ainsi l’identité réactionnelle évolue vers le mécanisme de défense, formation qui décolle volontiers de la réalité pour s’acheminer vers l’imaginaire, et dont le point limite est le délire au sens clinique du terme.

A mesure qu’elle se déleste de l’objectivité, cette même formation se charge de symbolisme. Elle révèle en effet un souci croissant de délivrer des messages sociaux plutôt que d’informer sur ce qui est. Au stade ultime, celui de l’identité polémique, le sujet défavorisé paraît se soucier exclusivement de signifier aux autres ce qu’il se signifie à lui même : à savoir qu’il s’inscrit en faux contre la prescription d’identité du dominant.

Un dernier caractère devient particulièrement net. A ce qu’il semble, moins les relations entre groupes sont positives, plus l’aspect catégorisant, dans les jugements d’identification que leurs membres portent les uns sur les autres, l’emporte sur l’aspect personnalisant. Ainsi les sociétés d’accueil identifient d’autant plus leurs immigrés à travers une catégorisation ethnique que ceux ci relèvent des groupes les moins acceptés.

Les sujets appartenant à des communautés à dominante traditionnelle sont ainsi renforcés dans leur tendance à se considérer comme solidaires de leur ethnie, comme en étant leurs représentants. Et dans la manifestation des identités réactionnelles, cet effet n’est pas seulement induit : il est revendiqué. Dès lors le changement identitaire ne concerne plus seulement l’individualité de l’immigré, mais il implique symboliquement son groupe. Ainsi tous les avatars de l’identité du sujet deviennent une affaire communautaire : ce qui limite sa liberté de positionnement culturel et complique toutes les opérations.

On conçoit que, dans de telles conditions, la crainte de trahir son groupe d’origine soit un paramètre à considérer. Dans des cas particulièrement conflictuels, cela amène parfois à cette conduite paradoxale que nous appelons « identité de principe » (ou « volontariste », selon l’expression de 1. Taboada Leonetti. Des jeunes issus d’immigrés, comme nous l’avions constaté, continuaient à revendiquer leur affiliation au groupe des Maghrébins dont ils rejetaient la quasi totalité des valeurs traditionnelles, pendant qu’ils adoptaient la culture des Français à la société de qui ils refusaient de s’affilier. Il serait instructif d’analyser ce qu’un sujet peut mettre dans son identification à sa communauté d’appartenance (ou de tout autre groupe en général) quand il en exclut la totalité ou le plus clair des représentations et valeurs par lesquelles celle ci se définit. On se trouve, semble t il, devant l’essence épurée de l’identité polémique : un acte volontaire, pour ainsi dire formel, de pure revendication définitionnelle. Dans cet acte le symbolisme, amenant l’individu à délivrer un message pour fixer la signification qu’il veut se donner et qu’il réclame face à autrui, atteint sa charge maximale.

Ajoutons enfin, pour en terminer avec ce grand inducteur de la construction identitaire, que nombre d’individus affirment ne pas percevoir la stigmatisation dépréciative du dominant. Mais des observations de H. Malewska Peyre les montrent racontant, par la suite, des agressions racistes qu’ils ont subies : il y a là, manifestement, une conduite de déréalisation de l’aspect dévalorisant de la prescription d’identité.

Voyons maintenant ce qui se passe lorsque est contrarié le besoin du sujet de vivre sur une unité de sens.

3 / LES ATTEINTES A L’ UNITE DE SENS

Une première dimension d’analyse nous est, ici, rapide ment apparue centrale. L’équilibre de l’individu est atteint quand, entre autres conditions, les représentations et valeurs auxquelles il s’identifie, par lesquelles il fixe une signification à son être, sont celles là même qui lui permettent de s’accorder avec son environnement. Tout au moins elles doivent leur être homologues, c’est à dire relever d’un même modèle. Alors est réalisée la cohérence entre ce que nous appelons d’une part la fonction ontologique et, d’autre part, la fonction pragmatique (ou instrumentale) de l’identité.

Normalement une culture fournit cette cohérence et facilite considérablement cet équilibre. Mais actuellement les habitants du Tiers Monde décolonisé et, plus encore, ceux d’entre eux qui émigrent en Occident, ont affaire à un environnement bouleversé par les effets d’un modèle dit à dominante industrielle. De ce fait, la fonction pragmatique est fortement sollicitée par des représentations et valeurs s’inspirant du code appelé « moderniste ». Et celles ci ont tendance à différer passablement de celles qui, au départ, satisfaisaient majoritairement pour ces individus à la fonction ontologique, habituellement ordonnées autour du modèle « traditionnel ». Les problèmes posés par cette dualité sont de deux ordres : ceux qui sont relatifs à la « structure » et ceux qui sont liés aux « contenus » des codes en opposition.

En ce qui concerne la structure des systèmes concernés, plus on a affaire à des groupements traditionnels, plus leurs formations culturelles sont portées à être univoques quant à leur sens, fortement systématisées et cohérentes, saturées en prescriptivité, ce qui se traduit par deux caractères : d’une part leur « hégémonisme », exprimant le fait que leurs prescriptions tendent à concerner toutes les situations de l’existence ; d’autre part leur « pointillisme », ces prescriptions visant le détail de chaque situation. Enfin ils fondent ordinairement leurs représentations et obligations sur des normes perçues comme transcendantes : normes groupales dont la légitimité est très généralement attribuée à des instances relevant du religieux.

Dans les sociétés occidentales industrialisées contemporaines, ces caractéristiques ont tendu à s’inverser. Les codes y sont devenus « flous » parce que multivoques, présentant plusieurs propositions sur les mêmes points : par exemple sur l’union des sexes, la relation au travail ou à l’autorité, l’éducation des enfants, etc. Ils sont beaucoup moins cohérents, le « système » laissant place au simple « ensemble » plus ou moins bien lié. D’autre part, leurs prescriptions opèrent une large retraite : celles ci visent des classes de situations et laissent nombre de détails (et plus que des détails) à l’initiative individuelle. Enfin ils fondent leurs propositions sur des formations soumises à la concurrence idéologique et à la contestation : elles sont donc plus volontiers perçues comme immanentes que comme transcendantes, ce qui se traduit par un reflux du religieux (« Idicisation »).

Pour des sujets provenant de communautés à dominante traditionnelle, surtout s’ils viennent directement du monde rural, on conçoit que le passage puisse être traumatisant. Des formes spécifiques de ce désarroi, dont on peut soupçonner qu’il entraîne nombre de réactions de retrait, de crispation sur la sécurité du système originel, la littérature spécialisée semble n’avoir retenu qu’un aspect : les difficultés sans doute éprouvées par le sujet mis dans cette situation paradoxale, et tout à fait inhabituelle pour lui, où il lui faudra choisir lui même, dans une large mesure, ce qui doit le gouverner.

Mais ce ne sont là que présomptions. A notre connaissance, on ne dispose jusqu’ici d’aucune information sur la spécificité des troubles provoqués par cette situation d’« incompatibilité structurelle » des systèmes (sans doute à cause de la difficulté de les dissocier des autres), et encore moins sur les stratégies éventuellement mises en oeuvre pour y parer.

Aussi n’en parlons nous que pour présenter l’ensemble de la question et mieux situer les seuls problèmes dont nous puissions discuter : ceux qui proviennent de la disparité des contenus des codes en présence. Ils sont en effet les seuls pour lesquels nous disposions d’informations à partir d’observations empiriques. Nos propres observations ont porté sur les tensions provoquées, au sein des populations que nous avons précisées, par la « distance » entre les représentations et valeurs communément appelées « traditionnelles » et « modernistes », ainsi que sur les manières d’y réagir. Des conduites ont été repérées sur la base de leur répétition, auxquelles nous croyons pouvoir raisonnablement attribuer une orientation intentionnelle (non nécessairement consciente) : manier la contradiction objective de telle façon qu’elle n’engendre pas, ou le moins possible, le conflit subjectif, la rupture de l’unité identitaire suffisante pour avoir l’impression de vivre normalement. Aussi méritent elles l’appellation devenue habituelle de « stratégies ».

Mais nous nous sommes aperçu que les individus concernés ne sont pas également exigeants quant au niveau de cohérence recherché : ce qui, avec l’axe ontologique pragmatique défini plus haut, nous fournira notre seconde dimension d’analyse. Nous distinguerons donc :

La « cohérence simple », caractérisant les sujets qui résolvent le problème de la contradiction objective (et des tensions consécutives) par la suppression de l’un de ses termes.

La « cohérence complexe », où l’on cherche à élaborer une formation capable d’assurer l’impression de non contradiction en tenant compte de tous les éléments en opposition.

C’est en croisant ces deux grandes dimensions d’analyse que nous allons présenter notre essai de typologie des stratégies utilisées par les acteurs.

3.1 LES STRATEGIES D ‘EVITEMENT DES CONFLITS IDENTITAIRES PAR LA COHERENCE SIMPLE

a) La survalorisation de la préoccupation ontologique

On peut ici invoquer le cas limite, mais qui se multiplie actuellement, de l’investissement total du moi dans un système, accompagné du rejet complet de l’autre. C’est très généralement le code originel qui est retenu ou, du moins, publiquement revendiqué : on aura reconnu la position des « fondamentalistes ». Ceux ci, dans leur construction identitaire, survalorisent la préoccupation ontologique aux dépens de celle, pragmatique, qui les obligerait à prendre en considération l’autre code pour s’adapter à l’environnement contemporain. Ils éliminent ainsi le conflit intérieur par l’évitement complet de la contradiction objective entre les systèmes.

Cependant le conservatisme intégral est tellement difficile à tenir, dans la pratique, qu’il peut consentir à un « minimum pragmatique », dont voici les modalités les plus courantes :

Le conservateur « total » peut déléguer plus ou moins tacitement à son entourage la mission de réaliser les adaptations pratiques à cette « modernité » avec laquelle il refuse de se compromettre.

Nous avons observé une « symbiose » de cette sorte, en Tunisie, entre un grand personnage religieux qui s’affirmait « pur et dur » et sa belle fille, étudiante aux allures dégagées. Le sujet peut ainsi s’enfermer dans la dimension ontologique (sacralisation des valeurs identitaires choisies) parce qu’il satisfait à la fonction pragmatique « par délégation ».

Comme précédemment, on s’investit dans un système et on rejette l’autre complètement. Mais, dans le présent cas, on consent à « jouer » plus ou moins largement le second (le plus souvent c’est l’ensemble moderniste) au niveau de sa conduite, pour éviter les graves désadaptations à l’environnement. On consent en somme à « gesticuler », quand c’est nécessaire, tels aspects du modèle refusé, sans mettre intérieurement en question celui dans lequel on s’investit. Les heurts éventuels avec l’entourage sont, ici encore, diminués. Et le conflit avec soi même est évité tant que l’on dispose de justifications permettant d’évacuer la culpabilité suscitée par un tel « arrangement ».

Précisons qu’il ne s’agit pas de la « conduite du masque », car le sujet ne cache pas sa stratégie, dont il attribue la responsabilité à l’Etat, à « ces temps de malheur » ou tout autre élément extérieur dont il faudrait subir la fatalité.

Dans la troisième modalité, on accepte de laisser se réaliser telle conduite contraire à la tradition. Mais on s’efforce de faire exister au minimum, de déréaliser le plus possible le détour par le système qu’on récuse intérieure ment. Par exemple il est banal que des parents conservateurs accordent leur aval aux études de la jeune fille, en vue de réaliser ce but traditionnellement prisé qu’est le meilleur mariage : ce qui les amène à tolérer le minimum de libertés liées à la condition scolaire. Mais après l’obtention de tel diplôme, ou parce qu’on estime le moment venu de la marier, on la retire de l’école, de l’université, et on lui ôte les tolérances dont elle bénéficiait. On peut même, si ses résistances ne sont pas trop fortes, tenter de la soumettre à une sorte de « purification » traditionaliste, à un ensemble de rites d’effacement de la parenthèse moderniste.

Dans tous ces cas nous demeurons dans la cohérence simple. Car, au moins intérieurement, on rejette un terme de la contradiction sans s’efforcer de l’accorder avec l’autre.

b) La survalorisation de la préoccupation pragmatique

A l’opposé, et placés symétriquement au bout de cet axe qui va de l’investissement ontologique au souci pragmatique, nous rencontrons les individus qui mettent avant toutes choses le désir d’adaptation à l’environnement.

On peut songer aux « opportunistes complets ». C’est un cas au moins théorique et difficile à détecter, car peu de gens avouent appartenir à cette catégorie, et moins encore dans des communautés où la solidarité et le souci du regard d’autrui sont encore des réalités. Cette attitude demanderait une indifférence totale à l’investissement dans une unité de sens, elle même rendue possible par une sorte de « fluidité identitaire » intégrale : ce qui permettrait au sujet de s’aligner subjectivement sur les situations les plus disparates. Et il faudrait, de surplus, qu’il soit imperméable à la culpabilisation.

Si la chose est évidemment possible, et « statistiquement » facilitée par les situations d’anomie, nous ne pouvons pas dire que nous l’ayons rencontrée à coup sûr. Par contre nous avons observé des conduites qui s’approchent de cette position limite :

Assurément nombreux sont les cas où le sujet s’avère beaucoup moins attentif aux systèmes culturels en eux mêmes qu’aux environnements qui les portent, signifiés comme milieux d’installation possibles. Pour le Maghrébin au pays il s’agira, selon sa propre terminologie, des milieux traditionnel ou moderniste ; pour l’émigré, ceux d’accueil et d’origine. L’un et l’autre y discerneront des paramètres à partir desquels ils dresseront un « biIan » global quant à l’intérêt qu’il y aurait à s’installer dans l’un d’entre eux et à s’affilier au groupe correspondant : travail, salaires, avantages sociaux, logement, scolarité, avenir des enfants, libertés diverses, voire loisirs, « amusements », etc. Et l’intérêt pour les représentations valeurs de ce groupe suivra comme une conséquence.

C’est ce que nous avions pu constater dans une recherche menée sur des immigrés maghrébins de la région parisienne (1979, 1980 b). Nous avions pu établir que, pour le grand nombre, le choix de telle société ainsi effectué en fonction de ces raisons pratiques commandait l’inclination pour son code culturel. C’est un cas où la fonction pragmatique infléchit manifestement l’opération de l’investissement ontologique. L’un des termes de l’opposition, c’est àdire l’un des systèmes en présence, est ainsi « déréalisé » pour des causes qui lui sont largement, sinon totalement extérieures. Et la prise de position finale s’effectue non pas en le prenant en compte, ni en le discutant en lui même, mais en le mettant de côté : on a donc toujours affaire à la cohérence simple.

Se présente aussi la stratégie de l’« alternance conjoncturelle des codes », ou des « registres ». L’observation est commune : dans ces mondes culturellement morcelés de sociétés que P. Pascon, sociologue marocain, appelait « composites », une quantité d’individus passent d’un système à l’autre selon les sollicitations des situations, comme s’ils changeaient de vêtements. Il en est de même, et peut être plus encore, pour les immigrés. Par exemple on adopte le système traditionnel avec les parents, les gens âgés, à la maison, et le système moderniste dans le contexte professionnel, à l’école, avec les jeunes autochtones du quartier en France, avec tels étrangers, dans tels rapports administratifs, etc. Comment interpréter ces « identités de rechange » ?

Il nous paraît difficile de prétendre que ces millions d’individus sont des malades dont le moi est « en miettes », ou qu’il s’agit uniformément d’opportunistes intégraux (même si ce peut être le cas pour un certain nombre d’entre eux). Notre opinion est plutôt qu’il s’agit d’un « opportunisme limité » : dans ce cas de figure, le vrai moi n’apparaît que dans les situations où l’on se sent réellement impliqué. En effet, être moderniste avec les collègues de bureau et traditionaliste avec les personnes âgées de rencontre est une chose : on peut ici jouer le personnage réclamé par la situation pour sacrifier à la commodité pragmatique. Mais comment se conduirait le sujet s’il désirait se marier ? Quel type de qualités, quelles façons de se comporter demanderait – il à son conjoint, impliquant l’adhésion à telles représentations et valeurs ? Ou qu’en serait il si ses enfants l’obligeaient à choisir entre les systèmes pour leur éducation ?

Nous aurions donc affaire, en fin de compte, à une valorisation dominante du pragmatique limitée par un « minimum ontologique » : situation symétrique de celles analysées plus haut, où un « minimum pragmatique » venait, sous différentes modalités, tempérer l’investissement farouche dans la tradition de tels conservateurs soucieux de conserver leur « dignité ». Derrière la rotation des identités de circonstance, il y en aurait donc une qui serait la vraie. Pour la découvrir on aurait besoin d’observations suffisamment prolongées, qui permettraient de repérer les réactions du même acteur dans les cas d’implication effective.

Pour notre part, nous ne disposons que de rares éléments suffisamment sÛrs. Par exemple nous avons connu, en Tunisie, des étudiants qui se référaient au code traditionnel pour toutes affaires concernant leur famille, et au code moderniste lorsque leur seule personne était en jeu. Nous avons pu nous assurer qu’ils s’investissaient effectivement dans ce dernier. Mais ils pratiquaient l’autre, dans le premier cas, pour demeurer en accord avec leur parenté. Autre exemple vécu : enseignant la philosophie dans ce pays et étant peu au fait, dans les débuts, de ces problèmes de culture, nous avions commencé par dispenser des cours sous tendus par un rationalisme plutôt agressif. Nous finîmes quand même par nous inquiéter des réactions d’élèves qu’on nous avait dits très religieux. Leur réponse nous vint indirectement : « C’est bien simple, avaient ils affirmé, quand on sort des cours on oublie tout ! »

Ainsi nous avions pu faire une double constatation. D’abord que ces jeunes disposaient d’un ancrage identitaire authentique. Ensuite que cela ne les empêchait pas de pousser l’alternance jusqu’à la limite du « compartimentage » : puisque, poussés par la motivation purement utilitaire de réussite à l’examen, ils parvenaient à nous fournir d’honnêtes productions à partir d’un code culturel en complète opposition avec celui dans lequel ils s’investissaient. Le compartimentage, point ultime de l’alternance, était prouvé par l’« oubli » de l’univers scolaire quand ils passaient dans l’autre.

Remarquons pour terminer que cette conduite n’est pas inédite : ce n’est qu’un développement spectaculaire de celle du « personnage », que nous pratiquons tous. Et, on le sait, le moi exhibé derrière celui ci est volontiers différent, à des degrés divers, de celui que nous revendiquons. Seule la réaction, variable, de culpabilisation à cette ordinaire « hypocrisie » est susceptible de limiter l’écart accepté. Mais il conviendrait sans doute de ne pas extrapoler nos jugements moraux à des situations assurément pénibles de massive anomie culturelle, dont nous n’avons pas l’expérience. La variété des positionnements individuels tend normalement à y provoquer des confrontations constantes entre points de vue différents, des heurts répétés : cette stratégie permet de les éviter au maximum. Sa commodité explique sans doute le fait qu’elle est de loin la plus répandue.

Enfin il apparaît que nous demeurons dans l’emploi de la cohérence simple, puisque les sujets pratiquent l’alternance des codes précisément pour ne pas avoir à accorder constamment les contraires. Ils se contentent, selon les situations, de mettre entre parenthèses l’un des deux systèmes, le plus souvent celui dans lequel ils se reconnaissent.

3.2 LES STRATEGIES D ‘EVITEMENT DES CONFLITS PAR LA COHERENCE COMPLEXE

Nous allons maintenant rencontrer le souci d’un certain nombre d’individus de construire des formations leur permettant de s’y investir (préoccupation ontologique) et, en même temps, de s’adapter aux temps présents (préoccupation pragmatique). Et cela de façon reconnue et équilibrée, contrairement à ce que nous avons observé dans les cas précédents : ce qui les amène, pratiquement, à inventer des modalités d’articulation des représentations et valeurs des deux systèmes en présence.

Nous distinguerons deux grands types d’articulations :

a) Les liaisons indifférentes à la logique rationnelle

Il s’agit de « débrouillages » permettant aux acteurs d’éliminer la contradiction, donc le conflit, pour eux mêmes et non pas en elle même, c’est à dire, en fait, aux yeux de l’observateur qui se veut « rationnel ». Ils mettent en oeuvre des « logiques subjectives », comme lorsqu’on parle de la « logique affective ».

Nous évoquerons ici seulement la stratégie qui nous a paru la plus caractéristique, en même temps que la plus répandue : celle guidée par le « principe de maximisation des avantages », aux aspects divers.

Cela peut consister à retenir dans un code tels traits perçus comme avantageux en laissant tomber les obligations corrélatives. Ainsi des Tunisiens de milieux populaires destructurés en arrivaient à isoler ce qui, dans le système arabo musulman, favorise l’homme, l’époux, le père, mais en négligeant désormais les devoirs qui y sont liés (C. Camilleri, 1973). On peut aussi prétendre cumuler des traits favorables pris dans les deux systèmes, sans se laisser arrêter par leur probable incompatibilité. Par exemple, comme il apparaît régulièrement dans les enquêtes, nombreux sont les jeunes aspirant à épouser des femmes « modernes », « dégourdies », instruites, susceptibles de les seconder dans le nouvel environnement. Mais ils leur demandent en même temps d’être dotées des qualités de l’épouse traditionnelle telles qu’ils les apprécient chez leur mère.

Parallèlement à cet emploi synchronique du principe, se rencontre aussi souvent son utilisation diachronique : on changera de système au cours du temps en changeant de statut rôle, sur les points où ce système est plus avantageux pour la tenue de ce statut rôle. Jeune homme et jeune fille seront donc modernistes au moment du mariage, ce qui leur permet de choisir le conjoint à leur convenance, puis passeront au modèle traditionnel quand l’un sera époux ou père et quand l’autre deviendra belle mère (cette utilisation diachronique n’excluant d’ailleurs pas l’emploi synchronique simultané du même principe).

C’est là un cas typique de réinterprétation corruptrice des codes culturels, qui brise indûment la logique des modèles. Elle résulte de l’adoption aberrante, du moins aux yeux de l’observateur rationnel, de l’individualisme « occidental », du fait de l’allègement plus ou moins prononcé du contrôle des groupes traditionnels : ce qui ouvre la voie à la « manipulation égocentrique » des codes. On a ici affaire à une forme de cohérence induite par une « logique affective », selon l’expression consacrée, faisant primer, pour reprendre la terminologie des psychanalystes, le principe de plaisir sur celui de réalité. Les formations identitaires ainsi obtenues, ordonnées par des liaisons individuelles et conjoncturelles non avalisées par la logique cognitive, pourraient être dites « syncrétiques ».

Signalons encore ce point : dans la mesure où subsiste le contrôle social, les infractions à la tradition provoquées par la manipulation égocentrique sont beaucoup plus consenties au garçon qu’à la fille. L’ouverture au nouveau système apparaît ainsi comme infléchie par un trait central de l’ancien.

b) Les efforts de liaison selon la logique rationnelle

Nous avons ici affaire à des sujets qui, pour intégrer des éléments nouveaux dans les anciennes formations, avancent des arguments qui voudraient être admis par la raison et s’imposer ainsi aux autres autant qu’à eux mêmes. Ils visent à aboutir à des structures culturelles et identitaires qu’on pourrait qualifier de « synthétiques ». Voici quelques modalités que nous avons observées :

La réappropriation. :

On s’investit dans des représentations traditionnelles mais aussi nouvelles (promotion de la femme, libéralisme éducatif, rationalisme scientifique, etc.) en affirmant que celles ci, si l’on y regarde bien, ont toujours été présentes dans le patrimoine originel : soit dans la lettre des textes religieux fondateurs, soit, à défaut, dans ce qu’on tient pour leur esprit. Et l’on déclare qu’il suffit de les expliciter. C’est, en somme, une conduite de réappropriation par laquelle l’adoption des traits nouveaux, non seulement n’implique pas que l’on sorte de l’identité originelle, mais amène à s’y ressourcer plus profondément. Elle contribue à la floraison des lectures réinterprétatives des textes fondamentaux actuellement observée dans le monde musulman. Cet argument a été et demeure largement utilisé, en particulier, par les autorités politiques du Maghreb, pour faire accepter les représentations nouvelles jugées nécessaires à l’édification d’états modernes sans sortir de l’« authenticité ». Si l’on juge le fonds islamique insuffisant à cette fin on peut même, comme cela s’est fait en Tunisie, absorber dans le patrimoine originel les civilisations qui ont précédé la conquête musulmane (C. Camilleri, 1983).

Cette conduite permet d’intégrer le changement en se tenant assuré de n’avoir pas changé, bien au contraire. Elle améliore l’adaptation pragmatique non seulement sans toucher à l’identité première, mais en en révélant la richesse. Bien entendu, en parlant de stratégie, nous restons attaché au point de vue du psychologue : sur les plans conceptuel et historique il est bien possible que l’on découvre effectivement des aspects inédits dans la formation tenue pour originelle.

La dissociation :

On adhère à des représentations empruntées aux registres ancien et nouveau, mais on résout l’éventuelle contradiction en dissociant les objets auxquels elles se réfèrent. Par exemple, nous avons eu couramment affaire à de jeunes Tunisiens instruits qui déploraient vivement les pratiques éducatives de leurs parents à partir de leurs nouvelles connaissances scolaires. De ce fait ces derniers, pour qui la tradition exige le respect le plus total, paraissaient critiquables. Mais l’on prévenait cette conclusion en soutenant que, dans le temps et vu la formation que ceux ci avaient reçue, ils ne pouvaient faire autrement : ce qui permettait de dissocier leur personne de leurs conduites, et de rejeter celles ci sans s’en prendre à celle là.

L’articulation organique des contraires :

Les parades précédentes permettent de ménager la coexistence logiquement non contradictoire entre anciennes et nouvelles représentations. Mais on peut aller plus loin et tirer tout aussi logiquement des conduites modernes du modèle originel. Par exemple, dira t on, s’il faut instruire la femme, et même au maximum, c’est pour qu’elle puisse mieux remplir ses rôles traditionnels d’épouse (elle secondera mieux son mari, saura gérer le budget domestique, mener les affaires du foyer dans l’environnement complexe actuel) et de mère (éducation adaptée à donner aux enfants). De même, on peut vouloir briser la coutume du couple d’habiter avec la famille : cela, affirme t on, non seulement ne nuit pas au respect traditionnel dû aux parents, mais permet au contraire de mieux le sauvegarder (évitement des tensions, des heurts … ).

On obtient ici des illustrations de la synthèse si convoitée des deux systèmes, par articulation organique des représentations concernées.

Les deux stratégies qu’il nous reste à présenter ont pour caractéristique commune d’intervenir sur la liaison entre les représentations valeurs, qu’elles soient originelles ou nouvelles, et leur mise en application dans la pratique :

La valorisation de l’esprit aux dépens de la lettre :

Cette conduite nous a paru fréquente chez les jeunes, spécialement issus d’immigrés : nous l’avions appelée « mobilisation subjectivation » des valeurs. Elle correspond à l’abandon d’anciennes déterminations institutionnelles fixées dans le passé pour les récupérer sous forme de valeurs et attitudes « libres », dégagées des contenus cristallisés par la tradition et retrouvant ainsi leur dynamisme et de nouvelles possibilités de réalisation (« mobilisation »).

Par exemple, le respect des parents implique, suivant l’ancien système, leur droit à régenter le mariage des enfants, leur vie de couple, l’éducation des petits enfants, voire leur orientation scolaire et professionnelle, etc. On n’acceptera plus cela. A la place, le jeune se réservera de concrétiser à sa façon la valeur ici en jeu : on écoutera les avis des parents, on essaiera de les satisfaire le plus possible, car les anciens ont effectivement plus de sagesse et d’expérience en ces matières, ce qui aboutira le plus souvent à des compromis négociés. Puis on se conduira selon ce qu’on aura décidé. De même l’épouse ne voudra plus qu’on parle de l’obéissance au mari, mais seulement de la reconnaissance de son statut global de chef de famille. Cela implique qu’elle n’aura pas à s’aligner mécaniquement sur ses ordres, mais elle se fera un devoir de lui conserver son primat dans l’ensemble de la vie familiale.

Le changement le plus significatif, dans cette démarche, est dans ce fait central : le sujet remplace le groupe, ou se place en face de lui, comme médiateur entre le contenu du code et son application (« subjectivation »), les formes ainsi dégagées de leur détermination primitive devenant accueillantes à son inventivité. Par là la valeur maîtresse de la modernité, l’individu, devient la base du système. La dimension collective n’en demeure pas moins mais, à présent, en tant que consentie et régulée par l’individuel. D’autre part il résulte habituellement de ce procédé une certaine altération dans le contenu de l’un ou des deux codes, par affaiblissement de tels de leurs traits.

A ces conditions on obtient ici, à notre sens, une articulation particulièrement réussie des préoccupations ontologique et pragmatique. L’évitement du conflit intérieur paraît effectif, car le sujet a le sentiment d’être encore plus fidèle à la valeur traditionnelle en l’intériorisant : il se trouve plus « authentique ». C’est le sentiment qu’exprimaient des lycéennes algériennes qui demandaient qu’on leur fasse confiance pour la préservation de leur « honneur » : elles en revendiquaient l’assomption individuelle et responsable, en dehors des dispositifs institutionnels imposés par les anciens, qui visaient à un contrôle par l’extérieur (N. Mékidèche, 1981).

La suspension d’application de la valeur :

Dans le cas précédent, l’intervention sur la liaison entre la représentation et sa réalisation se traduit par des façons différentes d’appliquer cette représentation. Dans la conduite dont nous allons maintenant parler, elle n’est plus appliquée du tout, tout en demeurant revendiquée sur le plan des principes.

Ainsi, dans une enquête menée sur de jeunes parents de Tunis (1965), nous avions constaté l’adhésion massive des mères à la représentation traditionnelle de l’allaitement au sein, perçu comme signifiant la bonne maman. Mais cela n’empêchait pas les comportements effectifs de s’en écarter de plus en plus, en fonction de l’élévation du niveau socioculturel et de l’abaissement de l’âge. Et ce n’était pas seulement le fait des femmes travailleuses, mais aussi de celles demeurant au foyer, au nom de raisons toujours conjoncturelles.

On évite ici le conflit intérieur en désinsérant du réel, pour ainsi dire, la valeur à laquelle on continue à s’identifier. De guide d’action, elle semble passer au rang d’une représentation symbolique dont il resterait à repérer la nouvelle finalité. Elle pourrait fonctionner comme « mainteneur » de l’affiliation au « nous » du groupe, comme signe de reconnaissance entre ses membres. Nous avons observé que cette conduite se répand. Aussi pourrait on avancer que, en situation de changement culturel, la fonction expressive et symbolique de la culture se renforce aux dépens de sa fonction normative et pratique.

Mais le même schéma, il est intéressant de le constater, se reproduit à propos de valeurs nouvelles. Ainsi, nombreux sont les hommes qui, notamment avec l’élévation de leur niveau d’instruction, affirment admettre l’égalité des sexes. Mais, selon eux, elle n’est pas possible dans la vie de tous les jours au Maghreb, pour diverses raisons : les femmes ne seraient pas assez instruites, en mesure de s’assumer, ne sauraient pas s’empêcher d’« exagérer », etc. Souvent ils refusent à leurs compatriotes des conduites qu’ils approuvent chez la femme occidentale, en rétorquant à leurs protestations : « Vous, ça ne vous va pas ! » On peut ainsi s’estimer « moderne », tout en se comportant selon la tradition.

3.3 LES STRATEGIES DE MODERATION DES CONFLITS DE CODES

Parvenus au bout de ce mouvement, et sans cesser d’avoir affaire aux atteintes à l’unité de sens, nous passons maintenant à des parades que nous estimons les plus problématiques. Dans les cas qui vont suivre en effet, à ce qu’il nous paraît, les sujets ne réussissent plus à éviter le conflit avec eux mêmes : aussi essaient ils de le modérer, faute d’y échapper. A vrai dire il est difficile de poser une séparation radicale entre cette situation et celle d’évitement du conflit que nous venons de considérer : ainsi étions nous à la limite lorsque nous avons présenté le cas des parents très conservateurs qui s’astreignent quand même, contre leurs idées les mieux ancrées, à laisser leurs filles poursuivre des études. Mais maintenant la chose va être plus nette et nous allons pouvoir, ici encore, distinguer différentes stratégies :

La pondération différentielle des valeurs en opposition :

On vit sur des représentations et valeurs contradictoires, mais on tente de modérer le conflit intérieur en ne leur attribuant pas le même poids, c’est à dire en s’y investissant inégalement. Par exemple, on formule des désaccords plus ou moins graves avec la famille sur nombre de points où elle se tient à des positions traditionnelles, mais on y reste sans manifester une quelconque réaction de révolte ou d’amertume. On déclare même très volontiers qu’on y est « bien ». C’est qu’on distribue les représentations concernées sur une échelle. On y fait passer, avant celles qui produisent ces désaccords, l’attachement à des valeurs anciennes qu’on se plaît à énumérer : solidarité sans faille, dévouement, affection qui transcende toutes les divisions (C. Camüleri, 1962).

Cette démarche répandue permettait à une grande majorité de jeunes lycéens des classes terminales, en Tunisie, d’éviter la cassure (que nous avions postulée à tort au départ) avec des familles analphabètes et fortement attachées à l’ancien système. Elle provoque certes des tensions internes, comme nous avons pu nous en rendre compte, mais le sujet parvient à « faire avec », dans la mesure où il n’a pas besoin d’une identité totalement intégrée.

Ce dernier point mérite qu’on s’y appesantisse : pour la majorité des gens, sans doute, et en dehors de tout problème culturel, il n’est nullement nécessaire d’atteindre à une cohérence totale de leur personnalité pour vivre sans crise. Ils en ont besoin, par contre, sur des points sensibles, des « noyaux durs » dans lesquels ils investissent l’image qu’ils se font ou voudraient se faire d’eux mêmes. Autour de ces formations qu’ils cherchent à systématiser, flottent des ensembles de représentations dont l’insuffisance ou l’absence de cohérence avec le reste n’est pas ou peu ressentie. Aussi bien, quant au domaine qui nous préoccupe, les observateurs savent ils que des « niveaux » sont à distinguer dans chaque culture, allant du plus extérieur au plus central, par référence à la logique induite par son modèle. Statistiquement parlant, l’implication des sujets a des chances d’augmenter à mesure que l’on progresse de l’un à l’autre et, par là même, leur appétit de cohérence et leur sensibilité à la contradiction. Un affinement des analyses résulterait certainement de la prise en compte de ce paramètre.

Retenons, en attendant, que le degré d’aspiration de l’individu quant à la systématisation de sa personnalité est une autre dimension générale à ne pas négliger.

Les limitations de l’item perçu comme pénible :

Dans ce cas, on continue à vivre avec des valeurs opposées à celles auxquelles on adhère, mais en les limitant de diverses façons.

Nous avons sans cesse rencontré la borne temporelle. Ainsi des jeunes admettent d’en passer par les normes de la famille traditionaliste, mais en se promettant qu’à compter de leur mariage ils vivront selon les leurs. D’autres estiment normale la manière d’être de leur mère, mais déclarent que leur épouse sera toute différente. La manipulation des séquences temporelles aboutit même à des stratégies inattendues : il n’est pas rare que des garçons déclarent qu’ils épouseront la jeune fille qui agrée à leur parents, mais qu’ils divorceront après.

Les limitations peuvent être opérées selon d’autres critères. Par exemple, on se promet de réserver le bénéfice traditionnel de la solidarité ou de l’hospitalité totales seulement à telle partie restreinte de la parentèle : la limitation, ici, porte sur l’aire d’application de la valeur qui plaît le moins. Nous avons, également, souvent signalé les efforts de « scotomisation » des aspects modernistes d’un travail féminin accepté avec répulsion. On l’autorisera pendant un temps déterminé, jusqu’à ce que le ménage ait fini de se procurer les équipements et objets de consommation dont il s’est fixé la liste, ou en attendant la naissance des enfants. Pendant l’exercice de ce travail on prétendra contrôler les horaires de la femme, on l’attendra à la sortie, on voudra réduire et réglementer ses rapports avec les collègues masculins. On adopte ainsi un sous système de l’ensemble moderniste, mais en essayant de diminuer le plus possible l’écart qu’il introduit avec le système traditionnel. Actuellement nombre de femmes, en Algérie, signifient à leur milieu professionnel cette volonté de limitations diverses (qu’elles estiment commandées par l’ Islam, à partir de l’une de ses différentes interprétations) en exerçant leur métier vêtues du « hijab », habit droit qui ne découvre que leur visage.

L’alternance systématisée des codes :

C’est une autre forme de l’acceptation aménagée du conflit, dont l’exemple type a été observé par N. Toualbi (1982).

Il a rapporté le cas de cadres algériens, de niveau souvent supérieur, vivant une sorte de sursaturation du code moderniste dans l’exercice de leurs fonctions professionnelles. Selon ce qu’il a observé, ils organisent périodiquement dans leur maison, à titre privé, des « séances » religieuses dans le cadre plus ou moins bien respecté de l’orthodoxie musulmane. Ou bien ils se rendent dans un village reculé pour participer à des rites de possession et autres manifestations populaires d’origine pré islamique.

D’après Toualbi, ils rechercheraient ainsi l’immersion compensatrice dans des activités sursaturées en représentations traditionnelles : elles leur permettraient d’absorber le malaise, la culpabilité accumulés dans leur vie professionnelle conduite selon les normes d’un univers antithétique. Par là même, ajoute t il, ils se trouveraient à même de continuer à exercer leur métier.

Nous avons ainsi achevé le tour d’horizon que nous voulions faire à partir de nos observations. Nous terminerons sur trois remarques :

Ces stratégies évitent ou modèrent les conflits internes au sujet. Mais elles peuvent, et c’est le cas pour certaines, augmenter ceux qu’il a avec son entourage, tandis que d’autres les améliorent.

Cette typologie n’a évidemment rien de définitif. Les individus aux prises avec ces problèmes sont des êtres vivants susceptibles d’inventer indéfiniment de nouvelles réactions, que la suite des observations nous fait découvrir. Celles ci ne font pas que s’ajouter aux précédentes : elles obligent à revenir sur les cadres de la conceptualisation mis en place pour les interpréter, et à modifier ces cadres en conséquence.

Tout au long de cette analyse, nous avons évoqué des caractéristiques individuelles telles que la sensibilité différentielle à l’ontologique et au pragmatique, l’intensité de la culpabilisation, les exigences du sujet quant à la logique utilisée pour se tirer d’affaire, au degré de systématisation et d’intégration de son champ subjectif…

L’enseignement à en tirer est banal, mais mérite d’être rappelé : il est, certes, légitime et productif d’envisager les processus identitaires selon une optique situationniste, en interaction avec la dynamique sociale, comme on le fait plus volontiers en ce moment. Mais on ne saurait achever de les interpréter sans tenir compte d’un certain nombre de paramètres de la personnalité, dont le repérage et l’analyse sont encore largement à faire.

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