R. Motta
Dans le cadre de la spécificité brésilienne, les anthropologues cherchent à expliquer pourquoi le Brésil s’est développé différemment de l’Europe et des Etats-Unis en ce qui concerne la cohabitation des différents groupes humains. La question qui se pose est de savoir ce qui a conduit à la spécificité de la société brésilienne. Qu’est-ce qui justifie l’existence particulière de cette coopération raciale au Brésil ? Motta crée le concept d’une Brasilodicée qui est basée sur une spécificité ibéro américaine. Cette Brasilodicée est basée sur le concept de théodicée de Leibnitz.
Depuis 1789, avec la déclaration des droits de l’homme, le système racial brésilien se prétend démocratique et prône l’égalité raciale alors que la société est encore considérée comme sous-développée. D’où une première comparaison qui peut être faite entre deux pays américains, les Etats-Unis, modèle de société développée, et le Brésil dans le domaine des relations internes avec les sociétés noires.
La pluralité des races et l’apport culturel qui en a résulté a donné naissance à la spécificité brésilienne. Au Brésil, la classification entre Noirs et Blancs est très vague alors qu’elle est nette et tranchée aux U.S.A. Dans ce domaine la première question qui se pose est de savoir qui effectue cette classification : l’enquêteur ou le classifié ? Les derniers recensements indiquent 40% de Blancs, 50% de Métis, 8% de Noirs et 2% pour les autres minorités. En fait, il y a une absence totale de règles classificatoires qui prennent en compte l’ascendance. Seul le problème de l’apparence physique compte. Il n’y a pas de mécanisme discriminatoire ouvert, mais des inégalités raciales subsistent au Brésil. Trois paradigmes existent sur cette question.
La théorie de Gilberto Freyre exposée dans les années 30 et 40 dans l’ouvrage Maîtres et esclaves. La société brésilienne est organisée depuis le début de la colonisation. Cette colonisation est multiraciale et a pratiqué les unions avec les populations indiennes. Puis les populations noires ont été importées depuis le milieu du XVIème siècle pour la culture de la canne à sucre.
Dès les premières années, la société a été multiraciale. Gilberto Freyre pense que la société brésilienne a, dès le début, été méta raciale, c’est-à-dire qu’elle est allée au-delà du concept de la race parce qu’il y avait en commun une appartenance religieuse (la Chrétienté), donc une fraternité reposant sur une culture religieuse commune qui permet l’existence d’un syncrétisme avec les religions africaines centrées autour de la fête. Le christianisme romain s’oppose aux religions rationalisées du nord de l’Europe qui donnent trop d’importance à la pureté des concepts et où la pureté de la race est particulièrement soulignée : le métissage est considéré comme une faute, un péché. Il est possible d’y voir une corrélation entre rationalité/réforme et racisme avec son opposé le catholicisme ibérique et la fête. Dans le système ibérique, pendant longtemps, le système racial a accepté la maurenidade (maureno, celui qui ressemble à un Maure) ; il ne faut jamais oublier que l’Espagne a été confronté pendant tout le Moyen-Age à l’autre, l’étranger, le Maure. Cette vision du christianisme ibérique permet à tout Brésilien de se placer dans ce système de référence. La femme basanée a joué un rôle important, elle est un critère de beauté et est très recherchée.
Au Brésil, on assiste à une dérive mentale de cette attitude religieuse en raison de facteurs démographiques et économiques. La population portugaise était très réduite au XVIème siècle : 1 million d’habitants vers 1500. Or le Portugal possède un régime colonia particulièrement étendu. Pour tenir ce domaine, le métissage a été une solution, et les Portugais se sont volontairement orientés vers cette solution par des mariages entre Portugais et femmes de couleur. Cela a permis à Lisbonne de disposer d’une population qui lui a été fidèle. R. Motta
Gilberto Freyre a été formé aux Etats-Unis ; pendant un moment, il a fait partie d’une église protestante, puis il est parti à la recherche de son passé, de ses racines. Il a de ce fait été conduit à se rapprocher de l’Eglise catholique. Il est influencé par Charles Maurras qui attribuait une grande importance à un modèle chrétien d’interprétation de l’histoire. Ses théories s’inscrivent donc à contre-courant de la tendance des sciences sociales de son époque où modernité et réforme sont synonymes de progrès. Freyre s’inscrit en faux contre cette vision. Le prosélytisme anglo-saxon provient essentiellement des Méthodistes, des Presbytériens et des Baptistes. Une partie de l’élite se convertit au protestantisme au milieu du XIXème siècle. Or au Brésil, l’accent est mis sur une certaine idée de la démocratie raciale qui est basée sur la maurenidade ; cela traduit une vision optimiste de la civilisation ibéro-catholique qui se transforme en civilisation lusotropicale, peut-être même hispano-tropicale. Ce type de civilisation s’oppose aux Anglo-saxons et aux Germaniques où la « modernité » es omniprésente. Gunnar Myrdal a publié un dilemme américain dans lequel il souligne le confli démocratique qui existe dans les pays anglo-saxons où la population noire est sujette à la ségrégation : Etats-Unis, mais aussi colonies anglaises du sud-africain. Comment les Anglo-saxons peuvent-ils être rétrograde dans le domaine des relations raciales alors qu’ils se trouvent dans le camp des « pays développés » et que le Brésil, pays du Tiers monde, est plu avancé dans ce domaine. La solution réside peut-être dans le système religieux qui a présidé au départ des sociétés : protestantisme puritain pour les Etats-Unis et les colons boers d’Afriqu australe ; catholicisme mystique pour les colonies ibériques qui débouche sur une volont d’intégration et de métissage.
Les théories de Freyre ont été critiquées par des Brésiliens et des étrangers : il a été mis en cause par Marvin Harris et Carl Decker ; tous deux pensent que l’émergence du mulâtr est un résultat uniquement démographique. Il s’en suit que le peuple brésilien n’est ni blanc, ni noir.
Roger Bastide interprète les rapports sociaux. Malgré toutes les apparences de démocratie raciale, il constate des inégalités entre les niveaux de vie des populations blanches et noires. Il prend en compte l’apport européen des XIX-XXème siècles. Sa théorie est qu’a Brésil, il n’y a pas de frontières raciales, mais des différences de niveau de vie ; les inégalités qui en résultent sont persistantes. Comment interpréter ces inégalités Florestan Fernandes, un de ses élèves, a développé une théorie de l’intégration du Noir dans la société des classes au Brésil. Il fonde sa théorie sur le remplacement de la société archaïque de la période coloniale par une société de classes issu de la modernité. Les Noirs n’ont pas su s’intégrer à la société moderne parce que leur mentalité était formée par le système colonial.
L’inégalité raciale serait donc la conséquence d’un retard de mentalité qui devrait être dépassé avec le développement économique. Il s’inscrit dans une dynamique de progrès dont l’équation est : Progrès + modernité = égalité raciale. Florestan Fernandes a parmi ses disciples Fernando Henrique Cardoso, l’actuel président du Brésil (1998). Sa théorie débouche donc sur le fait qu’il ne peut y avoir de préjugé de race, mais qu’il n’y a que des préjugés de classes déguisés. Il s’inscrit dans la théorie marxiste de la lutte des classes pour lequel il ne peut y avoir de préjugé de race qui ne se réduise pas à une relation de classe. Mais cette vision est dépassée par l’évolution de l’histoire.
Si l’inégalité persiste c’est parce que dans la société brésilienne des mécanismes de discrimination passent inaperçus. C’est la théorie développée par Carlos Hasenbalg dan discrimination et inégalité raciale au Brésil (1978). Ce paradigme s’oppose aux deu précédents parce qu’il reconnaît l’existence de mécanismes autonomes de discrimination, mais il est difficile de trouver quels sont ces mécanismes. Tout le défaut de cette interprétation réside actuellement dans cette absence des mécanismes.
Il existe actuellement une critique de la Brasilodicée. Quelle est la position de la civilisation brésilienne ? En fait ce qui est important de noter c’est que l’on assiste au Brésil un Kulturkampf, c’est-à-dire à une lutte entre la conception catholique et la conception réformée des relations humaines, une lutte entre la fête et la tristesse, entre le statu quo et la modernité. Max Weber estime que la Réforme est porteuse de modernité et que ce n’est que par une conversion que les peuples pourront y accéder. Toutes ces théories montrent que le Brésil est devenu un immense laboratoire pour vérifier certaines hypothèses historiques et des conceptions sociologiques, notamment sur le rôle de la Réforme dans la modernité.
Politique et religion se rejoignent.