J.-M. HAVET : « Pour une réhabilitation de la notion de finalité en psychiatrie »

In : La Lettre du Psychiatre – Suppl. Les Actualités au vol. II – n° 3 – juin 2006 : 5-6. EDITORIAL.

J.-M. HAVET – Service de Psychiatrie des adultes, CHU Robert-Debré, Reims.

À peine un trouble du comportement a-t-il été identifié, à peine un diagnostic a-t-il été envisagé que se pose la question de son origine, de sa cause. Les patients eux-mêmes et leur entourage formulent des hypothèses qui, dans leur essence, ne sont pas fondamentalement différentes de celles des spécialistes que nous sommes. Ainsi, pourront être évoquées en lien étroit avec les théories en vogue dans le milieu culturel ambiant, des hypothèses :
- éducatives, les parents se demandant ce que, au cours de la petite enfance, ils ont mal fait, ou pas fait, ou auraient dû faire, ou auraient dû ne pas faire ;
- traumatiques, le problème venant d’un choc subi, d’un événement dramatique (accident, deuil, abus sexuels, etc.) ;
- génétiques, la difficulté étant alors de déterminer la branche familiale source ;
- organiques (tumeur cérébrale, dérèglement hormonale, etc.) ;
- misérabilistes (enfance malheureuse par manque d’amour ou d’argent, placement en foyer ou famille d’accueil, etc.) ;
- climatiques (manque de soleil chez un sujet originaire du Sud ou des îles) ;
- toxiques (prise de drogue illicite, éventuellement à l’insu du patient, alcool, voire même tabac) ;
- relationnelles, le patient ayant été infkuencé par de mauvaises fréquentations, ayant changé depuis qu’il a rencontré telle personne, ou deo=puis son divorce.

Cette liste n’est pas exhaustive, mais l’ensemble des items qui la composent comporte un élément commun : tous situent l’origine du trouble dans le sens passé. Qu’il s’agisse d’un facteur déclenchant ou d’un facteur précipitant, celui-ci ne peut être qu’antérieur à l’apparition de la symptomatologie, en vertu du principe généralement admis sans discussion sur le plan scientifique que la cause précède toujours l’effet. Même le bon sens populaire est imprégné de cette conception quand il affirme qu’il n’y a pas de fumée sans feu.

Il est certain que, du point de vue des sciences dites exactes comme la physique ou la chimie, voire même la biologie, ce principe n’a pas été sans permettre de sérieux progrès sur le plan de la connaissance et de la maîtrise des phénomènes naturels. Il est non moins certain que, sur le plan de la vie quotidienne, son application se révèle fort utile, car elle nous permet d’agir avec une certaine efficacité liée directement aux prévisions que nous pouvons faire quant aux conséquences de nos actes. Je suis certain que si la lumière s’allume, c’est parce que j’ai manœuvré l’interrupteur, et que cela se reproduira à chaque fois, à moins qu’un problème technique, dont je pourrais identifier la cause (par exemple, une ampoule grillée, un fil coupé, une panne d’alimentation, etc.), ne vienne l’en empêcher.

Mais, même dans ce champ de certitudes, des questions se profilent et des problèmes insolubles surgissent. En particulier : quelle est la cause de la cause, la cause de la cause de la cause, et ceci jusqu’à l’infini… Ainsi, si la fumée vient du feu, d’où vient le feu, et d’où vient ce qui a provoqué le feu, etc. ? On débouche donc sur la notion de cause première et sur un moteur qui ne peut être nommé, à moins d’opter pour une réponse de type métaphysique. C’est aussi l’idée qu’en supprimant la cause, on supprime l’effet, ce qui suppose – puisque la cause précède l’effet – de pouvoir remontre le temps.

Dans le domaine des sciences humaines, ce principe ne saurait être appliqué tel quel de façon univoque et absolue, à moins de considérer les hommes comme des mécaniques totalement déterminées, ce qui ne serait pas sans poser problème, tant sur le plan épistémologiqe qu’éthique. Ainsi que le remarque A. Esterson (1) : « Le mouvement d’un bras peut être initialement considéré soit comme un mécanisme de flexion et d’extension de muscles et d’articultions, soit comme le fait de porter un coup. Dans le premier cas, son mouvement est expliqué en des termes d’anatomie et de physiologie et, dans le deuxième cas, en dse termes exprimant l’intention de la personne à qui appartient le bras. Dans le premier cas, nous avons affaire au processus, dans le secons à la praxis. Le premier cas convient à l’étude des choses et des organismes, le second à une science des personnes. »

Et c’est bien cette idée d’intentionnalité, de poursuite d’un but, de finalité donc, qui caractérise la majorité des actes accomplis par les êtres humains. C’est elle qui leur donne leur dignité de sujet. Cela ne signifie en aucune façon que l’on fasse l’impasse sur les multiples déterminismes auxquels nous somes tous inévitablement soumis (je suis né à telle époque donnée, dans tel pays précis, dans telle famille particulière, avec tel équipement biologique singulier… j’ai telle histoire originale…). Mais cela veut dire que nous rejoignons Jean-Paul Sartre (2) quand il écrit : « En fin de compte, chacun est toujours responsable de ce qu’on a fait de lui – même s’il ne peut rien faire de plus que d’assumer cette responsabilité. Je crois qu’un homme peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui, c’est la définition que je donnerai aujourd’hui de la liberté : ce petit mouvement qui fait d’un être social totalement conditionné une personne qui ne restitue pas la totalité de ce qu’elle a reçu, de son conditionnement. L’important n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous faisons de nous-même de ce qu’on a fait de nous. »

Ainsi, en psychiatrie, n’aurions-nous pas à nous demander à quel projet correspondent les propos et les actes de nos patients, aussi insensés et illogiques qu’ils paraissent au premier abord ? Ne serait-ce pas là leur restituer cette part de liberté et de responsabilité qui les rattache à l’espèce humaine et qui fait qu’ils ne sont pas fondamentalement si différents que cela de nous ? Ne serait-ce pas là aussi pour nous une voie de recherche qui nous permettrait de parvenir à une autre compréhension des pathologies psychiatriques ?

Références bibliographiques

1. Esterson A. Les feuilles nouvelles. La dialectique de la folie. Paris : Payot, 1972 : 212.

2. Jeanson F. Sartre dans sa vie. Paris : Le Seuil, 1974 : 263-4.

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