Imaginaires et réalités de nos rapports avec les technologies de communication : entre la dématérialisation du corps en réseau et la matérialisation des cybercorps.

Federico Casalegno.

Les rapports entre la technologie et le corps ne cesse d’intéresser les hommes qui, depuis longtemps, en explorent les milles facettes avec une curiosité permanente. Des sciences dures à l’imaginaire de la science-fiction, ces relations sont toujours au cœur de nos préoccupations. Maintenant, avec la diffusion des technologies de l’information et de la communication en réseau, nous sommes face à de nouvelles applications dont nous ne voyons actuellement que les prémisses. Ces évolutions, qui ne manqueront pas de se diffuser dans nos sociétés, nous laissent entendre que ce qui, jusqu’à il y a peu de temps était matière pour auteurs de scénarios imaginaires, devient réalité maintenant.

Sans nous laisser trop entraîner dans des spéculations prédictives, nous pouvons voir qu’il y a au moins deux approches nous permettant d’aborder la relation entre le corps et les technologies. La première considère la dématérialisation totale de notre corps : nous nous transformons en avatar1 pour vivre des aventures merveilleuses dans un monde en réseau, fantastique et imaginaire. Nous laissons notre corps dématérialisé et virtuel vivre et interagir dans le cyberespace. L’autre approche, en revanche, ne se base pas sur une distance entre corps et technologie, mais sur l’invasion technologique de notre corps. Jusqu’à présent, cette invasion, ne nous a pas colonisé : on utilise de plus en plus des téléphones portables, par exemple, mais ces téléphones ne sont pas ajoutés et intégrés dans notre corps, comme on le dirait d’un autoradio dans une voiture. Dans un futur proche, les nanotechnologies ne s’ajouteront pas simplement à notre corps, mais elles pourront y être intégrées pour donner vie à un homme symbiotique. Mais voyons dans l’ordre ces deux perspectives.

Autour de la dématérialisation du cops :

Télé-achat, télé-travail, télé-dialogue, cybersexe, télé-… et puis quoi d’autre encore ?

Certains disent que notre vie est destinée à se transformer radicalement, et que l’on pourra tout faire à distance, y compris le sexe. Il est bien vrai que de nombreuses activités qui demandaient auparavant un effort physique et musculaire, une présence corporelle et un contact tactile, vont changer de nature : la fonction et l’utilité de notre corps change aussi. Mais ceci n’est-t-il pas le propre de toute révolution technologique depuis que l’homme est sur terre ?

Ce qui se passe, aujourd’hui, dans la relation corps/technologie ne relève pas seulement de l’accomplissement de tâches qui demandaient une présence psycho-corporelle, mais de la possibilité d’habiter des mondes fantastiques. La cybersocialité qui prend forme dans le cyberespace, l’interaction filtrée par les ordinateurs dans des Habitats virtuels et dans des mondes imaginaires en 3 Dimensions, ajoute une dimension à l’existence des hommes en mettant à leur disposition des nouvelles formes d’expression. D’ailleurs Michel Maffesoli, en pensant au développement des formes de communication en réseau, met en avant l’hypothèse qu’une communication tactile se met de plus en plus en place. Ainsi, on retrouve cette dimension dans les échanges interpersonnels dans lesquels on vise d’avantage à “ toucher ” l’autre, à rentrer en contact avec lui, emphatiquement, plutôt qu’à transférer de simples informations2. Cependant, dans ce contexte, quand on parle de relation homme-machine nous ne faisons pas référence à une simple relation d’usage et de convenance que l’homme entretient avec celle-ci, mais à une relation qui dépasse ces limites. Etre ici et là en même temps, déconstruire le temps et l’espace pour le reconstruire selon des formes différenciées, vivre dans des réalités virtuelles, créer des personnages qui interagissent avec d’autres avatars en-ligne : voilà ce qui se passe dans le cyberespace. Pendant que nous sommes tranquillement assis dans n’importe quel lieu de notre planète, nous pouvons envoyer notre corps dématérialisé dans n’importe quel lieu du cyberespace. Nous pouvons nous transformer en un personnage, assumer et changer mille fois de masques pour interagir avec d’autres dans des mondes virtuels. Comme l’a bien dit Edgar Morin, la technologie est en train de réaliser ce que la magie avait imaginé.

Entre nous et notre avatar il y a l’écran de l’ordinateur qui est le filtre qui permet de faire de nous un personnage, de le changer, de l’habiller, de le modifier : bref, notre corps virtuel devient ce que nous ne sommes pas dans ce corps réel. Dans le cybermonde, notre corps et notre apparence corporelle se transforment ; nous pouvons devenir ce nous avons envie d’être, ce que nous rêvons d’être dans cette vie terrestre. L’exemple de l’étudiant qui ne se sent pas en adéquation avec son corps est significatif4. Il est gros et timide, il porte des lunettes épaisses et ses mouvements sont forcément maladroits. Son corps ne lui permet pas de bien se déplacer et, métaphoriquement, ces difficultés de déplacement physique dues à son poids se répercutent dans ses déplacements en société, parmi ses relations, qui l’excluent de leur cercle. Mais l’interaction dans le cyberespace est différente. Ici, “ l’écran magique ” permet à notre internaute de mettre en valeur d’autres caractéristiques de sa personnalité. Il peut être ce qu’il souhaite et son corps virtuel ne se déplace plus maladroitement dans les environnements virtuels : il se lie d’amitié avec d’autres internautes qui s’intéressent plus à lui qu’à son aspect physique. Il peut ainsi faire valoir ses qualités dans les relations humaines, par exemple, et être apprécié pour ses compétences et ses connaissances.

Milan Kundera écrit dans « L’immortalité » :

“ Agnès pensa : c’est à une impulsion tout à fait semblable qu’avait obéit la fille aux cheveux noirs en enlevant le silencieux de sa moto. Ce n’est pas l’engin qui faisait du bruit, c’était le moi de la fille aux cheveux noirs ; cette fille, pour se faire entendre, pour occuper la pensée d’autrui, avait ajouté à son âme un bruyant pot d’échappement ”.

Le cybermonde donne à tout et chacun la possibilité d’ajouter à notre âme un “ bruyant pot d’échappement ”. Nous sommes libres d’être ce que nous avons envie d’être. A y regarder de plus près l’homme, depuis toujours, joue avec son corps : la mode vestimentaire, les boucles d’oreille, la couleur des cheveux, le piercing, les tatouages et la liste pourrait se poursuivre encore et encore. Avec les possibilités que les mondes virtuels nous donnent, l’homme a ajouté une autre manière de transformer et de jouer avec son corps et son apparence physique. L’homme, dans les environnements virtuels, devient presque un dieu, dans la mesure où il peut créer une réalité et la changer, et se donner une nouvelle dimension corporelle pour participer à un carnaval télématique. L’enfer, c’est les Autres, disait Sartre en terminant la pièce “ Huis Clos ”. Le fait de porter mille masques et de les changer en évoluant dans des modes imaginaires permettra-t-il à l’homme d’échapper à cet enfer ? Nous n’avons pas de réponses, mais la dématérialisation de notre corps qui vivra de plus en plus dans des espaces virtuels ouvre à l’homme un nouvel espace d’interaction magique.

Le cyber-corps : nos rapports avec la technologie ou la matérialisation de la technologie dans nos corps :

Le cyborg6, cet hybride entre l’humain et la machine, est l’un des aspects les plus controversés et, peut-être, encore peu connu de la cyberculture contemporaine. L’imaginaire collectif, lorsqu’on pense au cyborg, nous transporte très loin, dans des mondes que l’on croit possibles seulement dans l’imagination. Des films nous ont familiarisé avec cette idée : Blade Runner, Terminator, et autres Robocops nous ont montré un futur bien peu ensoleillé.

“ Crash ”7 nous décrit une symbiose entre le corps et la technologie qui s’opère sous le signe du viol : la technologie envahit le corps humain en le détruisant, en portant la symbiose jusqu’à son achèvement. La grande dichotomie qui a marqué la Modernité reposait sur la distinction entre le corps et l’esprit. L’époque Post-moderne, en revanche, semble marquée par une « trichotomie », en intégrant la dimension technologique : la machine, le corps et l’esprit. À ce sujet, J. Baudrillard8 met en avant deux perspectives concernant le rapport corps/technologie. Dans une perspective classique, comme dans celle cybernétique, la technologie est un prolongement du corps. Ainsi, Marx et Mac Luhan, ont mis en avant la même perspective instrumentaliste des machines et du langage : il s’agit de prolongements, d’extensions destinés à devenir le corps organique de l’homme. Le corps n’est plus qu’un medium.

Dans l’analyse de Crash9, J. Baudrillard montre comment à la vision ‘rationnelle’ s’oppose une vision baroque et apocalyptique, où la technique est déconstruction mortelle du corps. Il ne s’agit plus d’un medium fonctionnel mais d’une extension de mort. Le corps se confond avec la technique dans sa dimension de viol et de violence. Il est certain que le nouveau paradigme qui s’articule entre l’organisme vivant et la cybernétique évolue encore dans des contours indéfinis. André Lemos, montre que : “ le cyborg est présent dans notre imaginaire depuis les êtres artificiels de l’antiquité (Galetée de Pygmalion, les statues de Dédale, le Golem, les êtres de Paracelse, les automates du Moyen-Age). Le terme cyborg a été inventé en 1960 par Manfred Clynes en association avec Nathan S. Kline dans un article « Cyborgs et Espace », mais il apparaît dans la science-fiction avec Arthur Clark en 1965 dans son ouvrage « La Ville et les Étoiles » 10. Kewin Warwick, professeur au département de cybernétique de l’Université de Reading, en Angleterre, mène des recherches sur la robotique11. En août 1998, K. Warwick a vécu pendant une semaine avec un implant dans son bras. Cette expérimentation a été largement relatée par la presse aux quatre coins du monde : il a été défini, en instance ultime, comme le premier véritable cyborg. Cette puce électronique qu’il a portée dans son corps lui a permis de créer un système de communication entre son corps et l’environnement. Sa présence physique était annoncée aux portes, téléphones, ordinateurs : bref, les machines qui l’entourent dans son environnement proche étaient capables de détecter sa présence. Ainsi, la communication avec ces objets, de même que le contrôle, s’exerçait de manière radicalement différente par rapport à celle que nous connaissons. K. Warwick montre que dans cette micro-capsule électronique, on pourra, très rapidement, mettre toutes sortes d’informations nous concernant : sécurité sociale, compte en banque, agenda, déplacements … Ce système change les paradigmes d’interaction avec le monde qui nous entoure. Il soutient, de plus, que la première étape n’était en réalité que la communication entre l’intérieur du corps et l’ordinateur. La prochaine étape sera de se connecter directement au système nerveux12.

Nous voici donc dans un monde qui s’apparente plus à la science-fiction qu’à la sociologie. Le 10 février 2000, sur la chaîne de télévision franco-allemande “ Arte ”, on a pu voir un reportage concernant les nouvelles technologies de communication. Dans un laboratoire de recherche en bio-informatique, des scientifiques ont pu connecter un neurone avec un microprocesseur informatique. Loin de dire que d’ici peu il sera possible de connecter l’intégralité de notre cerveau avec des micro-puces, J. Attali, J. De Rosnay et les autres invités du plateau, ont mis en avant le pour et le contre de ces découvertes. Dans le domaine médical, par exemple, il n’y a pas beaucoup d’opposition au fait que les technologies peuvent aider les hommes. La presse a relaté, au mois de janvier, qu’un non-voyant avait récupéré partiellement la vue grâce à une caméra qui pouvait envoyer des signaux électriques, des impulsions lumineuses directement à son cerveau13

Cependant, il faut en mesurer les dangers. Pour des mouvements se définissant comme “ post-humanistes ”, la mutation biologique devient le résultat d’un choix et non d’un hasard. Il ne s’agit plus de perpétuer l’espèce grâce à la reproduction, mais de perfectionner l’individu, c’est-à-dire le re-projeter. Pour eux, il n’y a plus de sens à considérer le corps en tant que lieu de la psyché et du social, mais il devient plutôt une structure à contrôler et à modifier14. Ainsi, la technologie n’est plus ajoutée au corps, mais elle y est fixée : elle se transforme de contenant en composant du corps, et en tant que telle elle a le pouvoir de partager l’espèce humaine. Le grand danger des idéologies mises en avant par les Extropiens, un groupe qui exalte ces théories post-humanistes sur la côte ouest des États-Unis, réside dans le fait que l’extension de la vie ne signifie plus “ exister ” mais plutôt “ être opérationnel ”15.

Il est évident que les nouvelles technologies ne sont pas “ bonne ou mauvaise ” en soit, mais ce n’est que dans l’usage que l’homme en fait qu’elle assument les diverses connotations. Cependant, au-delà de ces théories cherchant à extrader “ l’être humain de l’homme ”, théories qui nous rendent plutôt sceptiques, nous pouvons voir dans la diffusion des nouvelles technologies la possibilité qui s’ouvre à nous d’augmenter nos formes d’expressions et de communication.

NOTES :

1. À l’origine, le mot vient de l’hindi “ avatara ” qui signifie “ descente du ciel sur la terre ”. Les dieux de l’Inde, et en particulier Vishnu, se servaient de divers avatars – ils s’incarnaient en vache, en éléphant ou même en légère brise – pour venir visiter la Terre, le monde inférieur qu’ils avaient créé. Les internautes, à l’image des Dieux de l’Inde, pour évoluer dans le cyberespace se créent des doubles informatiques, des cyber-représentations.

2. Maffesoli, Michel : “ Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse ”. Ed Meridiens Klincksieck, Paris, 1988. p. 46/47.

3. Casalegno, F. et Lemos, A. : “ Entretien sur la cyberculture avec Edgar Morin ” dans “ Sociétés ” N° 51, Ed. Dounod, Paris, 1996.

4. Sherry Turkle, reporte à ce propos des témoignages dans son livre : “ Life on the screen ”.

5. Sartre, Jean Paul : “ Huis clos ”, Éd. Gallimard, Paris, 1947.

6. Symbiose entre la cybernétique (cyb) et l’organique (org). Mutants qui insistent sur le rapprochement entre le vivant et le non-vivant dans une perspective post-humaniste ”.

7. Ballard, J. G. : “ Crash ”, Éd. Calmann-Lévy, Paris, 1974. D. Croneneberg en a fait un film avec le même titre.

8. Baudrillard, Jean : “ Simulacres et simulation ”, Éd Galilée, 1981, Paris p.163/176. P. Tacussel s’est également exprimé sur ce sujet à la Sorbonne lors d’une soutenance de Thèse.

9. J. C. Ballard, “ Crash ”, Calmann-Lévy, 1974, Paris.

10. Lemos, André : “ Sommes nous des cyborg ? ”, paru dans “ Internet, Anges et Démons ”, dossier de la revue Cultures en Mouvement, Paris, N° 15, Mars 1999.

11. Voir aussi sur Internet : http://cyber.reading.ac.uk/people/kw

12. Le texte qui suit est extrait d’un entretien que j’ai fait avec lui le 25 mars 1999 à Parme, dans le cadre de la recherche pour le projet “ Living Memory ” : voir http://www.memroire-vivante.org

13. Voir le site de l’équipe qui a fait l’intervention : http://www.dobelle.com/index.html. Événement raporté par la presse le 18/1/2000. Voir, par exemple, : http://www.repubblica.it/quotidiano/repubblica/20000118/esteri/13ceci.html

14. Stelarc : “ Da stretegie psicologiche a cyberstrategie :prostetica, robotica ed esistenza remota ”, publié dans : “ Il corpo tecnologico ”, Éd Baskerville, Bologna, 1994. Voir aussi : “ Stelarc : the evolutionary alchemy of reason ”, publié dans “ The virtual dimension ”, Princetown architectural Press, New york, 1998.

15. Pour plus d’informations sur ces arguments, voir, par exemple, Hans Moravec, “ Il robot universale ”, publié dans : “ Il corpo tecnologico ”, Éd Baskerville, Bologna, 1994, “ Mind children : the future of robot and human intelligence ” (1990), et : “ Robot : mere machine to trascendent mind ” (2000). Marc Dery, “ Vitesse Virtuelle. La cyberculture aujourd’hui ”. Éditions Abbeville, Paris, 1997, Terence McKenna : “ The Archaic revival ”, Harper Collins, New York, 1991.

Un bon site avec des liens sur le cyborg : http://ccwf.cc.utexas.edu/ glik/marks.html, ou http://www.lucifer.com/ sasha/articles/Cyborgs.html, le site des Extropiens : http://Extropy.org/, http://www.transhuman.org/, http://www.natasha.cc/natasha.htm l’artiste Stelarc ; http://www.stelarc.va.com.au/ou

BIBLIOGRAPHIE :

- Ballard, J. G. : “ Crash ”, Éd. Calmann-Lévy, Paris, 1974.

- Baudrillard, Jean : “ Simulacres et simulation ”, Éd Galilée, 1981.

- Casalegno, F. et Lemos, A. : “ Entretien sur la cyberculture avec Edgar Morin ” dans “ Sociétés ” N° 51, Ed. Dounod, Paris, 1996.

- Hans Moravec : “ Il robot universale ”, publié dans : “ Il corpo tecnologico ”, Éd Baskerville, Bologna, 1994, “ Mind children : the future of robot and human intelligence ” (1990), “ Robot : mere machine to trascendent mind ” (2000).

- Lemos, André : “ Sommes nous des cyborg ? ”, dans “ Internet, Anges et Démons ”, Cultures en Mouvement, Paris, N° 15, Mars 1999.

- Maffesoli, Michel : “ Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse ”. Ed Meridiens Klincksieck, Paris, 1988.

- Dery, Marc : “ Vitesse Virtuelle. La cyberculture aujourd’hui ”. Éditions Abbeville, Paris, 1997.

- Sartre, Jean Paul : “ Huis clos ”, Éd. Gallimard, Paris, 1947.

- Stelarc : “ Da stretegie psicologiche a cyberstrategie :prostetica, robotica ed esistenza remota ”, dans : “ Il corpo tecnologico ”, Éd Baskerville, Bologna, 1994. “ The evolutionary alchemy of reason ”, dans “ The virtual dimension ”, Princetown architectural Press, New york, 1998.

- Terence McKenna : “ The Archaic revival ”, Harper Collins, New York, 1991.

- Turkle Sherry, “ Life on the screen. Identity in the age of the Internet ”, Éd. Simon & Schuster, New York, 1995.

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