Introduction du Colloque sur l’antisémistisme. Introduction rédigée par Claude LIAUZU

Ce texte a bénéficié de la relecture attentive de Sandrine Bertaux, Florence Gauthier, Élise Marienstras, Michel Prum, Rita Thalmann et Hubert Tison.

Le colloque et sa publication ont bénéficié du soutien du président de l’université, Michel Delamar, et c’est un agréable devoir de l’en remercier. Le CERIC, le Laboratoire Sociétés occidentales, l’URMIS et l’Unité de formation et de recherche « Géographie, histoire, sciences de la société » ont apporté un concours précieux. Le travail de Gilles Pidard est tout particulièrement à souligner. Enfin, la rapidité et la qualité de l’édition doivent beaucoup à Marc Silberstein des Éditions Syllepse.

Ce colloque s’est tenu les 27 et 28 octobre 2000, trente ans après l’ouverture de l’université Paris 7-Denis Diderot et à la veille d’un transfert sur un nouveau site qui, on l’espère, sera l’occasion d’une refondation. Il avait pour objectif de mettre à l’épreuve et en œuvre certains caractères originaux qui s’étaient affirmés lors de la création de Paris 7 : l’importance attribuée à l’interdisciplinarité, une attention particulière à la critique des savoirs et une volonté d’assumer leurs fonctions sociales.

Le choix du nazisme, de Vichy et des conflits coloniaux dit assez que le but était de réfléchir aux responsabilités des universités à l’occasion de ces moments de vérité. Tel est bien le cas des crises, qui ébranlent les institutions et bouleversent les pouvoirs intellectuels, et lors desquelles les duels idéologiques se radicalisent et envahissent le champ scientifique.

Il n’était pas possible, durant deux brèves journées, de comparer ces temps forts avec d’autres, comme les années 1890, celles de la Grande Dépression, de l’Affaire Dreyfus, de l’expansion impérialiste et d’une violente poussée xénophobe anti-immigrée. Mais, il faut au moins souligner que c’est dans cette situation qu’est né le mot, (et donc l’espèce ou la catégorie sociale) des intellectuels, dont l’on ne cesse aujourd’hui d’annoncer la crise terminale. Le noyau dur en était le corps universitaire, qui a fourni ses cadres à la Ligue des droits de l’Homme créée en 1898. Pour nous en tenir aux sciences humaines, c’est alors que prend corps la sociologie durkheimienne, dont l’un des premiers combats vise la « socio – ant h r o p o l o g i e » (on dirait aujourd’hui sociobiologie) raciste de Vacher de Lapouge. C’est aussi à l’occasion de « l ‘ A ff a i r e » que les historiens ont été confrontés aux tensions entre la vocation nationale et la vocation scientifique de leur métier, alors en cours de constitution.

Bien sûr, les situations retenues pour le colloque sont des situations extrêmes : la guerre, L’Étrange défaite (pour reprendre le titre de Marc Bloch), la chute de la 3e République, Vichy et l’Occupation ont été des paroxysmes, poussant au-delà des limites « n o r m a l e s » certaines tendances. L’antisémitisme est devenu en 1940 un racisme d’État, le racisme d’État a conduit certains membres de la haute administration française, mais aussi une partie de la société civile et de la République des lettres, des arts et des sciences, à participer à la mise en œuvre des déportations. Le comportement criminel d’un Montandon – qui se fait expert ès identification des juifs en collaborant avec les nazis – ne doit pas cacher la « banalité du mal ». Il n’a pas manqué également de juristes pour essayer de cerner l’identité juive ni de statisticiens pour la mettre en fiches.

Cet antisémitisme moderne se distingue de l’antijudaïsme ancien parce que le nationalisme et les théorisations conférant aux aryens le sceptre de l’humanité prennent le pas sur les motifs religieux, parce qu’il a été le fait des pays les plus « civilisés », parce qu’il a utilisé les ressources technologiques les plus avancées, parce que les scientifiques y ont eu une part déterminante, bref, parce qu’il associe barbarie et modernité.

D’autres variantes du racisme expliquent certains aspects des guerres coloniales, guerres « sales », marquées par la systématisation de la torture en Algérie et le massacre du 17 octobre 1961 au cœur de la Ville Lumière. Franz Fanon a montré à quel point la pratique et la pensée psychiatriques avaient été influencées par la relation coloniale, par les thèses du professeur Porot sur le « primitivisme de l’indigène nord-africain ». Certes, Lévy-Bruhl n’est en rien responsable de ces thèses et de l’emploi par d’autres que lui de la notion de mentalité primitive. Mais le problème est de comprendre comment celle-ci a pu être utilisée pour légitimer ainsi dans un sens raciste, et avec l’autorité du savant, ce qui va devenir la réalité majeure de la fin de la colonisation, le déchaînement de la violence.

C’est donc bien au cœur de notre culture scientifique qu’il faut chercher certaines des origines des crises racistes. Car la modernité s’organise en fonction de deux pôles : un pôle inégalitaire, lié à ce qu’on appelle par convention (et injustement envers Darwin) le « darwinisme social » , obsédé par la pureté des origines, hanté par la peur de la décadence et de la submersion des « meilleurs » sous le poids des « inférieurs », nourri d’une culture de guerre, de l’idée de guerre des races et des cultures, et, à l’opposé, un pôle universaliste, associant progrès et démocratie, hérité des Lumières, dont les références sont l’idée de civilisation et la notion de droits de l’Homme. Mais, si le colloque a mis en relief une évidence, c’est bien le caractère mouvant des frontières entre ces deux pôles, les glissements possibles de l’un à l’autre.

Comment expliquer, dans le discours des savants républicains, la reprise de thèmes, de paradigmes relevant de la pensée raciale ? Question dérangeante et inhabituelle, tant le partage des rôles est bien établi entre les intellectuels : c’est la sociologie critique de l’adversaire qui importe, non celle de son camp.

Il faut pourtant constater que la tendance à naturaliser l’humain, à soumettre les réalités sociales à des déterminismes biologiques, qui caractérise une partie de la raison occidentale, et qui a été soulignée lors du colloque à propos de la géographie ou de la psychiatrie, provient en droite ligne des Lumières. C’est d’elles aussi que proviennent, dès lors qu’au-cun ordre divin ne régit les sociétés, les sciences de gouvernement et le mythe du gouvernement des savants.

Hannah Arendt l’a bien vu : le scientisme est l’une des sources du totalitarisme, par sa négation de l’individu au nom de l’espèce humaine, « d’une espèce humaine qui ressemble aux autres espèces animales, et dont la seule liberté consistait à conserver l’espèce »1. Michel Foucault aussi a souligné « le lien qui s’est rapidement… noué entre la théorie biologique du 19e siècle et le discours du pouvoir. Au fond, l’évolutionnisme, entendu en un sens large – c’est-à-dire non pas tellement la théorie de Darwin elle-même que l’ensemble, le paquet de ses notions ( c o m m e : hiérarchie des espèces sur l’arbre commun de l’évolution, lutte pour la vie entre les espèces, sélection qui élimine les moins adaptés) est devenu, tout naturellement, en quelques années au 19e siècle, non pas simplement une manière de transcrire en termes biologiques le discours politique sous un vêtement scientifique, mais vraiment une manière de penser les rapports de la colonisation, la nécessité des guerres, la criminalité, les phénomènes de la folie et de la maladie mentale, l’histoire des sociétés avec leurs différentes classes, etc… Autrement dit, chaque fois qu’il y a eu affrontement, mise à mort, lutte, risque de mort, c’est dans la forme de l’évolutionnisme que l’on a été contraint, littéralement, de les penser » .

L’intérêt majeur de ce passage du Séminaire2 est de rapprocher des phénomènes qui sont le plus souvent dissociés : la gestion du normal et du pathologique, l’eugénisme et le racisme, ainsi que les trois formes principales du racisme, l’antisémitisme, la xénophobie et le racisme colonial3.

Outre des raisons épistémologiques, des facteurs politiques pèsent lourdement aujourd’hui pour hypothéquer l’appréhension des phénomènes ainsi désignés. Les tensions Nord- Sud et les difficultés face au problème dit de l’immigration rappellent que le travail de deuil colonial est loin d’être achevé et que le « préjugé de couleur » n’a pas été l’objet d’une critique aussi rigoureuse que l’antisémitisme. Quant au négationnisme, il trouve des appuis dans le monde arabe. On doit aussi rappeler que des intellectuels du Maghreb et du Proche-Orient ont tenu à se démarquer de l’antisémitisme et que le projet d’une conférence négationniste à Beyrouth a été heureusement interdit en mars de cette même année. De même, des intellectuels israéliens dénoncent l’exploitation politique de la Shoah aux fins de justification de la politique d’un État. Le colloque a été, bien sûr, traversé par ces problèmes, sans se détourner de son objectif : l’étude sans exclusive de la diversité et de l’unité des formes du racisme.

L’importance de la notion de « race » dans la pensée du 19e et de la première moitié du 20e siècles est une des clefs pour comprendre ces réalités. On ne dispose pas encore d’études rendant compte de toute sa place dans le discours scientifique, mais on sait que l’anthropologie physique, très influencée par les préjugés, les fantasmes, les peurs de la conscience commune a donné à la pensée raciale sa légitimité, ce qui est en grande partie oublié aujourd’hui. Si ces constatations paraissent des banalités, au moins pour les spécialistes, encore faut-il les expliquer. C’est en fonction de cette ambition que le colloque a été organisé. Aussi, s’est-il voulu interdisciplinaire, avec la conviction que le dialogue des sciences « dures » et des sciences humaines est une façon de se réclamer de l’humanisme contre les dangers des démons eugéniques, qui sont une tendance structurelle de notre culture. Sur ce point, nous avons obtenu des résultats trop limités en raison du faible nombre de scientifiques et de médecins parmi les participants. Nous avons cependant évité la propension à poser les sciences sociales (des sciences sociales dont la crise est encore plus évidente, si on les compare avec le dynamisme des sciences biologiques) en tribunal ou autorité « morale » de la génétique.

Non que les préoccupations éthiques doivent être considérées comme secondaires. Tout au contraire, et l’un des caractères des années 1990 est précisément le retour de ces préoccupations. Une discipline comme l’histoire y est tout particulièrement sensible. C’est la référence à des valeurs centrales qui fonde la lutte contre le négationnisme ainsi que la recherche de la vérité sur les crimes de la guerre d’Algérie. Que l’on adhère ou non à la formule « devoir de mémoire », celle-ci s’est imposée au point que les chercheurs et enseignants doivent se déterminer par rapport à elle.

Mais le jugement moral ne saurait tenir lieu d’explication. Le caractère très idéologique de la critique de l’idéologie que recèle tout savoir, est la rançon de l’inaptitude des historiens à interpréter les textes scientifiques. On se contente souvent d’imputer à quelques idéologues (Carrel, Gobineau) tous les maux. Ou bien on se borne à constater que « c’était dans la culture du temps ». Ou encore on refuse de considérer comme scientifique (par une conception naïve de la science qui serait « n e u t r e » , « apolitique ») ce qui était pourtant considéré comme tel en son temps. La distinction entre une « v r a i e » science et une fausse science ou une science criminelle ne doit pas empêcher l’étude du champ scientifique dans toute sa complexité, l’analyse du fonctionnement du milieu savant.

Ce fonctionnement peut être éclairé par deux types de questions. Comment analyser ce que Marrus et Paxton appellent l’élargissement du champ du pensable4, c’est-à-dire le fait que des idées extrémistes cultivées par des cénacles marginaux puissent, à l’occasion des crises, acquérir une crédibilité dans de larges milieux ?

Tout autant heuristique est l’interrogation sur le silence, l’enfouissement de faits qui sont pourtant avérés, connus et sus de tous, sur le scandale que déclenche leur « révélation », en fait leur dévoilement. Après la deuxième guerre mondiale, « toute une génération de l’anthropologie française, au sens large, a mis beaucoup d’énergie à conjurer les données, les tentations, voire les impuissances qui furent les siennes pendant l’Occupation »5. Aussi les débats concernant l’interprétation du nazisme et des totalitarismes (l’Historikerstreit), ou les conditions de la recherche sur Vi c h y, en particulier l’accès aux archives, sur la colonisation, l’esclavage, sur les guerres indiennes aux États-Unis sont-ils des débats fondamentaux.

Ces faits ne renvoient pas à un passé obsolète, ils ont laissé des dépôts dans notre culture, car ils s’inscrivent dans des constantes historiques. Alfred Sauvy ne s’y trompait pas, qui prédisait un bel avenir à l’eugénisme, au moment où il paraissait pourtant sentir le soufre6. Quant à l’Unesco, particulièrement mobilisée par une refondation culturelle après le naufrage des années 1940, elle hésita longtemps à réfuter la notion de race et les prétendus effets dysgéniques du métissage.

Il est vrai que l’anthropologie physique, compromise par les utilisations politiques qui en ont été faites, et dépassée par les progrès de la biologie, perd son statut de savoir organisateur du champ intellectuel.

La constatation appelle une histoire différentielle des disciplines. Doit-on distinguer parmi elles des « sciences de gouvernement », qui seraient étroitement liées au pouvoir par des fonctions d’expertise (la démographie, la géopolitique…), et des sciences dont la portée serait plus idéologique, ce qui explique leur place dans l’enseignement ? On comprendrait ainsi que l’histoire scolaire ait tant de difficultés à prendre en charge des passés qui passent mal.

Mais il faut aller plus loin et réfléchir au principe même du partage des savoirs entre les sciences sociales, entre celles – telle la sociologie – dévolues à l’étude de la société industrielle et scientifique comme disait A u g u s t e Comte, et celles, telles l’ethnologie et l’orientalisme, qui portaient sur les communautés dites primitives et sur les sociétés figées dans l’immobilité.

Cette division des tâches a été fondée sur une philosophie évolutionniste qui a hiérarchisé les sociétés selon des stades, des degrés de civilisation. Maître mot, et très français que ce mot de civilisation, soulignait Lucien Febvre. De fait, il nous distinguerait de l’Allemagne, où la notion de volk – race ou ethnie selon les acceptions et les périodes – pose une identité fermée. La vocation de la France était donc, dans le discours républicain, d’assurer la tutelle des peuples attardés et de les conduire sur la voie du progrès, confondu avec l’assimilation de notre culture, par notre culture. Mais, là encore, les deux variantes de la pensée inégalitaire peuvent s’influencer, et elles se sont conjuguées à l’époque coloniale comme elles se conjuguent aujourd’hui. Sans doute le colloque a-t-il pointé là un des problèmes fondamentaux posés par la mondialisation et les nouvelles formes de racisme qu’elle suscite.

Le plan du livre reprend celui du colloque. La première partie est consacrée au problème des rapports entre science et pouvoir à partir des exemples d’Alexis Carrel, de la démographie italienne à l’époque du fascisme, de la géographie française et de la géopolitique allemande. La seconde concerne les guerres de mémoires et la discipline historique, à propos du nazisme, de Vi c h y, des guerres coloniales françaises et des guerres indiennes aux États-Unis. La troisième, autour de la figure de Darwin, de la biologie et de la psychiatrie, s’interroge, en référence à Foucault et aux résurgences de l’eugénisme, sur les rapports entre sciences, pouvoir de vie et pouvoir de mort. La quatrième partie porte plus particulièrement sur le travail de mémoire, sur les responsabilités et la fonction sociale de l’enseignement universitaire et scolaire face aux drames et refoulés de l’histoire du temps présent. Le livre s’achève avec la présentation de la fondation de Paris 7 par son premier président, Michel Alliot, et avec quelques témoignages de transmission des savoirs en histoire et en géographie.

Doit-on souligner, pour finir, que cette étude des crises des années 1 9 4 0 e t 1950 a été entreprise en fonction de préoccupations très actuelles, celles imposées par les résurgences de l’antisémitisme, par les tensions Nord- Sud , par les remontées de la xénophobie en Europe, par les risques de guerres de cultures ?

Notes

1. Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972.

2. Séminaire, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard, 1997.

3.Dans ce domaine, les chercheurs américains ont beaucoup plus avancé que nous. Cf., à titre d’exemples, Frederick Cooper et Ann Laura Stoler (eds), Tensions of Empire, Colonial Culture in a Bourgeois Wo r l d, Berkeley, University of California Press, 1997 ; Alice L. C o n k l i n , « Boundaries Unbound. Teaching French History as Colonial History and Colonial History as French History », F rench Historical Studies, vol. 23, n° 2, spring 2000 ; Daniel J. S h e r m a n , « The Arts and Sciences of Colonialism », French Historical Studies, vol. 23, n°4, fall 2000.

4.Michaël Marrus et Robert Paxton, Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981.

a. 5 . Daniel Fabre, « L’ethnologie française à la croisée des engagements (1940-1945) », dans Jean-Yves Boursier (dir.), Résistants et Résistances, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 378.

b. 6 . Introduction à Jean S u t t e r, L’eugénisme, Problèmes, méthodes et résultats, Paris, INED, 1946.

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