Intégration et scolarisation des élèves : dessine moi une école.

colloque du 11 au 23 mai 2003 Cécile Rousseau, Directrice de l’équipe de psychiatrie transculturelle, Hôpital de Montréal. Pofesseure Agrégée, Département de Psychiatrie, Université MC Gill. Jouer en classe autour d’une histoire.

Ateliers d’expression créatrice pour les enfants immigrants exposés à la violence sociale.

La construction d’un programme de prévention pour les enfants migrants et réfugiés récemment arrivés dans les écoles du pays hôte constitue un défi pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, il s’agit d’une population extrêmement hétérogène sur le plan culturel et au niveau de la diversité des expériences de vie avant la migration et durant le processus migratoire lui-même. De plus, le fossé qui existe entre le milieu scolaire et le milieu familial des enfants est considérable et un programme conçu par des intervenants du pays hôte peut facilement devenir un élément de plus dans la juxtaposition des univers clivés dans lesquels se retrouvent les enfants.

Enfin, malgré la multiplication de petites expériences novatrices, on sait encore peu de choses, tant au niveau théorique que pratique, sur le genre d’activités à favoriser et sur leur impact (Williams and Berry, 1991). L’objectif de cet article est de présenter le processus de construction d’une intervention au niveau du primaire auprès d’enfants nouvellement arrivés au Québec qui fréquentent l’école primaire. Nous discuterons les résultats d’un projet pilote qui a correspondu à l’une des étapes d’élaboration d’une intervention et au développement concomitant d’une réflexion théorique. Les prémisses d’une intervention dans les écoles L’idée d’une intervention à l’école pour les enfants récemment arrivés s’ancre en bonne partie dans les demandes du milieu scolaire. Celui-ci souhaite, au-delà de la stigmatisation souvent associée à une intervention clinique, faciliter l’adaptation et le développement des enfants qu’il reçoit. La pertinence de ce type d’intervention transparaît à la lecture des travaux nord-américains, européens et latinoaméricains portant sur le sujet. Cinq principes structurants ressortent, selon nous, de ces expériences et de ces écrits théoriques et de recherche dont le caractère parfois contradictoire rend compte à la fois de la complexité du domaine et du manque relatif de connaissances sur ces sujets.

1. La migration et le vécu prémigratoire associé à la guerre ou à un conflit armé peuvent être compris comme un traumatisme qui entraîne chez l’enfant un processus de métamorphose en réponse à l’expérience de la souffrance qui met en jeu ses forces et ses fragilités (Nathan, 1988 ; Rousseau et al., 1999). Ce processus de métamorphose concerne entre autres, la construction identitaire de l’enfant et la capacité d’établir des liens sociaux, lesquels remplacent ceux qui ont été perdus en raison de la migration et de la guerre.

2. La construction personnelle et collective d’un sens aux pertes et aux traumatismes subis est au centre de tout processus de reconstruction et d’établissement d’une continuité entre le passé et le présent dans le monde intrapsychique de l’enfant.

3. La reconstruction des liens sociaux de la famille et de l’enfant est essentielle à la création / recréation d’une réalité extérieure contenante.

4. La construction du sens et la reconstruction des liens sociaux sont indissociables de l’expérience de vie de l’enfant. Elles peuvent être centrées soit sur les expériences de pertes et sur les traumatismes, soit sur le contexte de vie qui les a précédées et entourées, mais en se situant « autour » de lui, c’est-à-dire dans l’évitement de toute évocation directe de ces souvenirs difficiles. Cette dynamique implique une dialectique d’appropriation et de distanciation de l’expérience souffrante.

5. L’espace transitionnel, tel que défini par Winnicott (Winnicott, 1975) permet de réconcilier la réalité psychique interne et la réalité externe de l’enfant. Cet espace peut s’atrophier dans les situations traumatiques avec pour conséquence une absence de capacité de symbolisation et de jeu, celui-ci apparaissant traumatique, pauvre, concret et organisé autour de thèmes de violence non élaborés (Terr, 1991). Cet espace est d’une importance cruciale dans une situation de migration ou d’exil, alors que le fossé entre la réalité interne et la réalité externe est maximal.

Se basant partiellement sur ces prémisses, les activités d’expression créatrice ont été considérées dans les dernières décennies comme constituant un outil intéressant tant chez les enfants migrants où elles ont été associées à la construction du sens et de l’identité (Howard, 1991) que chez les enfants réfugiés ou ayant vécu un conflit armé, où elles permettent d’élaborer les pertes, d’intégrer les traumatismes et de rétablir les liens sociaux brisés par la répression (Barudy, 1988 ; Costa et al., 1989 ; Golub, 1989 ; Lopez and Saenz, 1992 ; Lykes and Farina, 1992 ; Miller and Billings, 1994). Un premier projet pilote d’expression créatrice réalisé dans les écoles de Montréal pour les nouveaux arrivants s’inspirait de ces différents programmes d’expression créatrice qui ont tous été décrits mais non évalués.

Nous poursuivions alors trois catégories d’objectifs :

1. la création/recréation d’un monde signifiant et cohérent autour de l’expérience migratoire et prémigratoire

2. l’établissement de liens entre les enfants basés sur le respect de la diversité des identités et des expériences

3. l’identification d’indicateurs permettant de mieux comprendre les difficultés associées au deuil et à l’adaptation afin de pouvoir compléter le programme proposé tout en répondant mieux à ces difficultés (Rousseau and Heusch, 1998)

De la métaphore au mythe réparateur Les activités proposées aux enfants comportaient l’usage combiné de moyens verbaux (histoires) et non verbaux (dessins) d’expression créatrice. Nous ne mentionnerons ici que les résultats de ce premier projet, qui ont déterminé l’ajout d’autres composantes aux ateliers.

L’analyse des dessins et des histoires laissait voir que les enfants qui avaient de la difficulté à se représenter le passé, à cause de traumatismes ou de pertes multiples vécus durant ou après la migration, ne réussissaient pas à se projeter dans le futur.

Par contre, les enfants qui réussissaient à imaginer une séquence temporelle complète et à symboliser une expérience de migration, structuraient leurs récits et leurs dessins autour de trois thèmes centraux : la famille, qui incarne la continuité des attachements et des valeurs ; les amis, qui constituent l’environnement humain dans le pays hôte et enfin, les mythes du pays d’origine, qui paraissent donner un cadre à l’expression de l’expérience passée et des émotions associées. Ce premier projet pilote soulignait donc le caractère essentiel, lors de la reconstruction postmigratoire, de métaphores significatives tenant à l’univers culturel premier de l’enfant qui lui permettent d’intégrer ses expériences passées et de concevoir un univers cohérent.

Un retour à la littérature psychologique et anthropologique aidera ici à resituer la place thérapeutique de la métaphore et de la créativité selon différents courants de pensée. Le recours à la métaphore pour enseigner, que ce soit à des enfants ou des adultes, est très ancien. La plupart des traditions (par exemple taoïste ou bouddhiste) et des cultures l’utilisent pour dépasser une pensée duelle et une recherche trop strictement raisonnée de solutions à des problèmes de vie. Dans la mesure où elle s’inscrit dans une tradition, la métaphore induit une quête de savoir en même temps qu’elle enracine ce savoir dans une interaction et des processus sociaux spécifiques.

Dans une vaste discussion du rôle thérapeutique de la métaphore et du mythe, Kirmayer (1993) souligne comment les processus sociaux donnent forme et autorité aux mythes. Retournant à la compréhension structuraliste des mythes (Lévi-Strauss, 1988), il rappelle que le sens d’un mythe est lié à l’ensemble de ses transformations possibles telles qu’elles prennent corps dans un milieu donné.

L’accent structuraliste mis sur la coordination de systèmes de symboles suggère que l’évocation d’un mythe ou le rappel d’un symbole peut être suffisant pour restaurer la perception d’un ordre social dans un groupe ou vis-à-vis de personnes significatives. Kirmayer oppose deux conceptions du mythe. Une première conception situe le mythe comme récit qui contient un savoir implicite au sujet de la vie sociale. Sa force provient alors de sa capacité de refléter la vie quotidienne dans l’un ou l’autre de ses aspects normatifs (Veyne, 1988).

Une deuxième conception le situe dans un espace liminaire. Le mythe est alors agissant à cause du fait qu’il concerne non seulement des préoccupations concrètes mais aussi les aspirations à une communauté idéale et à des valeurs spirituelles. Étant donné que les mythes sont constamment produits ou transformés par différents groupes sociaux, qu’ils soient dominants ou marginaux, on peut penser que dans le monde moderne, ils témoignent plus que jamais de la tension entre l’universalité et la spécificité de chaque culture. Le mythe ouvre la possibilité d’un changement qui, bien qu’inscrit dans une certaine permanence, va dans le sens de la transformation du monde tout en évitant, autant que possible, le risque de chaos associé à ces changements. Cette idée rejoint la théorisation du lien, selon Winnicott, entre les phénomènes transitionnels et l’expérience culturelle (Winnicott, 1975) où il insiste sur l’impossibilité, pour le créateur, d’être original sans posséder un appui solide dans une tradition. D’après lui, le lien entre l’originalité, en tant que potentiel créateur, et la tradition est similaire au mouvement existant entre la séparation et l’union dans le monde émotionnel.

Pour les enfants immigrants et réfugiés qui font face à des pertes importantes au niveau de leurs liens sociaux, le travail avec les mythes, sous la forme de contes provenant d’univers différents de celui dominant du pays hôte, peut permettre d’une part, de faire émerger un espace transitionnel à l’intérieur duquel une créativité enracinée devient possible et d’autre part, de fournir des outils susceptibles de rétablir la cohérence de leur monde et du réseau de liens sociaux qui se reforme autour d’eux. La mise en évidence du rôle protecteur des mythes du pays d’origine, tel que nous l’avions perçu dans le premier projet pilote, ouvrait donc la voie à l’utilisation de ceux-ci au niveau d’un programme de prévention en milieu scolaire.

Dans un contexte scolaire, cependant, la multiplicité des univers culturels qui se côtoient peut compliquer considérablement l’ancrage de la créativité dans une tradition bien précise, dans la mesure où il n’est pas facile de faire une place « originale » à chaque tradition spécifique. On peut néanmoins penser que l’hétérogénéité de la classe offre la possibilité d’investir les différences et qu’en ce sens, chacune des traditions en présence est elle-même une métaphore potentiellement rapportable à la situation particulière de chaque enfant migrant. En opérationalisant l’utilisation des mythes dans ce programme d’expression créatrice, nous voulions installer un espace transitionnel ouvrant à l’élaboration par les enfants de leur vécu autour d’un support mythique de deux types :

1) des mythes appartenant à des cultures non dominantes, qui soient partagés par tous les enfants de la classe, même si la tradition à laquelle ils réfèrent n’est pas nécessairement celle de l’enfant.

2) des mythes et des histoires provenant du milieu familial et communautaire de l’enfant et apportés par celui-ci à l’école, qui témoignent plus directement des référents identitaires de l’enfant.

Nous ne présenterons ici que les résultats de ce deuxième volet, c’est-à-dire les histoires racontées par les enfants à l’école, suivant la consigne donnée « Demandez à quelqu’un de votre famille de vous raconter une histoire qu’il a entendue quand il était petit ».

Les données présentées proviennent d’une activité qui s’est déroulée dans une classe d’accueil d’une école primaire de Montréal. Les classes d’accueil sont des groupes constitués uniquement d’immigrants et de réfugiés très récemment arrivés, qui ne maîtrisent pas la langue du pays hôte. Dans les classes d’accueil, tous les enfants provenaient de pays ayant vécu des situations de violence organisée à des degrés divers : guerres, conflits armés internes ou répression sur fond de désorganisation socio-économique (ceci s’explique sans doute surtout par le fait que les immigrants de pays nantis et plus stables mettent habituellement leurs enfants à l’école privée). Dans le groupe que nous présentons ici, les ateliers étaient co-animés par le professeur, ellemême immigrante, et par deux intervenants de notre équipe. Le travail de la métaphore à travers trois récits Äe façon générale, l’activité proposée a été très bien accueillie par les enfants qui ont participé avec enthousiasme. D’une part, les enfants semblaient tirer beaucoup de fierté du fait d’apporter et de partager, avec leurs pairs et leurs professeurs, une histoire qui, à la façon d’un blason, représentait leur appartenance culturelle. D’autre part, ils manifestaient un grand respect devant les histoires présentées par leurs pairs et étaient attentifs et visiblement intéressés aux divers contes. Quelques enfants habituellement plus marginaux, sinon rejetés de leur classe, sont apparus particulièrement bien intégrés lors de cette activité.

La description détaillée des ateliers d’expression créatrice et de leur mise en place ainsi qu’une présentation de la méthodologie sont présentés dans le rapport de recherche remis aux écoles par l’équipe Une première analyse de l’ensemble du matériel (verbatims et dessins) montrait que les histoires rapportées par les enfants provenaient de trois sources :

1) de contes traditionnels de leur pays d’origine

2) d’épisodes de l’histoire du pays d’origine ayant une valeur mythique

3) d’histoires personnelles et familiales ayant eu lieu dans le pays d’origine ou, parfois, dans le pays hôte (par exemple, par des allusions au verglas de 1998). Plusieurs histoires racontées par des enfants ont été reprises par leurs pairs sous la forme de dessins et d’histoires, mettant ainsi en évidence l’appropriation et la transformation de certains thèmes ou personnages porteur des préoccupations de tel ou tel enfant qui adoptait l’histoire racontée par l’un de ses compagnons.

Les histoires reprises par le plus grand nombre d’enfants évoquaient plus ou moins directement l’immigration et la double identité, expérience commune à tous les enfants, et décrivaient des interactions familiales. D’autres histoires, surtout celles qui évoquaient plus directement un vécu traumatique, ont parfois été reprises par des enfants de même culture qui se reconnaissaient dans un récit particulier, mais parfois aussi non reprises même si elles étaient accueillies avec respect. Afin d’illustrer à la fois l’élaboration métaphorique faite par les enfants sur différents supports (contes ou épisodes historiques) et les types d’interaction suscités entre les enfants, nous avons choisi de présenter trois histoires qui caractérise bien l’ensemble du matériel.

Elles proposent des thématiques contrastées touchant les différents aspects du processus d’immigration ou du refuge et correspondent à des réponses différentes de la part des pairs. La princesse grenouille : pouvoirs et risques d’une double peau Maria est une petite fille russe de 11 ans qui raconte et illustre le conte de la princesse grenouille. Son histoire est longue et très élaborée, elle la raconte avec conviction.

L’histoire met en scène un père qui demande à ses trois fils de lancer chacun une flèche. Le premier fils lance sa flèche et devient riche. Le second fils lance sa flèche et devient pauvre. Tous deux trouvent une épouse après avoir lancé leur flèche. La flèche du troisième fils est attrapée par une grenouille. Celui-ci est fâché parce que, contrairement à ses frères, il n’a pas réussi à avoir une famille (c’est-à-dire une femme pour en fonder une). Le père met ensuite ses fils et leurs nouvelles femmes à l’épreuve en leur demandant successivement de fabriquer du pain, puis des chemises. La grenouille aide le troisième fils à s’acquitter de ses tâches et il réussit mieux que ses frères. Le père décide d’organiser une fête à laquelle doivent participer les femmes de ses fils. La grenouille se transforme donc en princesse pour aller à la fête. Or, pendant qu’elle est encore à la fête, le troisième fils qui n’accepte pas les transformations de sa femme en grenouille, trouve sa peau de grenouille et la brûle. A son retour, la princesse, visiblement blessée, disparaît et lui dit qu’il peut la chercher chez son père, personnage menaçant représenté par un squelette chez qui elle a vécu dans le passé. La difficile quête du troisième fils pour retrouver sa femme commence alors. Il finira par retrouver le squelette, transformé en aigle et caché dans un œuf, il le tuera, ce qui fera mourir la princesse. Elle lui dit alors : « Je ne veux plus que tu refasses ce que tu as fait auparavant ». Mais elle revient finalement vivre avec lui sous sa forme de princesse.

Maria illustre son récit par deux dessins : Le premier représente la grenouille qui a attrapé la flèche du troisième fils le deuxième représente la quête du fils après la disparition de la princesse. On constate une forte convergence identitaire entre le conte choisi et l’origine de la récitante. « La princesse grenouille » est peut-être l’un des plus célèbres des volshebnyie skazki (contes merveilleux) du folklore russe. Comme dans plusieurs contes russes, nous assistons à une initiation masculine mais aussi féminine : d’un côté, le défi relevé par la grenouille où le fils ne peut que s’incliner devant les pouvoirs de sa femme, de l’autre, une quête initiatique permettant au héros de faire ses preuves en triomphant des privations et de la mort, personnifiée par le père de la princesse qui a l’apparence d’un squelette. D’après le récit de l’enfant, on peut penser que cette figure est celle de Kocheï-l’Immortel mentionnée dans certaines versions du conte (Krouglov, 1983). Il s’agit d’un personnage puissant et le plus souvent maléfique, dont on ne vient à bout qu’en détruisant sa mort, le plus souvent en brisant l’œuf qui la contient et qu’il est impossible de trouver sans avoir recours à de nombreux aidants. La récitante restitue assez fidèlement les différents épisodes du conte et la seule modification importante qu’elle y apporte est celle de la mort temporaire de la princesse vers la fin de son histoire.

Pour Maria, l’histoire de la princesse grenouille renvoie à une double métaphore qui, d’une part, représente le passage de l’enfance à l’état de femme avec les risques associés à celui-ci. Il s’agit de préoccupations cruciales pour Maria dont les parents viennent de vivre une séparation difficile, à la suite de violence familiale. D’autre part, le conte évoque la situation d’immigration où l’enfant est tiraillée entre deux identités ; soumise à des pressions d’acculturation (le troisième fils) qui tendent à lui faire abandonner son identité d’origine (de grenouille), elle doit faire face à la mort si elle la perd (en brûlant la peau), la perte de son identité la ramenant ainsi à ses origines et au risque de disparaître. L’histoire de Maria a été reprise par huit enfants de sa classe (2 garçons et 6 filles) qui l’ont élaborée chacun à leur façon. Trois d’entre eux sont russophones, les autres, d’origines ethniques diverses. Le portrait de la grenouille tenant la flèche est le thème le plus fréquemment illustré graphiquement. Les deux garçons sont préoccupés par la colère de la grenouille et représentent tous deux le troisième fils, héros masculin auquel ils semblent s’identifier. Les histoires racontées par les filles tournent autour du thème de la procréation, de la filiation et des transformations familiales, le personnage central étant alors la grenouille. Par exemple, Elena (figure 2) aborde la question de la perpétuation de la famille (remplacer des grenouilles vieillissantes) et des conditions optimales pour assurer la relève d’une génération à l’autre (protéger et accompagner l’enfant dans son développement). L’enfant s’interroge sur l’utilité du vêtement pour les bébés grenouilles.

Elle dit « Il faut lui donner des vêtements, puis de la nourriture » puis le père dit « Mais non, il ne porte pas de vêtements » « Pourquoi ? » (la maman grenouille) Elle a répondu « Les grenouilles c’est leur maman qui les protège, elles ne portent pas de vêtements, elles doivent vivre sous l’eau ». Puis il a compris certaines choses ( … ) Après 5 années, ( … ), elle est venue en courant, elle a dit « Il faut qu’elle rentre chez nous ».

Son dessin montre des grenouilles père/mères, habillées d’une jupe et d’une cape, c’est-à-dire ayant adopté des attributs humains alors que le bébé grenouille est nu et que le papa affirme « Mais non, lui, il ne porte pas de vêtements ». Deux petites filles assistent à la scène et l’une d’elles demande « Pourquoi ? ». A côté d’elles, un petit habit semble disponible pour le bébé. L’attrait de ce conte pour les autres enfants de la classe tient, d’une part, aux talents de conteuse de Maria, qui a su transmettre son intérêt pour le conte et, d’autre part, aux thèmes qu’il évoque pour eux. Là encore, on retrouve une double métaphore renvoyant à la représentation d’un espace familial et des préoccupations développementales faisant allusion par ailleurs à plusieurs dimensions de l’immigration, en particulier à de la filiation et la transmission de l’identité (les bébés grenouilles n’ont pas besoin d’habits) et à la rencontre avec le pays hôte (rencontre de la grenouille et du jeune homme). A cette rencontre avec la société dominante, les enfants associent la nécessité de neutraliser l’agression du pays hôte et le fait de s’en arroger les attributs de pouvoir (la grenouille attrape la flèche).

La destruction du monde : l’histoire d’Aulolie Douloucou Awa est originaire du Nigeria, elle a 11 ans et, après avoir terminé son dessin, elle raconte l’histoire d’un personnage maléfique, appelé « Aulolie Douloucou » que sa mère lui a racontée quand elle était plus jeune. L’histoire est assez brève et Awa fait souvent référence à son dessin et, en particulier, à ses différentes couleurs pour expliquer ce dont elle parle. Aulolie Douloucou était une méchante femme qui voulait la mort de tous et, par ses pouvoirs, réduisait « la terre en cendres ». « Elle est jalouse des autres personnes ( … ). Elle veut que ce soit juste elle qui ait tout ». Elle utilisait la magie et pouvait savoir (par divination) ce que les autres personnes faisaient. Elle n’aimait pas les animaux et avait jeté un sort à un papillon qui allait en mourir. Un jour, il a fait très chaud, le soleil est devenu rouge, et tout le monde est mort à cause de la chaleur. « Elle (Aulolie Douloucou) met des jupes rouges … jaunes et roses, parce que le rouge c’est pour le temps, le jaune c’est pour le soleil et le rose pour les animaux. C’est pour ça qu’on peut dire que c’est chaud, parce que … il y a beaucoup de personnes qui sont mortes dans mon pays. Art thérapeute : « Il y a beaucoup de gens qui sont morts dans ton pays ? » Awa : « Mais maintenant, ça n’existe pas … mais elle (Aulolie Douloucou) existe. »

Le conte qu’elle met en scène expose l’histoire d’une catastrophe qui atteint tout ce qui vit : les personnes, les animaux, et la possibilité même de la vie, puisque la terre est en cendres. La magie maléfique (les sorts d’Aulolie Douloucou) associée à l’envie (jalousie) semblent responsables de la sécheresse qui anéantit tout. Ce conte rejoint la structure narrative des contes africains classiques qui mettent en scène les personnages féminins potentiellement maléfiques que sont la marâtre et la femme infertile.

Dans les deux cas, c’est l’envie à l’égard des enfants des autres qui est à la source des forces de destruction. Celles-ci s’appuient sur la magie et le monde surnaturel. Dans le cas de la marâtre, l’enfant de l’autre qui devient source de discorde dans la famille est souvent aussi craint et redouté car, en tant qu’orphelin, « enfant de la mort », il peut avoir des pouvoirs hors du commun. Dans la plupart de ces histoires, l’enfant triomphe et la marâtre meurt ou elle perd la face, entraînant parfois dans la mort l’un de ses propres enfants.

La métaphore inspirée par un conte traditionnel sert à évoquer les problèmes sociaux et la violence organisée que vit le pays d’Awa, et la menace que celle-ci représente pour la fillette (peut-être représentée par le papillon). La référence directe à la violence sociale est cependant trop menaçante pour l’enfant qui s’empresse de nier qu’elle se poursuive encore tout en mentionnant la persistance de sa cause, « elle existe », ce qui ouvre la porte à une possible répétition traumatique. L’histoire d’Awa n’a été reprise par aucun enfant. La guerre entre la France et l’Algérie Ahmed a 12 ans et vient d’Algérie. A la différence de la plupart de ses camarades de classe qui relatent des histoires puisées dans un imaginaire collectif, tel que les contes populaires, ou dans leurs histoires familiales, Ahmed raconte la résistance algérienne lors de la guerre contre la France. Il parle de l’invasion française, des bombardements, des mitraillettes, des explosions, des barrages, et de l’assassinat d’un ministre. Il insiste sur le nombre important de morts que cette guerre a coûté pour défendre le pays et finit en mentionnant la victoire de l’Algérie dans le conflit. Son dessin décrit une scène de bombardement correspondant avec le début du récit.

Le titre « La guerre avec la France » vient souligner cette congruence. Malgré la victoire mentionnée dans le récit, le dessin présente surtout l’horreur crue de guerre : un monde dévasté, des personnes blessées perdant leur sang. Le récit d’Ahmed au sujet de la guerre avec la France réfère à des généralités en termes collectifs (les Algériens) et ne laisse transparaître aucun ajout ou transformation par rapport à l’histoire officielle. Son récit est repris par une seule élève, Dyalla qui a 10 ans et vient également d’Algérie. A la différence d’Ahmed, la conteuse qui choisit le même thème (la guerre avec la France) décrit le conflit franco-algérien à partir de situations individuelles. La France « voulait prendre notre terre, notre vie. » Il y a donc eu la guerre et l’Algérie a gagné. Dyalla raconte qu’un homme a essayé de tuer un militaire mais celui-ci s’est caché sur le toit et a exposé à sa place un mannequin barbouillé de peinture rouge. L’agresseur est alors entré dans la maison où les femmes pleuraient devant le mannequin recouvert d’un drap blanc, puis il s’en est allé. Le militaire a attendu que toutes les personnes soient parties pour s’enfuir. Sur son dessin, Dyalla représente un homme étendu sur le sol à côté d’un immeuble, les paupières closes, et qui saigne. Non loin de lui se tient son assassin, un homme barbu avec une arme évoquant une mitraillette par son canon tronqué. A sa droite se trouvent deux femmes, l’une en tenue de ville, avec un chapeau militaire, l’autre portant le treillis des pieds à la tête et tenant une arme de forme à peu près identique à celle de l’assassin. L’enfant explique que toutes les deux se sont engagées dans l’armée et que celle située à l’extrême droite a pris cette décision à la suite de l’assassinat de son fils et que l’autre, sans pouvoir porter complètement l’uniforme, a néanmoins participé activement à sauver des gens. En comparant l’illustration et l’explication qu’en donne l’enfant, on est frappé par le décalage existant entre le sujet dramatique et la représentation graphique édulcorée : les personnages sont figés dans des poses peu menaçantes, ils sourient, le soleil est radieux, l’arbre est touffu et les couleurs gaies. On peut penser que cette double contradiction entre, d’une part, le récit de l’enfant et le thème du dessin, de l’autre, le sujet de l’image et la manière de le représenter, procède des phénomènes de distanciation (par déni et évitement) et d’appropriation face au trauma. Chez Ahmed et Dyalla, l’affirmation identitaire semble passer par une référence à la mémoire collective de leur peuple à propos d’un épisode historique marquant pour l’évolution de l’identité algérienne et dont chacune peuvent être fières. Au moment de la collecte de données, la situation décrite par les médias ou rapportée par les réfugiés algériens à propos de l’Algérie était celle d’une guerre civile absurde et extrêmement meurtrière. Dans une telle situation, l’évocation historique et le dénouement victorieuxdu conflit en faveur des Algériens par les deux enfants peuvent apparaître comme une façon de redonner un sens à la tragédie actuelle et d’exorciser l’horreur associée à leur appartenance nationale. Le conflit franco-algérien est donc utilisé métaphoriquement d’une part pour représenter à la fois l’horreur (en s’en distanciant), la fierté et l’espoir, et, d’autre part, dans le cas de Dyalla, pour introduire des stratégies possibles de survie (ruse, engagement des femmes).

Le jeu métaphorique, sidéré dans le passé ou au service du présent Le travail auprès d’enfants nouvellement arrivés faisant état de mythes provenant de leur pays d’origine amenés à la maison nous a confirmé la place potentielle du mythe en tant que métaphore structurante, laquelle contribue à l’affirmation identitaire et à l’élaboration d’expériences associées à l’immigration ou au vécu prémigratoire. Comme nous en avions fait l’hypothèse, ce travail, s’appuyant sur un espace intermédiaire, a permis d’établir un pont entre la culture et le vécu du pays d’origine et ceux du pays hôte.

Cet espace paraît rendre possible une modification dans la façon dont les enfants se perçoivent et se présentent face à leur groupe : ils semblent fiers et sûrs d’eux-mêmes, comme si cette activité revalorisait leur identité d’origine, alors qu’ils se retrouvent en position de savoir. Secondairement, elle introduit aussi une transformation des relations entre les enfants qui deviennent, momentanément du moins, empreintes de plus de respect. En ce qui concerne le contenu des histoires et des dessins proposés par les enfants, deux situations ressortent. Pour un premier groupe d’enfants, l’histoire choisie, qu’elle soit traditionnelle ou qu’elle appartienne au vécu personnel et familial, renvoie à une double métaphore servant, d’une part, à mettre en scène les préoccupations de la vie quotidienne (enjeux développementaux, questions familiales et relations entre pairs) et d’autre part, à élaborer des aspects liés plus directement à l’immigration, tels les pertes et les tensions dues à la double appartenance culturelle et au fait d’être identifié à une minorité. Les contes mettent en place un système de sens qu’il est ensuite possible d’altérer et de transformer pour mieux refléter l’expérience vécue sans toutefois perdre la cohérence du système de sens premier. Pour un deuxième groupe d’enfants ayant vécu des traumatismes personnels ou familiaux dans un contexte de violence organisée intense, l’importance du vécu prémigratoire semble laisser peu de place aux préoccupations quotidiennes comme si le traumatisme occupait l’essentiel de l’espace psychique disponible. La métaphore sert, dans ce cas, d’abord et avant tout à l’élaboration du sens de l’expérience traumatique passée.

L’histoire choisie reflète alors le registre de sens qu’il est possible d’évoquer collectivement face à ce traumatisme ; registre qui peut être traditionnel, par exemple lié à l’envie et au mauvais sort, ou se construire en fonction d’un contexte plus récent, comme dans le cas des significations politiques. On peut penser que dans certains cas (par exemple, l’Algérie et la politique), l’évocation d’un ensemble de significations permet d’en éviter un autre (dans ce cas, les significations religieuses ou traditionnelles) perçu comme trop menaçant. L’histoire peut aussi servir à mettre en scène des stratégies qui tentent de faire face à cette violence : ces stratégies seront actives et explicites, comme dans le cas de Dyalla qui mentionne la ruse et l’engagement des femmes, mais elles peuvent aussi être plus implicites et soumises au processus d’appropriation-distanciation de l’expérience traumatique reconnaissable par ce qui est dit ou non dit, affirmé ou nié, selon le cas. C’est ainsi que tout au long de ces ateliers, tenus une fois par semaine et grâce à la complicité des professeurs, l’école devient un espace transitionnel ou les référents d’ici et de là-bas peuvent se métisser dans un grand jeu à l’intérieur duquel chacun, de par son histoire, réelle ou imaginaire (mais sont-elles si différentes ?) occupe une petite place à sa mesure. Comprendre et négocier sa place dans cette histoire plus vaste comprenant la famille, l’école et la société devient plus facile lorsqu’on est habité par toutes sortes de petites histoires.

Nous n’avons rencontré aucun enfant qui n’avait pas d’histoire propre, car une histoire même empruntée devient très vite partie de soi et, tout en maintenant la distance nécessaire, elle offre la possibilité d’évoquer ce qui nous a fait, ce qui nous dépasse et ce qui pourrait être.

RÉFÉRENCES :

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