Par Philippe Bernard. Gallimard, Folio actuel, 2002, 352 p.
Journaliste au Monde et spécialiste des questions d’immigration, Philippe Bernard donne ici un livre dense mais jamais confus. Son ton informatif y est toujours argumenté. Fort utile aussi, par sa quasi-exhaustivité sur la question grâce au rappel de données statistiques, historiques, juridiques et des mesures gouvernementales prises depuis 1974, le tout sans jamais perdre de vue l’essentiel : pointer les enjeux des migrations en France et dans le monde.
Si Philippe Bernard a choisi de titrer son ouvrage sur le défi mondial, il aurait aussi bien pu mettre en avant d’autres défis, qui se limitent aux frontières de l’Hexagone et baignent, encore et toujours, dans une mare de confusions, d’approximations et d’erreurs d’où il est difficile de s’extraire. Didactique, l’auteur en fournit quelques illustrations. Ainsi en va-t-il du prétendu « coût social » des immigrés, du ‘faux-semblant » de la délinquance étrangère, de cette ‘fausse évidence » économiquement « aberrante » qui établit chez le vulgum pecus perméable aux arguments spécieux une correspondance entre chômage et immigration, ou encore de cet autre mirage du bon sens, un temps en vogue chez nos hommes politiques, qui consisterait à fermer les frontières et à prôner une immigration zéro. L’enjeu est de taille : il ne s’agit pas moins du devenir du « vivre ensemble », dans une France par ailleurs engagée dans la construction européenne et ballottée par une mondialisation qui prône allègrement la libre circulation des biens et des capitaux mais semble rétive à celle des hommes.
Pourtant, tout n’est pas sombre sous le ciel de l’intégration « à la française ». Reprenant les résultats de l’enquête de Michèle ‘Tribalat publiée par l’Ined (Institut national d’études démographiques) en 1995, l’auteur rappelle ‘la relative bonne santé des mécanismes d’intégration » mesurée par l’utilisation de la langue française, le nombre de mariages mixtes, les pratiques religieuses, la scolarité (même si l’insertion professionnelle est problématique pour les jeunes d’origine maghrébine notamment) ou par les acquisitions de la nationalité.
Fort justement, Ph. Bernard pointe aussi les pièges des discours sur l’intégration. Tout d’abord, parce qu’ils ne cessent de renvoyer les enfants de personnes arrivées en France il y a deux ou trois générations « à une appartenance culturelle irréductible » et – ajoutons – largement fantasmagorique. Ensuite, parce que ces discours, devenus insupportables pour beaucoup, « masquent la violence sociale que produisent les discriminations dans l’accès à l’emploi, au logement, aux services publics, face à la police ou à l’entrée des boîtes de nuit ».
Autres obstacles pour les années à venir : les conséquences d’un urbanisme qui peut mener à la ghettorisation, l’émergence d’un racisme qui ne puise plus ses principes dans une idéologie inégalitaire mais qui – s’appuyant sur un dévoiement du droit à la différence – prône l’affirmation de soi en soulignant le caractère inassimilable des cultures, les dangers du métissage ou encore la montée de tendances « communautaristes » (les pratiques matrimoniales turques sont pointées du doigt).
L’auteur relève six défis pour les années à venir : l’école, qui ne doit pas s’ouvrir aux cultures d’origine ; la politique familiale, qui doit viser à consolider les familles, favoriser l’autonomie de la femme et la transmission entre les générations ; l’urbanisme populaire, qui depuis un demi-siècle s’apparente à une politique de relégation. Ph. Bernard ajoute deux enjeux : l’islam, avec d’un côte son aptitude à « s’acclimater » a la laïcité républicaine et de l’autre « la souplesse de la société française pour accepter cette religion » ; et un « enjeu mémoriel », la capacité de la société à intégrer la mémoire des anciens colonisés. La lutte contre les discriminations et le respect de l’égalité républicaine est le sixième et dernier défi.
Si, sur les six chapitres du livre, cinq concernent la France, le premier invite à prendre conscience de la dimension planétaire de l’immigration. Dans le monde, 125 millions de personnes vivent en dehors de l’État dont elles ont la nationalité. Si l’on y ajoute les 30 millions déplacés dans leur propres pays, la planète compte 155 millions d’hommes et de femmes en migration, soit 2,5% de sa population totale.
A cette échelle, paradoxalement, les craintes d’un déferlement d’immigrés en Europe ne tiennent pas. Tout d’abord parce que l’éclatement de l’ex-URSS et avec lui la multiplication des États a eu un effet artificiel, « en produisant à lui seul 45 millions d’étrangers ». Et, surtout, parce que la majorité des mouvements de populations se situe au sein de l’hémisphère Sud. Il n’y a donc pas d »‘invasion » des pays riches, mais des risques énormes pris par certains ressortissants des pays pauvres (2 000 morts ont été recensés aux frontières de l’Europe entre 1993 et 2000).
Défi national, défi mondial, l’immigration est au coeur des questions identitaires. De même que la population de la France, « terre d’immigration », n’est plus seulement « multiprovinciale » mais aussi « multiraciale », de moins en moins hexagonale « et de plus en plus européenne voire planétaire », de même, la population de la planète se mondialise progressivement. Ce mouvement tend à relativiser les prétentions universalistes des uns, et bute sur les fermetures « communautaristes » des autres, la toute puissance des marchés et la persistance des inégalités économiques, sociales et internationales. L’enjeu culturel et identitaire n’étant bien sûr pas – et de loin – le moindre des défis ici répertoriés.
Mustapha Harzoune